Chapitre 26.
Malgré les quelques sortilèges de protection qui se sont enclenchés – revoir le serpent qui a tant terrifié Orphée la dernière fois m'a arraché un ricanement – nous avons pu atteindre la crypte sans problème. Tout est exactement comme dans mon souvenir, comme il y a cinq ans, comme maintenant. La stèle se dresse, fière porteuse de ses inscriptions. Précédant mes compagnons, je m'agenouille face à elle. Le sortilège y est écrit en toutes lettres dans un grec si vieux que les humains l'ont oublié. Mais je le comprends si facilement, si naturellement que j'en suis déstabilisée. La formule est là, écrite par l'enchanteresse, gravée pour l'éternité. Et dire que je n'avais pas pu entièrement le déchiffrer la foi précédente... Mais ce soir, les mots se bousculent dans mon esprit, prennent leur sens, résonnent dans mes veines et mon être entier. Je sens des picotements crépiter au bout de mes doigts tandis qu'une immense appréhension s'empare de moi.
Je sais exactement ce que j'ai à faire. Et je hais ça.
Pour que le sortilège qui fut stoppé reprenne, l'encre des veines devra couler et l'histoire finira d'être écrite.
Dans le chant des sirènes, l'encre des veines représente le sang. Du sang devra couler. Le mien très certainement... Une main se pose sur mon épaule et exerce une légère pression, le contacte gelé du dieu me tire de ma profonde réflexion tandis qu'il se penche par dessus mon épaule pour murmurer à mon oreille :
- Tu sais ce qu'il te reste à faire maintenant. N'oublie pas de me ramener.
Une voix condescendante qui s'est enfin délogée de ma tête s'élève alors :
- Mon dieu que c'est larmoyant. J'en serai presque émue.
Lorsque je tourne ma tête, j'aperçois Eris qui se tient dans l'encadrement. Sa chevelure sombre encadre son expression satisfaite et ses yeux ne se détachent pas de moi. Je sens la tension émaner de mes compagnons et j'entends même le juron qu'Orphée lâche, pourtant je me contente de me relever et de sourire à la déesse. Je souffle, m'attirant le regard consterné de Seth :
- Il ne manquait plus que toi.
- Tu sembles ravie petite sirène. Ma voix t'aurait-elle manquée ?
- Disons que j'ai hâte de plus jamais avoir à l'entendre.
Elle ricane, l'air de vraiment s'amuser et se tourne vers Poséidon :
- Tu es suicidaire mon frère. Mais je dois bien reconnaître que vous m'avez étonnée ! Vous avez réussit à survivre à nos frères et sœurs. C'est déjà plus que ce que je n'espérais. Et vous êtes même allées au delà de toutes mes attentes en me rendant mon corps passé. Je vous en serais presque reconnaissante...
C'est alors que derrière sa divine silhouette, je remarque des ombres menaçantes qui s'avancent avec la ferme intention de nous tuer. De me tuer. Les Discordants. La haut le cœur qui me prend lorsque j'aperçois les monstres responsables de toute cette folle histoire a le goût de la bile.
- Oh mon dieu... lâche Ligie d'un ton réellement dégoûté en apercevant les griffes tachées de sang, la fourrure sanguinolente et les crocs dégoulinants de bave.
- Encore eux ! grogne le héro en levant les yeux au ciel et en tirant son épée.
Seth échange un regard inquiet avec Poséidon. Mais ça n'est pas la première fois que nous les affrontons. Alors, je suis presque sûre de moi. Je dis bien presque parce qu'échapper à des bêtes folles furieuses tout en récitant un petit sortilège vieux de plus de deux mille ans, ça n'est pas forcement une des choses les plus faciles qui soient.
Je revois Caïan, tué sous mes yeux par un de ces monstres. Une flambée de colère s'allume en moi. Ces créatures et Eris elle-même ne feront pas long feu. Et la satisfaction d'être si proche de la victoire, même si elle n'est pas assurée, chasse ma crainte des discordants. Il ne me suffit que d'activer ce sortilège que j'effleure du bout des doigts. Juste un peu de sang et quelques phrases murmurées. Et l'œuvre de l'enchanteresse sera achevée. Et que tous les cieux m'en soient témoins, cette perspective ne me réjouit qu'à moitié. La déesse de la discorde et du chaos relève le menton, son sourire empli de fiel ne s'enlevant pas. Elle penche la tête sur le côté et murmure, perfide :
- Allez-y mes chers enfants. Tuez la, détruisez la. Nourrissez vous.
Aussitôt les discordants passent à l'attaque bondissant sur nous.
Pourtant Eris ne rentre pas dans la crypte. Je comprends vite pourquoi : ici ses pouvoirs se retrouveront annulé. De là où elle est, elle les conserve tous. Elle est futée. Très futée. Je l'apprends à mes dépends.
Nous sommes vite dépassés par la dizaine de créatures qui se déversent dans la crypte. Heureusement que celle ci est assez grande pour tous nous accueillir... La riposte commence. Cependant, les coups de griffes se perdent bien trop facilement.
- Ils sont trop nombreux ! grogne le héro et retirant son épée du thorax d'un discordant.
Je grimace.
- Vous allez avoir du mal à les retenir le temps que je fasse la formule. Ça me demandera beaucoup trop de temps.
Un plis se forme sur son front avant qu'il ne se retourne brusquement pour repousser la créature qui lui bondissait dessus. Celle ci, déstabilisée, s'effondre quand Seth lui tire une balle dans le cœur. Orphée se tourne vers mon protecteur et lui adresse un signe respectueux de la tête. Mais celui-ci le chasse du geste de la main et sans baisser la garde, interroge :
- Je croyais que tu avais plus d'une corde à ta lyre, le héro. Il serait peut-être temps de nous sortir un de tes talents cachés.
Cette phrase semble éclairer soudain les idées d'Orphée qui se redresse comme piqué par une abeille. Et alors que Seth s'éloigne il se précipite vers sa sacoche, tombée dans un coin de la pièce pour en tirer sa lyre. Seulement, il n'a pas le temps de réagir lorsque l'ombre menaçante d'un discordant se dresse derrière lui, prêt à l'éventrer. Mais en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, je dégaine un poignard et le lance de toute mes forces. Le monstre s'effondre, touché en plein cœur. Le héro m'adresse un regard surpris tandis que je hausse des épaules avec un petit sourire.
Il se relève alors, et, d'un geste expert, se met à jouer de son instrument. Le son mélodieux tranche l'atmosphère chaotique de la crypte et si il perd de ses facultés magiques, il ne perd rien de son caractère envoûtant. Aussitôt, les discordants se figent et relèvent la tête. Leurs yeux fous se posent sur Orphée et une faim nouvelle s'y allume. Le héro a intérêt à savoir courir vite... Il détale, bousculant Eris et se dirigeant comme il peut vers la sortie de la tombe, poursuivit par la moitié des discordants. Seulement la déesse, furieuse de s'être vue déstabilisée de la sorte, siffle entre ses doigts, rompant le charme sur ceux qui n'avaient pas eu le temps de se lancer à la poursuite du poète. Il y a encore l'autre moitié de ses vicieuses créatures dans la crypte. Et c'est encore trop. Pourtant, Poséidon, Ligie et Seth sont prêts à tout pour les maintenir à distance de la stèle.
C'est maintenant à moi de jouer...
Je saisis la lame d'argent glissée dans mes ceinture et m'entaille la paume sans hésitation. Aussitôt les perles écarlates gouttent sur la stèle. Une, deux, trois... L'entaille se referme. Mais ce n'est pas suffisant. Combien de sang l'enchanteresse a-t-elle eu à verser pour son sortilège sensé enfermé une dizaine de dieux et de divinités ? Chassant cette sombre pensée je me reconcentre sur ma tâche tentant d'ignorer les grondements de douleurs de Seth qui semble avoir bien du mal avec les discordants qui s'en prennent à lui. Sans parler de Ligie... Quand à Orphée, je n'ose même pas imaginer comme il se débrouille à l'extérieur.
Concentre toi Mel !
J'ai respecté chaque étape du sort. Je ferme les yeux un instant, prends une grande inspiration et me met à réciter la litanie de mots inscrits sur la stèle.
Mais rien ne se produit.
Ça ne fonctionne pas. Mais somme toute, c'est assez normale. Je ne suis pas une enchanteresse, je n'ai pas autant de pouvoir qu'elle. Il faut... Il faut... Il faut que Poséidon et Eris soient là. En contact avec la stèle, avec le sortilège, avec le sang.
Cette révélation me coupe le souffle et je relève la tête brusquement.
- Poséidon !
Il se tourne vers moi dans le feu de l'action et lorsqu'il aperçoit soudain mon sang qui roule sur la pierre, il saisit. Je lui désigne Eris du menton. Son regard s'obscurcit tandis qu'il assomme le Discordant d'un coup de poing. Le dieu se redresse et se met à avancer sur sa sœur, une lueur de détermination effrayante brûlant dans son regard. Des discordants tentent de l'attaquer, se détournant de Ligie qui peut enfin reprendre l'avantage à présent qu'elle n'est plus en si mauvaise posture. Chaque fois qu'une créature s'approche de Poséidon, d'un geste habile de son trident, il lui transperce le cœur. Il manie son attribut avec tant de dextérité que c'en est admirable. Le dieu se débarrasse de ses agresseurs avec facilité, s'approchant de son but d'un pas que rien ne peut arrêter. Lorsqu'il se retrouve devant sa sœur, qui n'a pas le temps d'agir, il lui attrape brusquement les cheveux et la projette de toutes ses forces contre la stèle. Je me décale de justesse pour ne pas me faire percuter par la déesse. Eris n'a rien vu venir et le craquement sinistre indique que ce coup a été violent, même pour elle.
Poséidon revient d'un pas déterminé et se penche au dessus de la Discorde. Il la relève brusquement, sans aucune délicatesse, sans lui laisser le temps de tenter la moindre riposte. Passant son bras en travers de la gorge de la déesse pour l'empêcher de bouger, Poséidon saisit sa main et la pose de force sur la stèle, là où mon sang a goutté. Eris tente de se débattre mais peine perdue. Mon amant m'adresse un signe de la tête, comme pour m'autoriser à commencer, tandis que sa paume se pose au même endroit que celle de sa sœur. Je hoche de la tête en retour et pose ma main bien à plat sur les gravures.
Les mots s'échappent de mes lèvres tandis que je reproduis le sortilège de l'enchanteresse. Je n'avais jamais fais d'incantation magique avant cela. Je suis une sirène, pas une sorcière. L'énergie que cela demande est telle que les paroles m'étouffent sans pourtant se stopper. Le visage d'Eris est pâle tandis qu'elle se débat pour tenter d'échapper à la poigne de Poséidon qui se resserre petit à petit. Mais le sort est lancé. Elle ne peut échapper. Une douce lumière se dresse autour de nous. J'ai de plus en plus l'impression d'étouffer mais je ne m'arrête pas. Un hurlement résonne dans mon esprit. C'est la seule solution pour me sauver. Pour les sauver. On doit arrêter Eris et le seul moyen, c'est de l'enfermer. Libérer les dieux n'est plus une option. Je relève le regard sur le maître des océans qui me fixent de ces yeux marins. Qu'importe ce qu'il se passe autour de nous, son attention est focalisée sur moi.
Une douleur atroce me fend le cœur tandis que les rayons lumineux qui dansent autour de nous s'intensifient. La stèle brûle sous mes mains quand soudain Eris se met à hurler et à cracher juron sur juron. Je ne la regarde même pas, mon attention restant figé sur Poséidon. Ses yeux bleus m'envoûtent tant que je ne me rends même pas tout de suite compte que les hurlements d'Eris ont disparu. Le dieu des mers me décroche un sourire plein d'assurance et me murmure :
- J'ai confiance en toi Lorelei.
Les pires mots qu'on puisse m'adresser. Cet imbécile a confiance en mon égoïsme. En ma volonté de survivre. En mon amour. Ce dernier mot est comme un coup au cœur. Mon souffle me manque et l'intensité de la luminosité augmente. Je ne prête pas attention aux exclamations de Seth qui tente de m'interpeler ni même à Ligie. Je dois arrêter ce sortilège. Il faut que tout cesse. Poséidon ne peut pas se retrouver enfermé ! Tout mon être le hurle, même cette part qui le hait, même mon instinct qui s'en méfie. Je dois le garder ! Mais alors que je tente de relâcher la stèle, alors même que j'ai arrêté les incantations, la lumière ne disparaît pas. Le sort une fois lancé, rien ne pourra l'arrêter.
Je déglutis et un frisson glacé me parcourt. Il secoue la tête, sachant pertinemment qu'il n'y a pas d'autres options. Alors, plongeant mon regard dans le sien, avec l'étrange impression que l'organe vitale logé dans ma poitrine est sur le point de partir en fumée, je lâche du bout des lèvres, la voix éraillée :
- Je t'aime. »
L'expression du dieu change du tout au tout et une ombre passe sur son visage. Il ouvre grand les yeux comme si il s'apprêtait à répliquer quelque chose mais soudain un éclair jaillit de la stèle. La luminescence est telle que l'on ne voit plus rien. Aveuglée, je presse juste les paupières de toute mes forces, me mordant la lèvre inférieure jusqu'au sang pour ne pas hurler de douleur. Pas à cause du sortilège. Mais à cause de mon cœur qui se brise.
Puis tout revient à la normale.
P.S. La fin sera publié de vendredi à dimanche avec une partie par jour normalement. J'essaye de boucler ce tome 2 avant mon départ en vacance. À demain !
Dredre.
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