quatre
La pluie encercle le bâtiment où je me suis réfugiée. Je monte les marches et m'adosse à la porte battante en verre sale. Le temps normand ne me laissera sans doute pas rentrer chez moi tout de suite. Je soupire et prends une amande dans ma poche.
L'œil morne, je regarde la pluie frapper l'asphalte. J'observe ce combat bruyant entre le ciel et le goudron. Je scrute le trottoir qui attend que les coups cessent de pleuvoir.
Trois phrases qui disent exactement la même chose : il est vraiment temps de bouger. J'avale une dernière amande avant de coller mon visage à la vitre pour voir l'intérieur. L'endroit est désert. Je soulève la lourde porte et entre. Je marque un temps d'arrêt.
Un panneau de néons verts marqué « aquarium » couronne un guichet. Une jeune femme est accoudée, les yeux fixés sur l'écran de son téléphone déposé sur le bureau en face d'elle. Je m'approche d'elle. Quand elle me voit arriver, elle se redresse et me fixe de ses yeux cernés. Elle esquisse un sourire poli.
Je lui tends l'argent qu'elle demande et passe la porte automatique qui s'ouvre à mon passage. La pièce est sombre, seules quelques lumières pâles éclairent les formes mouvantes. Les poissons semblent voler tant les contours des aquariums sont floutés par les ténèbres.
J'ose à peine avancer de peur de faire un pas de trop et de marcher sur une carpe qui aurait furtivement quitté l'eau. Mon regard émerveillé navigue entre les créatures marines et les fils électriques qui flottent. Un étrange silence règne.
Pas une de ces nombreuses variété de silences que je déteste.
Ce serait plutôt un de ceux empreints d'harmonie, ceux qui signifient quelque chose. Pas un silence gêné de ces inconnus à qui tu dois parler, pas non plus celui des vieilles connaissances qui reviennent et qui tentent de reprendre contact, « comme au bon vieux temps, tu te souviens ? ». Pas un de ces silences qui ne traduisent rien à part l'envie de partir loin, très loin.
Le silence de cette pièce se rapprocherait plus des discussions nocturne avec un ami, du calme quand la musique s'arrête toute seule et que seul les rythmes de vies au loin résonnent.
Je m'avance vers le fond.
Un visage auréolé d'une lueur se balance au son d'une musique imaginaire. Des traits masculins déformés par la concentration. À l'endroit où sa tête se situe par rapport à la marée de poissons, je devine qu'il est accroupi. Ou agenouillé, en pleine contemplation. Je m'approche un peu de la silhouette, qui devient de plus en plus nette.
— Bonjour, tenté-je.
Je regrette cette parole dès qu'elle passe la barrière de mes lèvres. Je crois vraiment que la plupart de mes mots devraient rester dans ma tête. Je suis une calamité.
Le silence parfait et l'atmosphère chaleureuse qui régnaient jusqu'alors ont laissé place à un vide insupportable.
— Bonjour, répond-il.
Je ne sais pas quoi dire. Il sourit.
— Désolé pour l'accueil, je n'ai vraiment pas l'habitude de voir qui que ce soit ici, s'amuse-t-il.
Je hausse les épaules.
— Pourquoi, tu viens souvent par là ? demandé-je en désignant d'un signe de tête circulaire le reste de l'aquarium.
— En fait, je viens pour dessiner. J'adore les méduses.
Je crois qu'il n'a pas noté la virgule dans ma voix, la petite nuance qui fait la différence entre « Pourquoi, tu viens souvent par là ? » et « Pourquoi tu viens souvent par là ? ». Mais je souris et acquiesce avec un petit sourire en coin.
— Au fait, Elias.
Elias semble attendre quelque chose.
— Et toi ?
— Roxanne.
— J'aime bien, comme dans la chanson de The Police !
Il fredonne. Ses boucles brunes teintes de méduses néonisées dansent sur sa tête et retombent sur son front. Je souris. Ses yeux paraissent lilas, dans ce milieu aqueux. Je me demande de quelle couleur ils sont vraiment. J'aime bien le lilas, je crois que c'est une de mes fleurs favorites.
Je fredonne avec lui.
— Enfin quelqu'un qui a de bonnes références, à chaque fois que j'annonce mon prénom, j'attends la chanson et elle ne vient jamais. Juste « oh, c'est joli », et puis après ils sont gênés parce que The Police mis à part, il n'y a aucune remarque spirituelle à faire sur le prénom Roxanne.
Il ne réagit pas. J'espère que je n'ai pas encore trop parlé. Il prend soudain un air révolté.
—Tu as bien raison, c'est terrible.
Notre conversation palpitante est interrompue par le rassemblement d'un groupe de méduses, juste à côté de nous. Leurs corps diaphanes s'articulent les uns autour des autres, s'emmêlent.
Je me laisse glisser aux côtés d'Elias sans pouvoir détacher mes yeux de ce ballet gracieux. Je les suis, apaisée. La tête dodelinant en même temps que la dentelle fine de ces créatures fascinantes.
Je souris.
CHANSON DU CHAPITRE
(dans les écouteurs de Roxanne)
Roxanne - The Police
https://youtu.be/3T1c7GkzRQQ
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