Chapitre 13.

Voilà des heures qu'une musique joyeuse et chaleureuse s'échappe des salles du château de Lusignan, brillant de mille feux en cette belle soirée. Pour fêter la nouvelle menace venant d'être écartée, mon époux a eu la merveilleuse idée que d'organiser une réception. Engoncée dans une robe à tassel brodée de fil d'or, j'assiste à cette fête, absente. Je n'ai aucune envie de danser ou de me réjouir. Pas avec ces humains en tout cas. Ce n'est même pas samedi, alors je ne peux faire d'aucun de ces chevaliers ou de ces nobles dames mon repas du jour.

Je reste assise, aux côtés de Marianne à discuter tranquillement avec la nourrice de mes enfants-qui-sont-en-fait-les-siens. Grâce à la réussite du jour, converser avec cette humaine m'est presque agréable. Il faut avouer que la rousse a de belles histoires à raconter. Elle a beaucoup voyagé. Et bien que j'aie sûrement vu plus de choses qu'elle, cela m'amuse que de l'écouter.

Mais petit à petit, quelque chose vient troubler mon attention sans que je ne sache ce que cela puisse être. Mon instinct me souffle que quelque chose de mauvais se prépare. Encore ! Une fragrance étrange me parvient enfin, senteur métallique et forte.

Je fronce des sourcils quand je constate que ce que je sens est en fait le parfum du sang qui embaume l'air. Un instant, je cherche sa provenance, luttant contre mes instincts alors que mon estomac rue, quémandant sa satisfaction. Je me tourne vers la femme à mes côtés prête à lui accorder à nouveau mon attention. Mais je me fige.

Pâle, une main sur son ventre et les yeux écarquillés de souffrance Marianne me dévisage. Soudain, elle se penche en avant et se met à tousser et cracher du sang. Puis elle s'effondre, dans un bruit sourd. Ma stupéfaction n'est qu'éphémère. Reprenant vite mes esprits, je fais ce qu'on attend de moi dans cette situation. Je hurle. Une fois assurée que l'attention s'est portée sur nous, je m'agenouille et écarte ses mains. Ce n'est ni la panique, ni la peur qui me motive, mais un pressentiment plus pointu, plus empressant. Alors que la foule s'amasse autour de nous, que les nobles et les dames poussent des cris effarés et murmurent entre eux, que mon protecteur appelle désespérément son amie d'enfance, en train de convulser au sol, agonisant, je reste paralysée à la vue de son ventre. Une tâche de sang s'étend sur son bliaud gris. Sans me soucier de ceux qui m'entourent, je déchire le vêtement avant de me laisser tomber en arrière, assise à même le sol, les yeux écarquillés. Une plaie marque sa peau claire, au-dessus de son nombril. Au même endroit où Urien a été frappé par l'épée du villageois. Au même endroit où je porte la marque de la métamorphose de leur fils aîné en ondin.
Raymond lève les yeux sur moi comprenant également de quoi il en retourne. Son regard est sombre, hanté, et ses lèvres sont si pincées qu'elles en disparaissent.

Une vie pour une autre...
Marianne en a payé le prix.

*

Les rideaux ont été tirés, teinté de noir et des bougies illuminent faiblement la chambre de la victime de cette sinistre farce qu'est la larme de sirène. La douce et généreuse véritable mère des enfants du seigneur de Lusignan, étendue dans son lit, semble dormir. Ses joues sont froides et ses yeux si bons ont été fermés, la plongeant dans les ténèbres de la mort. Assis à son chevet, Raymondin, garde le silence, la tête entre ses bras alors qu'il semble digérer le dramatique incident. Je ne dis mot, me contentant de l'observer, la main sur mon propre ventre. Cette marque que je porte sur ma chair ne m'évoque rien de bon.

Après la mort de Marianne, il a fallu calmer les habitants du château, s'assurer que les neufs garçons gardent le calme et surtout que personne ne pose de question sur cette mort étrange. Je ne rêve que d'une chose, pouvoir quitter cet endroit étouffant et m'enfuir, loin, loin de tout. Mais une sirène ne fuit pas.

« C'était votre larme n'est-ce pas ? finit par interroger mon chevalier, relevant enfin la tête pour plonger son regard dans le mien.

Ses prunelles d'ordinaire si lumineuses semblent éteintes. Lentement, je hoche de la tête. Face à moi, mon époux passe une main dans ses cheveux. Ses traits sont tendus, marqué par la fatigue et le deuil. Doucement, je glisse, m'approchant de lui à pas de loup :

— Je vous avais prévenu, Raymondin.

— Pourquoi elle ?

Il semble sourd à mes mots, perdu dans ses interrogations. Intérieurement, je vacille entre agacement face à son chagrin et un semblant de pitié pour sa douleur. Avec patience, j'explique :

— Parce que c'était sa mère. Qu'elle l'aimait plus que tout.

— J'aime mon fils aussi !

— Mais vous êtes lié à moi. Estimez-vous heureux que ce ne soit pas un autre de vos enfants. L'amour maternel a été plus fort que l'amour fraternel. Pour cette fois.

Je n'avais que peu de foi en l'amour maternel ou paternel. En vérité, je n'ai guère de parents. Je suis simplement apparu sur une plage, il y a deux millénaires, alors que j'avais l'apparence d'une fillette de dix ans. À dix-huit ans j'ai acquis l'immortalité, devenant entièrement une sirène et si mes traits ont continué encore quelques temps à se modifier avec l'âge jusqu'à que j'ai l'air d'avoir plus d'une vingtaine d'année, je n'ai dès lors plus réellement vieillis.

La personne m'ayant élevée de mes dix ans à mes dix-huit était une matrone grecque infâme et ennuyante, qui n'avait jamais eu le moindre mot doux pour moi. Alors l'amour familial est une chose purement inconnue pour moi, triviale, sans importance.

Mais ça ne l'est pas pour Raymondin, qui a grandi dans une noble famille, en compagnie de Marianne...

Il secoue la tête, continuant d'observer avec douceur la jolie rousse, dont la pâleur effrayante ne fait que trahir l'absence de vie, empêchant quiconque de croire qu'elle n'est que plongée dans le sommeil. Pire encore, je sens déjà l'odeur de la mort planer au-dessus d'elle, dérangeant mes sens d'une manière fort désagréable. Cependant, je ne suis pas la plus à plaindre des deux et même si je n'éprouve que peu de pitié envers Marianne, j'en ai un peu plus envers mon protecteur qui murmure, avec tristesse :

— C'était mon amie... et la mère de mes enfants.

Un instant, je ferme les yeux. Cette dernière remarque me laisse un goût amer en bouche. Je ne sais ce qui me traverse à ce moment. J'aurais pu penser à la jalousie mais toute cette histoire était mon idée... Je ne suis guère jalouse. Non, cela vient d'ailleurs. Je jette un dernier regard au corps de la jeune femme, étendue sur son lit, dans l'attente de l'extrême onction. Tout à son chagrin, Raymondin n'a pas du apercevoir ma grimace. Et heureusement.

J'aimerais pouvoir mettre un terme à cette cérémonie ridicule, leur crier qu'il n'y a nul paradis après cela. En fait, l'au-delà s'apparente bien plus à la vision grecque des choses : les enfers sont un monde à part. Jadis ils étaient dirigés par le dieu des morts, Hadès, chez les grec – et étant grecque c'est le nom que j'utilise pour parler de lui. Malgré sa disparition en même temps que tous ses frères et sœurs, les enfers ont continué à exister et à accueillir les trépassés qui finissent soit aux champs Elysées, soit au Tartare en ce qui concerne les mortels. Et pour les êtres surnaturels tels que moi... Nous finissons dans les limbes, l'errance éternelle.

Peut-être est-ce là la raison de ma détermination à ne pas mourir. Errer à jamais dans les limbes ne m'enchante que très peu. Mieux vaut une éternité de luttes et de plaisir qu'une éternité d'ennui et de solitude.

Marianne, dans sa grande bonté, finira très certainement aux champs Elysées.

Penser à tout cela me replonge dans les souvenirs flous d'une époque où je vivais au rythme des rites et des légendes de cette religion. Ma mémoire pourtant si précise défaille constamment lorsqu'il s'agit des dieux et de certains moments de ma vie. Je sais qu'il me manque un instant important. Je n'ai jamais cherché à le retrouver pourtant ce trou béant dans mon crâne me perturbe aujourd'hui encore et continuera probablement à me déranger pour les siècles à venir. *

Je dois être silencieuse, les yeux perdus dans le vide trop longtemps. Mon protecteur, sensible aux changements de l'ambiance s'est tourné vers moi, scrutant ma réaction.

— Melusine ?

J'ouvre la bouche mais mes mots se meurent automatiquement. Une étrange gêne comprime mon cœur. Je ressens des choses sans savoir pourquoi. Cela me rend folle. Secouant la tête, je souffle, la voix mal-contrôlée :

— Je... Je dois prendre l'air. »

Sans un mot de plus je fais volte-face, pressée à l'idée de quitter cette pièce et son atmosphère lourde. Alors que je m'éloigne, luttant pour conserver la tête haute, je sens peser sur moi son regard, intransigeant.

Les couloirs sont vides. Un voile morbide et étouffant est tombé sur tout le château de Lusignan. Le regard fixe, droit devant-moi, j'essaye de conserver mon équilibre alors que le monde vacille autour de moi. Seul le bruit du bas de ma robe traînant sur le sol, rompt le silence, dans un frottement léger, me rappelant le bruit des vagues. Sans que je ne comprenne ce qui m'arrive, je tremble. Un froid glacé s'est emparé de mon être et j'ai l'impression que la marque que je porte au ventre, celle née de la transformation d'Urien en ondin me brûle.

À moins que ça ne soit cette douleur sur mon front, qui pointe, inexplicable mais lancinante... Telles les prémices d'une migraine.

Portant une main à ma bouche, je réprime un haut de cœur et m'appuie un instant contre le mur. La fraîcheur de celui-ci m'électrise totalement. Mes paupières se ferment aussitôt alors que je cherche dans les ténèbres qui s'offrent à moi une force pour contrebalancer ma soudaine faiblesse.

L'air s'engouffre dans mes poumons alors que je m'imagine l'océan. Une vague, une inspiration. Une autre vague, une expiration. Et ainsi de suite... La caresse de l'eau sur le sable, le goût du sel, le bruit du fracas de l'écume...

Peu à peu, le sang qui pulsait à une cadence douloureuse dans mes veines retrouve un rythme normal, et mon cœur en fait de même.

Le calme plat est revenu. Reprenant mes esprits, je me redresse, arrangeant le bas de mon corselet. Je ne m'explique pas ma défaillance. Ce n'est certainement pas la mort de Marianne qui m'a chamboulée ainsi. Cela semblait venir de plus profond... Comme une réminiscence. Autour de moi, le couloir est toujours vide. Je m'empresse de m'éloigner de cet endroit, désireuse d'oublier ma faiblesse passagère.

La tempête est passée.

Il ne me reste plus qu'à m'arranger pour qu'aucune autre ne vienne troubler ma traversée de ce siècle.


*Ce sont des références à des événements qui se dérouleront ou seront découverts dans la trilogie centrale « Melusine ». Ils ne sont pas primordiales pour la compréhension de l'intrigue du hors-série. 

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