neuf - plafond

— T'inquiète pas trop pour cette histoire d'initiation hein, nothing dramatic. Elias aime juste bien les cérémonies et tous les trucs un peu symboliques, you see ?

Ouriel a interrompu sa lecture pour dire cette phrase. Allongé sur le sol, dos contre le parquet, il lève les yeux pour voir ma réaction

Je hoche la tête et il retourne à son livre. J'ai encore un peu de mal à réaliser ce que je fais là, mais je ne vais pas m'en plaindre. C'est un peu tout ce que j'ai espéré ces dernières années, juste une rupture dans la routine. Je crois que c'est encore plus étrange, du coup. J'ai l'impression inhabituelle d'être dans un film. Une comédie dramatique un peu médiocre dont le synopsis commencerait par « Roxanne sombrait peu à peu dans la mélancolie de sa routine normande. Mais un jour, tout bascule... ». Et j'avoue que je ne suis pas contre l'idée. Je me demande juste un peu ce qui va suivre.

Ou peut-être aussi que ce jour sera unique. Peut-être que la prochaine fois que je frapperai à cette porte, on me jettera un regard interrogateur et on fermera le battant. Peut-être même que cet instant n'est qu'un rêve. Si c'était le cas, je crois que je préférerais ne pas réveiller. Quel sentiment parfait ça doit être, d'être dans un songe permanent. Un monde déformé aux perspectives aléatoires et à la bande-son ininterrompue. Ce genre de rêves.

J'adorerais.

De toute façon, la réalité est un concept abstrait, donc quelle différence si je n'y suis pas, là maintenant ?

Je crois que je réfléchis un peu trop.

— Vous vous connaissez depuis longtemps ? demandé-je.

Ouriel corne le haut de sa page. Il presse le papier avec ses ongles peints de noir et y laisse une marque qui ne partira jamais. Je vois quel genre de lecteur il est. De ceux qui aiment faire vivre l'objet, laisser des notes, des post-it, des marque-pages ou des coin cornés pour y revenir des années plus tard et se rappeler exactement la sensation. Un nostalgique, donc. Pas un perfectionniste. Plutôt du genre à aimer la spontanéité du brouillon plutôt que la perfection froide d'un projet fini, je dirais.

Il pose le recueil à côté de lui, sur une pile de livres agrémentés de papiers de toutes les couleurs qui en dépassent. Surtout du jaune, d'ailleurs. Je ne sais pas si c'est dû à une passion commune de cette couleur ou au fait que les post-it sont simplement généralement de cette teinte, mais j'apprécie le détail. Je regarde le titre.

« Les fleurs du mal »

Classique baudelairien. Je sens qu'on va bien s'entendre.

Quand j'y pense, c'est un peu prétentieux de se dire qu'on va s'entendre avec des amateurs de poésie. À la limite du sectaire en réalité, ça me met un peu mal à l'aise. Mais de toute façon, je ne peux rien faire de particulier pour changer mes premières impressions. Donc je vais simplement partir du principe qu'on a un intérêt en commun.

­— I would say depuis le début de la seconde, répond-il. En fait, on a tous rencontré Raphaël séparément, and then, boom. Magic happened.

J'attends qu'il ait fini de mimer l'explosion avec ses mains.

— Raphaël ?

Il sourit.

— Yes, notre ancien « R ».

— Oh.

Je me fige. À voir son regard fixé sur le plafond grisâtre, je devine que j'ai touché un point sensible. Je me demande ce qui est arrivé à ce fameux Raphaël. Ouriel a dû remarquer mon trouble, puisqu'il intervient :

— Don't worry about it, il est pas mort.

Il est secoué d'un rire un peu crispé. Je ne sais pas trop comment réagir, je ne voudrais pas trop insister non plus, en réalité. Il faut que je change de sujet.

— Ce plafond est un peu vide, tho, dit-il.

Je le remercie silencieusement de m'avoir sortie de cette situation, même si cette nouvelle idée n'a pas l'air absolument passionnante, vue d'ici. Je hausse les épaules. Je n'ai pas d'avis particulier sur la question.

— Come and see, m'invite-t-il.

Sans discuter, j'obtempère. Je descends de la table où j'étais perchée et m'allonge à côté de lui sur le sol.

­— C'est vrai.

Je marque une pause.

— En fait, il faudrait le repeindre en jaune, dis-je.

Ouriel tourne la tête pour me jeter un regard amusé.

— Deux heures ici et tu veux déjà lancer des rénovations ? You're fast. Mais je suis d'accord. Avec deux ou trois dessins et citations dessus, sounds great. Il faudrait demander à Elias.

Un bruit sourd ébranle les murs.

— C'est nous ! s'écrie la voix de Claire, un peu rieuse.

Je soupire. Ce moment paisible était trop long pour durer. 

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