sept
Le parquet gronde sous l'impulsion des basses qui résonnent de l'autre côté de la porte. Gravé maladroitement sur le bois abimé : « L'imagination au pouvoir ». Quand le battant s'entrouvre, une odeur de tabac froid et de bougies s'échappe et me caresse les narines. J'inspire profondément pour m'imprégner de cette ambiance que je sens déjà orageuse.
Elias m'invite à entrer avec un sourire rassurant. Je rentre dans cet environnement étranger avec le frisson de la nouveauté et de la découverte, comme si je pénétrais dans un monde nouveau. Je ne sais pas pourquoi, mais je sais déjà que cette ambiance va me devenir familière. C'est le genre de certitudes qui te frappe et te projette d'un coup de poing dans un ciel chaleureux.
Mon premier regard est pour les fenêtres, de l'autre côté de la pièce. Les silhouettes presque figées de trois adolescents se découpent sur les carreaux morcelés de fissures, le soleil couchant étale sa morosité sur la ville. En grands aplats rouge fade, la lumière se diffuse.
Je me croirais entrée dans un tableau comme une image figée dans le temps, tout juste animée par les voix suaves des chanteurs d'Arctic Monkeys. Six yeux se mettent à me fixer avec une impressionnante synchronicité. Je baisse la tête.
— Qu'est-ce que tu nous as amené Elias ? dit une voix hostile.
Je n'ai pas besoin de regarder pour deviner qui a parlé. Etalé en travers du plus gros fauteuil de la pièce, une aura de puissance semble émaner de lui et se mêler avec la fumée de la cigarette sur laquelle il tire. Le cuir défoncé de son siège crisse un peu quand il se redresse.
— Franchement Nathan, tu pourrais arrêter de faire le mafieux deux minutes pour être sympa un peu ? soupire Elias.
L'autre lui jette un regard d'une noirceur mortifère avant d'écraser le reste de sa cigarette sur la table basse. Les cendres tracent un cercle aléatoire qui se superpose à d'autres cicatrices gravées dans le bois comme des témoins d'années de ce traitement. Il caresse du bout du doigt sa fine barbe désordonnée.
À voir ces gestes, je les trouve presque trop nonchalants pour être naturels. Comme parfaitement étudiés. Il sait ce qu'il représente, quel personnage il joue, et il compte bien devenir le protagoniste de cette nouvelle scène qu'il voit en mon regard comme en ceux de chaque passant. Je ne l'ai entendu parler qu'une fois, mais je sais déjà qu'il est de ceux qui veulent faire réagir. Il veut savoir. Il veut observer, analyser les réponses et réactions des autres. Il relève les yeux et je sens au fond de ses prunelles la curiosité avide d'un chasseur.
Son apparente clairvoyance me perturbe. Est-ce que mon âme est vraiment gravée au fond de mes yeux ? Sinon, pourquoi me regarde-t-il comme ça ? Il contemple l'œuvre qu'il vient de créer, l'expression de malaise qui doit se lire sur mon visage.
Je sens mes mains commencer à trembler un peu, alors je les plonge au fond de mes poches. Je crois que je ne devrais pas être là. Je n'ai rien à faire là. Personne ne veut que je sois là. Mon nez me picote comme parcouru de petites étincelles vicieuses qui me forcent à fermer les yeux.
Je recule.
Elias pose une main rassurante sur mon épaule.
— Alors, Roxanne, le brun ténébreux là, c'est Nathan. Notre cliché préféré. Tu verras, on s'habitue.
J'acquiesce sans grande conviction. Je ne sais pas si j'ai forcément envie de m'habituer à ça, mais pourquoi pas.
Elias me décale d'un geste de la main et pousse un tas de carnets pour s'asseoir sur la table en fer forgé qui trône au milieu de la pièce. Les deux autres silhouettes s'approchent de moi et je me force un peu à leur sourire.
La première me tend la main. Je la saisis, un peu contente, très intimidée. Je me demande si le charisme est un critère d'entrée dans cet appartement. Si c'est le cas, je ne saurais pas trop dire ce que je fais là, mais ce qui est sûr, c'est que cette fille y a parfaitement sa place.
Ses longs cheveux noirs cascadent jusqu'au creux de ses reins, et deux mèches blondes soulignent les courbes précises de son visage. Des traits fins et un peu désordonnés, avec un nez de Picasso déformé. Tout en elle respire la beauté de l'assurance, une aura solaire et théâtrale, brute.
— Claire, annonce-t-elle.
Evidemment. Elle ne peut qu'être une Claire. Je n'aime pas les Claire en général, elles ont en commun cette manière d'aller partout comme si le monde leur appartenait. Assez solides pour impressionner, assez fragiles pour attendrir, et en général un petit rire strident. Tout ce que le monde a l'air d'aimer, tout ce que je déteste. Un peu superficielles, peut-être ?
Mais bon, je ne vais pas juger au prénom. Par contre, je vois déjà les petits gestes mimétiques qui pourront me donner des envies de meurtres, plus tard, dans un moment de faiblesse. Cette manière qu'elle a de mâcher de l'air avec les minuscules bruits de succion que j'imagine sous la musique. Elle n'a pas arrêté d'ouvrir et de fermer sa bouche, lèvres à peine entrouvertes puis serrées à en saigner. Pour l'instant, juste une petite spécificité. Mais je sais que mon cerveau a des capacités insoupçonnées en montage et qu'il adorerait une boucle de quelques heures de ce mouvement. Sans doute plus tard. Je n'espère pas.
Je lui souris.
Je sens que mon visage fait une grimace informe à la place, le coin droit n'est pas assez relevé et je dois juste ressembler à un tas de chair, là maintenant. J'essaie de ne pas y penser. Je jette quand même un regard dans la vitre à côté, pour être sûre. Tout va bien, du peu que je peux voir dans le reflet strié de fissures, ma silhouette parait correcte dans cette immense chemise. Il faut que je me détende.
Puis c'est au tour de celui qui attendait un peu en retrait.
— Ouriel, nice to meet you.
Je lève un sourcil inquisiteur. Un anglais ? Son accent britannique caresse les oreilles, et sa voix grave se marie bien avec cette langue, mais il a fait railler le « r » quand il l'a prononcé. Je ne sais pas si c'est un français qui joue l'anglais ou l'inverse, mais il a l'air d'un personnage original. J'imagine presque son paysage intérieur rien qu'à cette petite phrase. Je verrais bien ses pensées voleter ou nager dans son âme entre des bancs de corbeaux et de perruches muticolores comme autant de minuscules poissons.
Je lui serre la main.
— Bienvenue à Necropolis, dit-il avec un clin d'œil.
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