Impuissance

Ils se fixèrent. Une mare de suspicion flottait dans les yeux sombres de sa petite sœur.

— Pourquoi tu ne me dis pas la vérité ? Tu es passé près de la cabine téléphonique, pas vrai ?

Killian se mordit la lèvre inférieure. Jill ne supporterait pas qu'il ait repris contact avec Alexa.

— C'est impossible de garder un secret avec toi, soupira-t-il, l'air désolé.

Il sortit un petit paquet de sa poche. Les pupilles de la petite s'écarquillèrent devant l'emballage rouge décoré de ballons multicolores.

— C'est pour moi ?

— Devine, si tu es aussi brillante qu'on le dit. C'est pour te remercier de m'avoir aidé en math. J'ai reçu ma note, aujourd'hui. Je suis dans le top dix de la classe.

Jill baissa la tête. Des larmes perlaient au coin de ses yeux. Elle déballa son cadeau et en sortit une montre au cadran rempli de fleurs.

— Merci. Tu sais que je t'aime très fort ?

— Moi aussi, choup' Viens, il faut aller à table.

Les repas en famille étaient devenus moins pesants depuis que Jill le défendait ouvertement. Les couverts résonnaient à présent contre les plats en porcelaine, filaient au-dessus des discussions. Le lourd liquide pourpre qui se balançait dans les verres en cristal reflétait de temps à autre la lumière des chandeliers. Killian riait aux blagues de sa mère, ivre de l'ambiance détendue qui régnait. Alors, quand Jill prononça les mots fatidiques, il ne réagit pas immédiatement. La petite regardait la fenêtre d'un air pensif.

— La Purge va bientôt commencer...

— C'est pour aujourd'hui ? grommela le père. Ce n'est pas trop tôt. Eh bien, mon petit Killian, qu'est-ce qu'il y a ? Tu as l'air tout pâle.

— Je... Je ne me sens pas très bien. La Purge ? Des... des...

Une nausée lui retournait l'estomac. Le jeune homme papillonna des yeux. Sa mère lui caressa la main.

— Des Débauchés, oui. Tu n'étais pas au courant ? Les annonces sont affichées partout, pourtant.

— Le gouvernement a enfin répondu à l'angoisse de sa population, renchérit son père.

Killian avala de travers. Ses oreilles bourdonnaient. Il n'avait plus entendu ce mot depuis ses cours d'histoire. La Grande Purge de 2137 avait décimé plus de la moitié des Débauchés afin d'éviter qu'ils empiètent sur le territoire des Eveillés.

« Alexa ! Il faut que je la prévienne ! »

Comment avait-il pu rater cette information ? Mû par un doute soudain, le jeune homme se retourna vers Jill. Sa sœur évita son regard et se concentra sur la viande qu'elle décortiquait avec soin.

Les muscles faciaux de Killian se tendirent. Ses parents ne remarquèrent pas l'agitation intérieure de leur fils et continuèrent à manger. Leurs mains grasses s'acharnaient sur les cuisses de poulet sans se préoccuper de la sauce tomate qui glissait le long de leur menton.

— Qu'y a-t-il de meilleur que de bien manger ? s'exclama le père avant de remonter ses lunettes avec soin.

Le jeune homme n'acquiesça pas et se leva. L'abondance de luxe le répugnait soudainement. Le malaise qui s'était installé dans son cœur s'accentua quand il rencontra enfin les yeux noirs de sa petite sœur.

— Je vais me reposer, annonça-t-il à la cantonade. Je sens que je vais vomir.

La nuit n'était pas encore tombée. S'il se hâtait, il pourrait alerter son amie. Killian essuya la sueur qui coulait sur son front. Son cœur ralentit. Oui, il y arriverait. Il ne rencontrerait pas de Débauchés sur sa route.

Jill secoua imperceptiblement de la tête.

— Je suis sûre que ça va passer ! se récria-t-elle avec un sourire froid. Allez, reste avec nous. Ce repas a été fait en ton honneur, non ? C'est une occasion rare.

Killian la fixa, les dents serrées. Derrière le visage d'ange encadré de deux tresses noires se dissimulait un potentiel manipulateur qu'il n'avait pas soupçonné. Un poids tomba dans la poitrine du jeune homme. Ses doigts se crispèrent sur le bord de la table.

— Assied-toi ! ordonna la voix impérieuse de sa sœur.

Les yeux remplis de larmes refoulées, il s'exécuta. La culpabilité se mit à le ronger jusque dans la nuit, comme un ver solitaire sournois le tuant de l'intérieur.

Les brèves périodes de sommeil qu'il réussit à attraper étaient remplies de rêves étranges qui se terminaient tous dans un rouge sanglant. Ses draps devinrent moites à cause de la transpiration. Seule la respiration pesante du jeune homme résonnait dans l'énorme pièce. Pas un son ne filtrait de l'extérieur.

Vers deux heures du matin, l'angoisse du jeune homme atteint son paroxysme. Tout son corps tremblait à l'idée du massacre qui se déroulait au-dehors. Il crut devenir fou, tant l'enfer de son imagination contrastait avec le calme de la maisonnée.

Finalement, il se leva, s'habilla et descendit les escaliers. Les pensées enfiévrées se bousculaient dans sa tête tandis qu'il s'approchait de la porte d'entrée. Ses doigts jouèrent un moment sur le métal froid de la poignée. Avant d'appuyer fermement pour ouvrir l'obstacle qui se dressait entre lui et Alexa.

Mais son geste fut vain ; la porte était fermée à clef.

***

Le matin suivant la Purge, le gouvernement demanda à la population de ne pas sortir de chez soi avant midi, le temps pour les agents de nettoyer les traces de combats. Killian se morfondait dans sa chambre. Sa sœur n'avait pas osé pointer son nez.

Tic. Tac. Tic.

Les minutes s'égrenaient avec lenteur, insensibles aux tourments du jeune homme. Assis sur son lit, les bras croisés autour de ses jambes, il scrutait la pénombre de sa chambre. Ouvrir les volets avait été déconseillé par le régime. Killian n'avait pas eu la force de résister. Il attendait.

Enfin, le coucou familial sonna les douze coups tant attendus. Killian se releva avec difficulté, les muscles engourdis. Il craqua sa nuque deux fois, gémit à cause de la soudaine douleur, puis quitta la demeure.

La lourdeur de l'air compressa sa poitrine. Un nombre inhabituel de soldat patrouillait à chaque coin de rue. Leur mine fermée tenait les potentiels curieux à distance. Killian ne s'en formalisa pas, comme immunisé à la peur. Ses pas le dirigèrent fermement en direction de la cabine.

Il trouva un papier laissé sur le cuir rouge. Le jeune homme ferma la porte de fer, puis attrapa le message, la main tremblante. Un mot écarlate s'étalait sur le papier immaculé :

« TRAÎTRE »

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