Effleurement
Le lendemain, son premier geste fut d'aller consulter la cabine téléphonique. Des mots avaient été ajoutés aux côtés des siens.
« Je m'appelle Alexa. Et toi ? Quels instruments maîtrises-tu ? »
Surexcité par ce contact avec un être qu'il côtoyait depuis sa naissance sans ne l'avoir jamais rencontré, il inscrivit sans réfléchir :
« Killian. Et je...
Conscient de sa bévue monumentale, il s'interrompit. L'encre ne serait pas facile à effacer de cette paroi de fer. Le jeune homme avait beau frotter, salissant même son costume au passage, son prénom ne pâlissait pas. Les lettres semblaient le narguer. Il finit par abandonner. De toute façon, plus personne n'utilisait le vieux combiné. Chaque maison possédait son téléphone fixe, plus pratique. Seul Killian ne supportait pas le manque d'intimité offert par celui-ci, vu qu'il était placé au milieu du salon, à la vue de toute sa famille.
« Killian. Et je ne sais pas jouer d'un quelconque instrument. »
Le reste de la journée ainsi que la nuit ne semblèrent pas vouloir avancer. Le jeune homme trépignait, ce qui lui valut quelques remarques au cours du dîner.
— Reviens sur terre, Killian ! Mais que tu es lunatique, mon fils.
Le soleil enfin levé sur le jour suivant, il fila dans la rue. Alexa lui avait répondu.
« Comme c'est étrange... Même pas la flûte à bec ? Tu es muet ? En fait, je me demandais quelque chose... Tu fais partie de ceux qui vivent le jour ? »
Le jeune homme sortit son stylo.
« Non, je ne suis pas muet. Et oui, je vis le jour, et toi, tu fais partie des... »
Il faillit écrire « Débauchés », puis se ravisa.
« Et toi, tu fais partie des gens vivant la nuit, n'est-ce pas ? Mais que faites-vous quand le soleil brille ? »
Killian rentra chez lui, le cerveau en surchauffe. Mais que pouvait bien être une « flûte à bec » ? Il devait vérifier dans ses bouquins ; la signification de ce mot devait bien être consignée quelque part. La discussion entre lui et la mystérieuse jeune fille se poursuivit sur les prochains jours.
« Eh bien, on dort. Vous n'avez pas besoin de sommeil, vous ? C'est la première fois que je communique avec un de ton espèce. Je n'ai jamais vu le soleil, à quoi ça ressemble ? P.S La voix est un instrument. »
« Si, si on doit aussi dormir, mais la nuit. Mais vous, vous passez où la journée ? Tu n'as jamais vu le soleil ! C'est une sorte de sphère brûlante qui se balade dans le ciel. Cela nous procure de la lumière et de la chaleur. »
« De la chaleur ? C'est un phénomène assez rare, chez nous. Ton peuple nous refoule dans les canalisations souterraines. Tu ne savais pas ? Il fait toujours froid et humide, là-bas. Et seules quelques rares nuits d'été nous réchauffent vraiment. J'aimerais voir le soleil, un jour... Raconte-moi un peu tes journées ! »
Killian nota les mots légèrement accusateurs, mais s'exécuta. Il lui raconta son quotidien, les manies de sa famille, ses déboires à l'école, en particulier en mathématique...
« Qu'est-ce que c'est, les maths ? »
« La science des nombres, de l'algèbre, de la logique, des formes... »
« Et ça sert à quoi ? »
« À avoir un bon métier, à être reconnu et, plus concrètement, à ériger des maisons. Grâce à cela, de nouvelles technologies voient le jour, aussi.
« Mais vous avez déjà une maison. Très imposantes, grandes. Elles ne laissent pas la pluie entrer. »
La nonchalance dont faisait preuve Alexa pour ce genre de sujet – elle relativisait l'importance des inquiétudes du jeune homme – apportait énormément à Killian. La conversation interdite lui permettait de ne pas se sentir déprimé face à la pression familiale. Les disputes avec ses parents devenaient de plus en plus fréquentes et alourdissaient son âme.
La vision de la vie de la jeune fille lui semblait rafraîchissante, nouvelle. Elle lui indiquait un chemin de pensée sur lequel il ne serait pas tombé par lui-même. Mais l'Eveillé n'oubliait pas que ce contact était interdit et les sanctions qui pourraient tomber si quelqu'un l'attrapait lui donnaient des sueurs froides. Il lui était déjà arrivé de se réveiller au milieu de la nuit, la tête envahie par des monstres sans visage, des ombres sinueuses qui lui grignotaient la conscience. Surtout quand Alexa l'emmenait sur des terrains dangereux.
« Quel est ton style de musique préféré ? »
« Ne joue pas ça avec moi, Al. Je n'écoute pas de musique. »
« Pas du tout ?! Mais pourquoi donc ? Une vie sans mélodie me paraîtrait bien fade. »
« C'est interdit, chez nous. »
« C'est stupide ! Je ne comprends pas ton gouvernement. La musique est un cadeau des Dieux, le nectar de l'âme. Comment ta société a-t-elle pu la bannir ? »
Killian regardait la phrase d'un air abasourdi. Sa première réaction, instinctive, avait été de répondre par des accusations violentes, des injures. Heureusement, il s'était repris. Car en conversant avec Alexa, il avait appris deux choses importantes. D'abord, tous les Débauchés n'étaient pas atteints de folie, bien que la jeune fille ait avoué qu'il existait certains cas assez vigoureux parmi les siens. Ensuite, la conception du monde pouvait énormément varier selon le point de vue des gens. Killian avait donné sa chance à Alexa ; il décida de continuer dans cette direction.
« On m'a raconté pleins de choses sur la... musique. On dit qu'elle rend fou. Qu'elle nous tue à petit feu. Ça me dérange de parler de ça. »
« Il n'existe pas assez de synonyme de débile pour qualifier ces propos ! Comme l'a dit Einstein, la bêtise humaine est bien infinie ! On ne peut pas se faire une opinion sans avoir expérimenté les choses soi-même. Je te propose un marché : tu me laisses te jouer un morceau, une douce mélopée, rien de choquant, et si tu campes sur tes positions, on ne reparle plus jamais de ça. D'accord ? »
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