𝄞 Chapitre 28 : Midsommar 𝄞
Quelques jours plus tard
Point de vue de Thea :
Einar Roed est mort. Malgré les jours qui passent, je n'arrive pas à réaliser. Je devrais être heureuse. À la place, son décès me paraît tellement irréel que je réagis à peine.
Si on m'avait dit un jour que mon histoire avec lui se terminerait ainsi, je n'y aurais pas cru. À juste titre. Comment aurais-je pu ne serait-ce qu'imaginer qu'il se tue en perdant le contrôle de sa voiture alors qu'il tentait de m'ôter lui-même la vie ?
Mon ange-gardien devait veiller mine de rien. Je ne suis pas passée loin d'un énième drame...
Søren m'empêche de cogiter davantage, il me ramène à la réalité en douceur en caressant mes joues. Un sourire se dessine sur mes lèvres lorsque son visage au-dessus du mien devient plus net. Étendue sur le canapé de tout mon long, ma tête repose sur ses genoux. Le savoir à mes côtés me rassure.
— Tu crois qu'ils vont bientôt arriver ? s'enquiert-il.
— Ils ne devraient pas tarder. Diana m'a envoyé un message pour me dire que ça roule bien. Lars a pris des petites routes donc ils ne doivent plus être très loin. Mes parents sont avec eux. Venir à une voiture était plus simple. Et toi, tu as des nouvelles de tes proches ?
— Plus depuis une dizaine de minutes. Je sais juste qu'Olav, Nils et Even sont ensemble. Maman et Papa sont sur le chemin aussi. Tout comme Stella et son compagnon ainsi que Sara, Ubbe et Åke. Je croise les doigts pour qu'il n'y ait pas eu de soucis.
Le tintement de la sonnette qui résonne dans l'entrée nous oblige à stopper ici nos supputations. Les premiers invités sont là. En vitesse, je me redresse et file observer mon reflet dans le miroir. Je veux absolument faire bonne impression. Ce n'est vraiment pas le moment de tout gâcher.
De son côté, Søren se dirige vers l'immense porte en bois. Avant d'ouvrir, il vérifie que sa tenue est arrangée comme il faut et se tourne une dernière fois dans ma direction, optimiste.
Son regard approbateur me redonne confiance. Je me sens belle.
Une couronne de fleurs bleues, jaunes et blanches encercle mes cheveux détachés. Une robe blanche met en valeur pour sa part mes courbes pour l'occasion. Aujourd'hui, nous fêtons Midsommar*. J'ai hâte de danser autour du mât décoré de fleurs et de verdure dressé hier dans le jardin, de partager le repas traditionnel composé de diverses variétés de hareng, de pommes de terre cuites à l'aneth et de fraises au dessert. Mais avant, il est temps pour moi de rencontrer l'entourage de Søren.
Une boule se forme dans ma gorge tant j'ai peur de ne pas être acceptée. Ma respiration se fait plus difficile et mes mains deviennent moites. Ça y est. Je panique. C'est officiel.
Pour faire bonne figure, je rejoins mon petit ami d'un pas léger. Il discute avec deux personnes dont les traits sont extrêmement durs. Pas de doute possible. Ce sont ses parents. Sur le chemin, je passe mes doigts tremblants sur les branches de bouleau disposées sur le mobilier. Mes jambes peinent à supporter mon poids. Je vais m'écrouler avant d'atteindre la destination que je me suis fixée. Je suis tellement mal. Mal à l'aise. Mal en point. Ou peut-être est-ce moi qui exagère ?
De sorte à être vue par sa famille sans toutefois m'imposer, je me positionne derrière Søren.
— Bonjour, les salué-je d'un ton enjoué qui sonne terriblement faux.
Heureusement pour moi, ils ne semblent pas s'en rendre compte.
Sa mère est la première à poser ses yeux d'un bleu glacial sur moi. La tête haute, le dos droit et avec une taille de guêpe mise en valeur dans des vêtements près du corps, elle me scrute en silence. Puis, elle finit par esquisser un sourire franc qui laisse apparaître quelques rides. D'un geste gracieux, elle passe une main dans ses cheveux couleur jais abîmés. Ils jurent avec son teint très pâle.
Son père m'examine à son tour. Sa bouche tordue et méprisante lorsqu'il faisait face à son fils laisse place à une rangée de dents blanches impeccablement alignées. Au niveau de son menton volontaire rasé de près, un pli prononcé se forme. Il n'a vraiment pas l'air facile. Contrairement à sa femme, il ne se teint pas les cheveux. Le poivre et sel lui sied à merveille. En revanche, il ne vient pas adoucir son regard perçant qui me fait frôler la syncope. Son mètre quatre-vingts, sa carrure de rugbyman à la retraite et son apparence distinguée finissent de m'impressionner.
— Bonjour, tu dois être Thea ? devine la maman de Søren.
— Tout à fait. Je suis ravie de faire votre connaissance.
— Plaisir partagé. J'espère que nous aurons le loisir d'échanger davantage tout à l'heure.
L'arrivée de plusieurs véhicules dans la cour nous interrompt dans notre discussion. De nombreuses têtes familières font leur apparition dans mon champ de vision. D'autres me sont encore inconnues. Il doit s'agir des amis d'enfance de Søren. Quoi qu'il en soit, la gentillesse se lit sur leur visage.
Les portières claquent. Des rires fusent. Nous sommes au grand complet. La célébration va pouvoir commencer. Comme par magie, mon angoisse d'il y a quelques minutes s'envole. Il faut profiter. Le reste suivra si je m'en convaincs. Mes craintes reviendront bien assez vite de toute manière.
D'une démarche déterminée, les invités avancent vers le perron à double rampe où une somptueuse et vaste marquise vitrée bordée de glands dorés l'abrite en cas de pluie diluvienne. De chaque côté, des colonnes en marbre majestueuses se dressent. Je ne me lasse pas de ces détails sublimes. J'ai eu un vrai coup de cœur la première fois que je les ai vus.
Nos convives comblent l'espace qui nous séparent en montant les trois marches qui conduisent à la porte puis nous saluent chaleureusement d'un câlin chacun.
Maman et Diana sont magnifiques. Elles aussi ont une couronne de fleurs dans les cheveux. Papa et Lars se sont mis sur leur trente-et-un également. Ils se sont vêtus de leur plus beau costume.
Ils ont tout fait pour que la différence de classe entre nos familles ne soit pas trop visible. Mon cœur se serre à cette pensée. C'est vrai que Søren n'est pas issu du même milieu que moi.
À force de le côtoyer, lui et sa simplicité, j'ai tendance à l'oublier.
D'excellente humeur, nous rentrons tous dans l'immense demeure du musicien, la traversons, allons à nouveau à l'extérieur pour débuter les festivités dans le jardin aménagé pour l'occasion. Un buffet composé de pain, de beurre, de fromage, de saumon, d'anchois et de hareng mariné, de saucisses, de viande séchée et de trois sortes d'Aquavit* a été dressé sur deux longues tables rectangulaires. Nous prenons tous un verre d'un commun accord, nous nous servons en alcool et portons un toast, pressés de chanter Helan går* comme le veut la coutume. L'ambiance est bon enfant, les langues se délient.
Aux environs de midi, nous nous précipitons pour manger les mets succulents préparés la veille. La maman de Søren est l'exception qui confirme la règle. Elle n'y fait pas honneur et préfère parler de son travail passionnant à la place.
Elle monopolise la parole, se met en valeur et cherche à tout prix à attirer l'attention sur elle. Je suis étonnée par son comportement. Serait-ce un appel à l'aide silencieux ? J'en viens à me demander si elle ne se force pas à picorer comme un oiseau pour garder un poids plume. Pour être acceptée dans ce milieu difficile, dans ce monde de requins par exemple.
Quand vient le dessert, mes doutes semblent se concrétiser. Elle vérifie avec méticulosité les fraises, s'assure qu'elles ne sont pas abîmées, s'arrête devant la crème fouettée, se penche au-dessus, hésite à se servir puis part sans se retourner dans un ultime effort. La voir autant lutter m'attriste. Écouter ses envies n'est pas une honte. Au contraire.
D'autant que notre corps peut lancer des signaux pour nous alerter sur un manque. Je la plains plus qu'autre chose. Elle doit être si malheureuse.
Fier comme un paon, Søren s'approche de moi. L'heure de l'annonce a sonné. Ça y est. J'ai hâte des réactions à venir et appréhende aussi, d'une pierre deux coups. Et si elles n'étaient pas comme nous les avons imaginé ? Je n'ai pas le temps de méditer davantage, il se racle la gorge bruyamment. Nos convives pivotent dans notre direction, prêts à entendre ce qu'il a à dire.
— Tout d'abord, Thea et moi-mêmes tenions à vous remercier vivement d'avoir fait le déplacement. Nous espérons que vous passez un agréable moment jusqu'ici en ce jour si particulier. Je n'ai jamais été très doué pour les discours alors je vais juste laisser parler mon cœur.
— Vas-y, frérot ! l'encourage Sara, le poing levé vers le ciel bleu.
Nerveuse jusqu'au bout des ongles, je rigole suite à son intervention. Je vais craquer, mes nerfs vont lâcher d'une minute à l'autre. Je suis tendue. Beaucoup trop tendue.
— Certains d'entre vous ont dû le remarquer, depuis que Thea a intégré notre équipe, je vais mieux. Je suis un autre homme. En raison de ma réserve et de ce que nous avons pu vivre tous les deux, les débuts n'ont pas été faciles, certes, mais aujourd'hui, notre relation a pris un tournant qu'il me tarde de vous partager. L'enlèvement et notre évasion inespérée en Argentine ont su nous rapprocher. Cela fait maintenant quelques mois que nous nous sommes mis en couple. Nous estimons que ce secret a assez duré et souhaitions partager la nouvelle avec vous.
Sous un tonnerre d'applaudissements, Søren m'embrasse avec une infinie tendresse. Des cris de joie s'élèvent dans l'air aussi légers que des plumes. Mon appréhension se dissipe au contact de ses fines lèvres sur les miennes. Alors que sa main adroite se place délicatement dans le creux de mon dos, je me tourne vers l'assemblée au bord des larmes.
Des étoiles dans les yeux, Sara s'élance vers nous et nous félicite.
— Je savais bien qu'il se tramait quelque chose. C'était louche de te voir aussi souriant et heureux, Søren. Je suis ravie pour vous les loulous !
Telle une enfant devant ses cadeaux de Noël, elle sautille sur place. Je suis touchée par les réactions favorables qui finissent par affluer. Tour à tour, nos familles, nos amis viennent nous présenter leurs vœux de bonheur. Pas de doute. Je suis au Paradis. Trop occupée à être sur mon petit nuage, le reste de la journée défile sans que je ne m'en rende vraiment compte.
Tant ils dansent et boivent, personne n'a remarqué que nous nous sommes éclipsés.
Alors que la fête bat son plein, Søren m'entraîne à l'étage. Il est presque minuit. L'ascension paraît moins longue que d'habitude dans ses bras puissants. Sa bouche parsème de bisous mon cou tandis que ses pieds foulent le plancher d'un pas rapide jusqu'à sa chambre.
Le temps se fige lorsqu'il pousse la porte et referme derrière nous. La chaleur monte d'un cran.
Pendant qu'il m'allonge sur le lit, mes doigts fourragent ses cheveux soyeux. Nous n'avons rien fait de tel auparavant. J'ai hâte de partager ce moment intime avec lui. Je l'ai tellement attendu.
Les jambes encore autour de son bassin, je remarque qu'il n'ose pas prendre les commandes. Je me redresse alors, échange les positions comme si de rien n'était et décide de le guider. À l'affût de ses réactions, je remonte ses mains sur mon corps puis le laisse découvrir seul ce qu'il désire. Très vite, il prend ses marques et, après m'avoir demandé mon accord, il retire ma robe blanche. En douceur, je déboutonne sa chemise pour ma part. Son parfum, boisé, enivre mes sens. Mes doigts caressent son torse musclé et viennent en dessiner les contours.
— J'ai très envie de toi, murmure-t-il dans mon oreille.
— Moi aussi, mon ange. Tu n'imagines pas à quel point.
*Midsommar : Fête très populaire en Suède. Elle correspond à la fête de la Saint-Jean en France. La date est cependant mobile là-bas (entre le 19 et le 25 juin) et on la célèbre en allumant des feux de joie.
À l'origine, la nuit de Midsommar était considérée comme une période magique durant laquelle les plantes avaient des pouvoirs de guérison et étaient utilisées pour prédire l'avenir.
Selon cette croyance, les jeunes femmes cueillaient sept fleurs d'espèces différentes en silence puis les plaçaient sous leur oreiller. Ce rite leur permettait alors de rêver de leur futur mari.
Le fait de marcher pieds nus dans la rosée à la fin de la nuit permettait aussi de rester en bonne santé et arborer une couronne de fleurs dans ses cheveux était un symbole ancien de renaissance, fertilité. Pour conserver cette magie près d'eux tout au long de l'année, des bouquets étaient séchés et placés quelquefois dans le bain de Noël pour que la famille reste en bonne santé durant l'hiver glacial.
Aujourd'hui, Midsommar est surtout l'occasion de célébrer l'été.
*Aquavit : Pour ceux ayant lu l'Appel des fjords, vous savez déjà. Pour les autres, l'aquavit est une eau de vie scandinave (45°) à base d'alcool de pommes de terre et parfumée au carvi et/ou à l'aneth.
*Helan går : chanson à boire la plus populaire en Suède. En français, cela signifie « tout descend » et sous-entend que la boisson est la première d'une série de "snaps". Si on ne boit pas le premier, on ne peut pas participer pour le deuxième, appelé "Halvan", ce qui veut dire "la moitié".
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