Effondrement
Jill promit de ne rien dire. Elle l'aimait, ce grand frère lunatique, mouton noir de la famille. Toute petite, alors qu'elle ne commençait qu'à peine à jongler avec les chiffres, il l'aidait, jouait avec elle. Killian l'avait toujours couverte quand elle faisait des bêtises. Mais leur relation s'était flétrie avec le temps. Alors que Jill remportait concours sur concours, son frère devenait plus distant, la tête pleine d'idées étrangères à son monde à elle.
Quand Killian se réveilla, les yeux embués de fièvres, elle lui dit simplement :
— Je suis allée dans la cabine. Mais ce n'est pas grave. C'est fini, maintenant. Elle n'a pas réussi à te corrompre.
La petite se leva, parcourut le tapis moelleux en quelques enjambées, puis revint avec une serviette mouillée pour apaiser la chaleur qui rongeait son frère chéri. Qu'il était naïf. Bien entendu, il n'avait pas reçu la même formation qu'elle, un des espoirs de leur patrie. Killian était faible, mais elle le protégerait jusqu'au bout. Il n'atterrirait ni dans un camp de travail, ni dans la rue en pâté aux Débauchés.
Jill passa sa main dans les cheveux humides et blonds du jeune homme. Même son physique se distinguait de la norme. Il ne possédait pas la chevelure sombre de sa famille. Elle aurait voulu partager toutes les informations qu'elle avait intégrée à l'école, ne le pouvait cependant pas. La vraie nature des Débauchés était classée secret d'état afin de ne pas alerter la population. La petite fille ne comprenait pas pourquoi l'Etat ne se débarrassait pas d'eux.
— Je vais dire à papa et maman que tu es malade, lança-t-elle. Je reviens, ne t'inquiète pas !
Jill sourit candidement en descendant les escaliers. Le brillant génie redevenait un enfant au contact de son frère. Avec lui, elle ne ressentait pas la pression de se surpasser à tout instant. Un germe d'idée poussait dans un coin de son cerveau, mais elle le repoussa. Maintenant, elle allait faire du thé.
***
Killian appréciait le temps qu'il passait avec sa sœur. Adossé à un casier, il attendait que Jill sorte de sa classe. Une mélodie obsédante passait dans sa tête. Il n'arrivait pas à l'ignorer. Cela l'inquiétait plus qu'il ne le voulait se l'avouer.
L'alarme stridente qu'il avait toujours haïe résonna dans les couloirs de l'école. La tête cachée dans une masse de mèches noires de Jill se profila dans la masse des élèves et se dirigea vers lui. Son frère lui sourit en agitant sa main. Il n'allait pas l'inquiéter avec ça. Sa sœur, en plus d'avoir un agenda de ministre, commençait à prendre pas mal de responsabilité dans sa formation et ressentait un stress constant.
Killian avait décidé de reprendre contact avec Alexa pour s'enquérir d'un potentiel remède. Jill l'aidait à ne pas trop se faire influencer par les émotions. Il rechignait néanmoins à croire en la traîtrise de son amie. Mais la musique grignotait ses pensées. Il s'était même surpris à siffloter. Qu'il soit capable de produire cette manifestation du diable l'effrayait.
C'est ainsi qu'il se retrouva devant la cabine téléphonique, le soir. Il avait profité de l'absence de sa sœur, partie pour une réunion. Son cœur s'affolait à mesure qu'il s'approchait de son ancien antre. L'odeur familière du fer chatouilla ses narines et provoqua une chaleur apaisante dans sa poitrine. Des dizaines de nouveaux messages parsemaient la cabine.
« K. ? Alors, qu'en as-tu pensé ? »
« Qu'est-ce qui s'est passé ? K ! »
« Arrête de m'ignorer. »
« S'il te plaît. »
« Tu as été repéré ? Tu as fait une mauvaise réaction ? Je n'y ai pas pensé, mais vous êtes peut-être allergique à la musique, comme nous le sommes au soleil. »
« K, je suis désolée. Je n'aurais pas dû insister. »
« Si tu vas bien, manifeste-toi, s'il te plaît. Même si tu ne veux plus me parler. Je suis inquiète. »
« K... Pitié. Dis quelque chose. J'ai peur. »
« Tu ne me répondras plus, j'ai compris. Je reviendrai chaque soir pour voir si tu existes encore. Ta présence devient comme un rêve. Je suis vraiment désolée d'avoir tout gâché. »
« J'aimais tellement nos conversations. J'avais l'impression de revivre. C'est comme si un mini-soleil s'était levé sur l'interminable nuit... Je n'ai pas envie de dire au revoir. »
Une larme coula le long du fin visage de Killian. Bientôt suivie d'une autre. Des vagues d'eau salée affleuraient dans ses yeux bruns et déversaient ce concentré de peine et de rage sur ses joues. Le discours moralisateur de Jill fut fauché par l'impétuosité de ce raz-de-marée. D'une main tremblante, le jeune homme inscrivit sur une feuille en papier qu'il avait soigneusement pris avec lui :
« Je vais bien, maintenant. En effet, la musique a eu des effets indésirables sur moi. Tout mon corps a réagi de façon trop violente. Et maintenant, j'ai des mélodies étrangères – différentes de celles que tu as jouées – qui résonnent dans ma tête. J'ai l'impression de devenir fou. Qu'est-ce que je peux faire ?
Je suis désolé de ne pas avoir répondu plus tôt. Quelqu'un a repéré la cabine. Réponds-moi à travers cette feuille et cache-là sous le coussin. »
Killian se relut. Sa lettre transpirait le froid, la distance. Il faillit rajouter un « Tu me manques » à la fin avant de se ressaisir et de la poser par terre. Puis, le jeune homme rentra chez lui. Les doutes et l'espoir se disputaient dans sa tête.
Le lendemain, le jeune homme se leva tôt pour consulter la réponse d'Alexa. Il avait rêvé d'elle. Son esprit s'était aventuré dans les ruelles nocturnes de Brighton et avait cru l'apercevoir devant la cabine téléphonique, le visage tordu en une grimace machiavélique. Curieusement, Alexa s'était manifestée sous les traits de Jill.
« Tu aurais pu te manifester plus tôt. Mais si tu étais malade... À cause de moi, en plus. J'espère que tu ne m'en veux pas trop, j'ignorais vraiment que ça te ferait un tel effet ! Il faut me croire ! Pour la musique dans ta tête, je ne sais pas quoi te dire. Nous n'avons pas les mêmes symptômes, on dirait. Néanmoins, ta description ressemble à un « Ohrwurm » nocif. Chez nous, c'est un phénomène commun et complètement bénin. (Juste un peu agaçant quand tu n'aimes pas la chanson qui tourne en boucle dans ta tête.) Pour s'en débarrasser, on... Ah, mais ça ne fonctionnera pas avec toi. Désolée. »
Killian contempla la réponse, décontenancé. La Débauchée clamait son innocence. Mais pourquoi ne lui donnait-elle pas la solution à son problème ?
« Dis-le-moi quand même ! Ce truc me rend vraiment dingue. »
La voix de Jill lui soufflait de ne rien ajouter. Le jour suivant, Alexa avait répondu.
« Je veux bien, mais ne m'accuse pas d'avoir remis le sujet sur la table. Nous, nous écoutons une autre musique pour faire fuir celle qui nous embête. Cela ne fonctionnera probablement pas sur toi. De toute façon, ça passe très rapidement, normalement.
Est-ce que tu as eu plus de problèmes avec ta famille à cause de moi ? »
« Quelle ironie. Il faut battre le mal avec le mal. Non. Ça va même mieux. Ma note générale remonte grâce à une nouvelle matière : la biologie. C'est très intéressant. »
« Je suis contente d'entendre, pardon, de lire ça ! Qu'est-ce que vous avez appris là-bas ? »
Killian chassa les remontrances de sa sœur qui envahissaient sa tête.
« La théorie de l'évolution ! Tu savais que la différence entre les Débauchés et les Eveillés étaient scientifiquement explicable ? Je crois que je vais demander au prof en quoi nous sommes allergiques à la musique et comment en guérir. »
« Les Débauchés ? »
Killian avala de travers le biscuit qu'il grignotait. Il avait fait une bourde.
« J'ai appris que c'était le nom de ton peuple. »
« Et vous vous nommez vous-même les Eveillés ? Quelle hypocrisie. Nous sommes le peuple des Quaerelux, les chercheurs de lumière, littéralement. N'emploie plus le mot Débauché, s'il te plaît. Il me blesse. »
« Très bien. Je suis désolé, je ne le referai plus. Si nous ne sommes pas les Eveillés, à tes yeux, qui sommes-nous ? »
« Les Clauderes. »
« Ce qui signifie... ? »
« Les Fermés. À l'instar de vos volets. Sont-ils ouverts, le jour, d'ailleurs ?
Le jeune homme rit, puis inscrivit sa réponse. Son sourire ne l'avait pas quitté sur le chemin du retour. Alexa l'éblouissait parfois par ses connaissances, mais possédait d'énormes lacunes dans certains domaines.
— Où est-ce que tu étais passé ? l'interrogea Jill quand il franchit l'entrée.
— Je suis allé me promener, éluda-t-il.
— Je ne te crois pas.
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