𝄞 Chapitre 4 : Diana Ekern 𝄞
Aujourd'hui est un grand jour pour moi. D'ici quelques minutes, je vais avoir la chance de faire la connaissance d'un sympathique jeune homme avec lequel j'ai échangé plusieurs semaines durant sur un site de rencontre. Même si je ne doute pas de sa sincérité, j'espère mine de rien que la photo de son profil est représentative de la réalité.
Laissant négligemment pianoter mes doigts sur la surface en pin d'une mignonne petite table, je scrute d'un air pensif les personnes qui m'entourent. Suite à une blague machiste, un groupe d'amis ayant un peu trop abusé sur l'alcool rigole à gorge déployée. Un peu plus loin, des étudiants fêtent l'obtention de leur diplôme. Au comptoir, deux hommes vêtus d'un costard-cravate et d'apparence distinguée doivent parler affaires. Penchés au-dessus d'un immense plan déplié, ils paraissent observer et échanger à propos des moindres détails du document.
C'est à ce moment même qu'Einar pousse la porte du bar. Je n'ai plus le loisir de dévisager toutes ces personnes que je ne reverrai probablement jamais, mon attention se porte aussitôt sur lui. Je dois l'admettre : la ressemblance avec l'image qu'il m'a envoyée est frappante. Sa grande taille lui permet de me repérer en quatrième vitesse. D'une démarche vive et fière, il avance vers moi.
D'un geste maladroit, je replace une mèche rebelle de cheveux derrière mon oreille. Est-ce le bon ? Peut-être bien. Il me fait très bonne impression.
Son visage anguleux est détendu. Il sourit même, sans doute amusé par le mouvement que fait sa longue tignasse châtain à chacun de ses pas. Derrière ses lunettes, ses prunelles marron me fixent d'un air bienveillant. Ses joues creusées accentuent la minceur de ses lèvres entrouvertes. Habillé d'une chemise à carreaux bleu clair et d'un pantalon vert pomme retenu par de larges bretelles noires qui laisse entrevoir une musculature travaillée, il s'approche tel un félin. Accoutré de cette façon, il semble tout droit sorti d'un autre siècle. Mais pourquoi pas.
D'une main massive, il me tend un bouquet de roses acheté spécialement pour l'occasion. Touchée, je le prends et le porte à mon nez. Une odeur enivrante m'enveloppe toute entière. Je ne pouvais pas rêver mieux.
— Bonjour, Thea. Je suis ravi de me retrouver en si charmante compagnie. Comment vas-tu ?
Bien que discordante, sa voix est posée.
— Je vais très bien, merci. Et toi ? m'enquiers-je, en lui proposant de prendre place.
— Beaucoup mieux depuis que je t'ai rejointe. Je me demande comment une aussi jolie jeune femme que toi puisse être célibataire. Tu es un vrai plaisir pour les yeux.
Les pommettes remontées tant je suis gênée, je remarque ses épaules larges et carrées s'affaisser quand il s'assoit.
Ce jour-là, Einar Roed était si aimable. Si délicat. Si fiable.
Ce souvenir inattendu me rappelle pourquoi je suis toujours restée à ses côtés. Il savait si bien me traiter aux prémices de notre relation.
Le nez complètement dans le guidon, je fixe le mur blanc face à moi. Je ne saurais dire depuis combien de temps je reste ici, sur mon canapé, à me morfondre.
Je me sens comme une coquille vide au fond de l'océan, oubliée au fil des décennies qui passent mais ne se ressemblent pas. Le cœur lourd, je me force à ne pas penser à tous ces moments, bons comme mauvais, vécus avec Einar. C'est trop douloureux.
Au fond, j'ignore comment nous avons fait pour en arriver là. Ou je refuse plutôt de me l'avouer. Einar et moi-même avons eu cette conversation à maintes reprises. Je le conçois : tout est de ma faute. Sans que je ne parvienne à les empêcher de surgir, ses paroles dures et sévères me reviennent soudain à l'esprit.
« Tu as vu comment tu as transformé cette relation extraordinaire en gâchis total ? Tu n'auras mis que trois mois pour y arriver... Un exploit dans ton genre, ma pauvre Thea... Et tu sais pourquoi j'en suis venu à boire ? C'est à cause de toi. Oui, à cause de toi. Et de toi seule. J'étais la sobriété personnifiée... C'est toi qui m'as changé. »
Quelques coups secs frappés à la porte me font émerger. Ou presque. Une fois debout, je me traîne jusqu'à l'entrée et regarde dans l'œil de bœuf incrusté dans le bois. Transpirant l'impatience, une silhouette fine et haute sur pattes se dessine dans le couloir. Osseuse et familière, sa figure cerclée d'une crinière rousse indomptable se crispe assurément d'exaspération. Les sourcils froncés par la surprise, j'ouvre en pyjama.
— Que fais-tu là ? m'enquiers-je.
— Surtout cache ta joie, me répond du tac au tac Diana, ma meilleure amie. Rappelle-toi, tu m'as appelée à l'aide hier. C'était quoi ce numéro inconnu d'ailleurs ? Tu m'as fichu la trouille !
— Ah oui, c'est vrai. On est que mercredi ? grogné-je.
— Thea, bordel, qu'est-ce-qu'il se passe ? Ne me dis pas que c'est la rupture avec ce salopard qui te met dans cet état ? Tu devrais plutôt sortir le champagne ! Te voilà enfin libérée, délivrée.
Confuse, je la scrute. Je m'apprête à répondre mais elle ne m'en laisse pas le loisir.
— T'es-tu au moins regardée dans le miroir ? On dirait un chien b... ! Non ! Un chaton négligé et perdu, se rattrape-t-elle aussitôt.
Feignant de n'avoir pas compris ce qu'elle voulait dire avant, je me décale et referme derrière nous. Mieux vaut ne pas la rendre plus mal à l'aise en en rajoutant une couche. La moue navrée et piteuse qu'elle arbore vaut le détour. Je ne devrais pas rire, surtout dans cette triste situation, mais c'est plus fort que moi. Toutefois, je perds vite mon sourire une fois arrivée devant la glace. Les cheveux en bataille et les yeux bordés par des traces noires de maquillage, je me fais peur. Je ne suis plus Thea Løvdahl mais un panda griffu tout juste retourné à l'état sauvage ! Tout compte fait, Diana n'était pas méchante lorsqu'elle me comparait à un pauvre animal déboussolé. La réalité est bien pire...
— Alors, tu as emprunté le portable d'un beau jeune homme ? reprend-elle.
— Juste celui de l'artiste pour lequel je travaille... bougonné-je.
— Et il est canon ?
— Il est pas mal, admets-je.
— Oh mon dieu ! Thea va se taper un DJ !
— Mais pas du tout, Diana... Je n'ai absolument pas dit ça !
— Ce n'est qu'une question de temps, glousse-t-elle. Il te fera bien vite oublier cette tare. Je l'aime déjà ! Allez, va donc t'habiller. Je t'emmène faire un tour en ville !
Non sans avoir râlé avant, je prends la direction de ma chambre pour trouver une tenue potable à enfiler. Puis, une fois les bras chargés d'une chemise à carreaux rouges et d'un jean skinny bleu ciel, je reviens sur mes pas et m'enferme dans la salle de bain.
Désormais en tenue d'Ève, je pénètre dans la cabine de douche et, une fois le jet enclenché, je laisse l'eau chaude ruisseler sur ma peau pour détendre mes muscles endoloris. Les premiers résultats ne tardent pas à se faire sentir pour mon plus grand bonheur. Ayant le sentiment de me libérer de tous mes maux, je savoure l'instant présent. Puis, une fois satisfaite, je m'extirpe de l'espace réduit et m'enveloppe dans une serviette de bain moelleuse.
Revêtue quelques minutes plus tard des habits que j'avais préalablement choisis, je rejoins Diana dans le salon. La soudaine grande luminosité qui inonde mon appartement m'oblige à plisser les yeux. Pourquoi diable ma meilleure amie a-t-elle eu l'idée de tirer d'un coup sec mes rideaux prune et de les maintenir à l'aide de la cordelette prévue à cet effet ?
— Mais Diana... me plains-je.
— Thea, tu ne crains pas le soleil comme les vampires. Pourquoi rester dans l'obscurité alors que tu broies déjà du noir ?
Les bras croisés contre ma poitrine, je ne pipe mot. Même si je n'aime pas l'admettre : elle n'a pas tort... Et puis, j'ai l'impression de redécouvrir mon logement sous un angle nouveau. Le parquet en bois clair que je foule se trouve être de la même teinte que les pieds de la table à manger et que les quatre chaises autour. Du même matériau noble, la bibliothèque remplie de livres qui encadre la télé me rend nostalgique. Il s'agit du premier meuble que j'avais voulu acheter en m'installant ici. Chaque soir, je prends place sur le divan et dévore un livre de ma collection. Je ne changerais cette routine pour rien au monde. Face à elle, se détache ma cuisine équipée qui regorge de placards fonctionnels. Aucun ustensile ne manque. Il me fallait au moins ça pour m'épanouir pleinement dans ce vingt-huit mètres carrés.
— Allô la Lune, ici la Terre !
— Hein ?
— On y va, Thea ? Je te parle depuis tout à l'heure mais tu ne réagis pas !
— Oh ? Euh... Oui... Allons-y, balbutié-je.
Sur ses talons, j'agrippe mon sac à main sapin par ses chaînes dorées, verrouille mon appartement en quatrième vitesse et dévale les escaliers. Évitant de justesse de me prendre la porte dans la truffe, je trottine derrière elle, luttant déjà pour ne pas la perdre de vue. Diana est un véritable ouragan quand elle s'y met !
Entourée de bâtiments imposants et décorée de drapeaux suspendus en hauteur, la rue commerçante que nous arpentons est recouverte de pavés inégaux qui n'attendent qu'une chose : que l'un de nos pieds s'y prenne par mégarde et que nous nous étalions comme des crêpes sur le sol. Mieux vaut que je reste sur mes gardes...
— Diana, moins vite !
La mine amusée, elle se retourne avec vivacité vers moi et lève ses prunelles vertes au ciel.
— Grand-mère avant l'âge ? Même mon papy avance plus vite avec son déambulateur, plaisante-t-elle.
— Tu ne perds rien pour attendre ! susurré-je entre mes dents, un index se voulant menaçant pointé dans sa direction.
— Ouh... J'ai la trouille... lance-t-elle, d'une voix pleine d'ironie. Nan mais plus sérieusement, Thea, on connaît le coin comme notre poche. Tu ne risques rien !
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