huit
Un lourd silence recommence à écraser la pièce. Je sens presque les étagères déjà croulantes grincer sous son poids. Je cherche quelque chose à dire en vain, je fais défiler mes pensées le plus vite possible en rejetant chaque possibilité. J'analyse chaque élément de la pièce à la recherche d'un commentaire à faire. Le poster fight club ? Trop facile, et ça ne peut pas déboucher sur un échange de plus de deux phrases. Un A rouge tagué sur la vitre ? Trop sensible, je ne connais rien à l'anarchie et je déteste parler de ce que je ne connais pas quand je ne sais pas comment les autres pourraient réagir. La platine poussiéreuse ? Rien à dire dessus. Je scrute la collection de vinyles à la recherche d'un titre familier. Je me concentre sur la musique pour essayer de reconnaitre l'album d'Arctic Monkeys qui tente avec peine de remplir ce néant de conversation. Je regarde les croquis empilés sur le sol, les pages arrachées de carnets griffonés, mais toujours aucune parole digne d'être prononcée.
Impossible que dans ce chaos culturel et visuel je ne trouve rien de suffisamment à la fois singulier et fédérateur pour commencer une conversation fertile et faire bonne impression.
Je ne sais même pas pourquoi je veux faire bonne impression. Après tout, je devrais me foutre complétement de ce que pensent ces gens, non ? Je ne les connais même pas.
Je m'arrête enfin, sur l'idée la plus logique, sur la plus évidente.
— Alors ces clefs ?
J'ajoute à cette phrase prononcée d'un ton détaché une main passée dans mes cheveux. Je remets mes boucles en place et les sens retomber aussitôt. Inutile. Mais au moins, je ne suis pas restée les bras le long du corps dans une attitude visible de malaise intense. Toujours au moins essayer de faire illusion. Et ça même si ma seule envie est de partir en courant. N'importe où pourvu que mille yeux scrutateurs ne me fixent plus.
Elias me regarde encore par-dessous ses cils. Sa fossette tressaute un peu dans un demi-rire étrange.
— J'ai peut-être un peu menti, annonce-t-il.
J'attends la suite
— On a pas les clefs. Genre vraiment pas. Mais...
Et il a beaucoup allongé le « mais », comme pour m'indiquer que je venais de tomber sur l'occasion de ma vie. Je patiente le temps qu'il finisse son mot. Puis sa pause de suspense intense. Il n'a pas arrêté.
— Oui ? l'encouragé-je, un peu perplexe.
— Tu vas trouver ça très con comme idée, mais tu vois l'appartement s'appelle Necropolis pour toutes nos initiales...
Je lui fais signe de continuer. Un gémissement de cuir me fait tourner la tête. Nathan s'est renfoncé dans son siège et a jeté sur le sol un paquet de cigarette vide. Des Marlboro anglaises, apparemment.
« Smoking kills »
Au marqueur rouge, on a rajouté d'une main maladroite juste en dessous :
« life too »
C'est d'une banalité infinie, presque aussi ridicule que la devise des accros à la nicotine de moins de quinze ans : « fume avant que la vie ne te fume ». Je ne peux m'empêcher d'esquisser un rictus un peu moqueur devant cette inscription. Le mafieux a laissé choir le carton sans y faire plus attention. Une expression à la fois intriguée et vexée s'inscrit sur le visage de Nathan quand il remarque ma moue railleuse. Je la retire tout de suite de mon visage et recentre mon attention sur Elias.
— Donc N pour Nathan, E pour Elias, C pour Claire et O pour Ouriel. N. E. C. O. Donc tu vois, pour le moment ça fait juste Neco donc c'est un peu ridicule. Donc on cherchait un R pour aller avec.
Je me fige, interloquée.
— C'est super con, laché-je.
Elias se décompose alors que les trois autres acquiescent d'un même geste. Je peux presque voir sa déception faire fondre ses joues qui s'affaissent soudainement en faisant disparaitre sa fossette.
— Bon, t'as ta réponse Elias, dit Nathan en se levant. Maintenant si tu permets, j'ai autre chose à foutre.
Avant même que le son de ses pas précipités ne parviennent à mes oreilles, la porte est déjà claquée et sa présence évaporée. Il a glissé sur le sol presque en ondulant, et je n'ai pas eu un seul instant pour ouvrir la bouche et me justifier. Les gens sont étranges.
J'adore.
— Non, je veux dire que je comprends pas trop, mais c'est plutôt original et j'ai rien de mieux à faire donc pourquoi pas être votre « R », tenté-je de me rattraper.
Et je le pense. J'ai dit ça sans réfléchir, pour une fois. Sans doute une des premières fois de ma vie je suppose, mais j'ai tant besoin d'action, tant besoin de nouveauté, de frisson ou d'émotions en ce moment, pour remplacer le néant qui m'habite. J'ai l'intime conviction qu'il n'y avait pas d'autres solutions. Cela devait se passer comme ça, pour une raison que j'ignore encore.
— Excuse Nathan, soupire Ouriel, he's an asshole.
À son expression de profonde lassitude, je devine que ce comportement est habituel. Mais je perçois sous cet apparent agacement un ton à la limite de l'attendrissement ou de la compassion, comme si l'anglais comprenait quelque chose à propos de son ami, quelque chose qui ne pouvait s'expliquer en une minute, et qui prenait sans doute des années de confiance et d'amitié à comprendre.
Ma vision des choses est tellement niaise que je ne peux m'empêcher d'en sourire. Je déteste quand je suis comme ça.
Claire semble prendre ce sourire personnellement, puisqu'elle me rend mon sourire. Il est froid et sans saveur. Je crois que cette fille ne me plaira pas. Peut-être que c'est simplement de la jalousie au premier coup d'œil. J'admire cette présence malgré son silence. Être charismatique alors qu'on est muet est un don qui n'est vraiment pas donné à tout le monde. Je dirais que je ressemble à un cadavre, quand je ne dis rien. Et la plupart du temps, je ne dis pas grand-chose, donc mon état général se rapproche assez de celui d'un zombie.
Je devine à la manière dont les deux autres la regardent que si elle avait décidé de prendre la parole, personne ne l'aurait interrompue. Cette constatation me donne une seule envie : remonter le fil de sa vie. Comment une enfant normale devient-elle une Claire ? Et où est-ce que le processus a échoué pour moi ? Je suppose que je ne saurai jamais vraiment.
Je sursaute. Elias a tapé brusquement dans ses mains. Il a repris toute sa contenance évaporée après ma première intervention.
— Parfait. Maintenant, l'initiation.
Il enchaine sa remarque avant un rire que je suppose diabolique mais qui ressemblerait plus à une chèvre sous acides à l'agonie.
Je soupire.
Je ne sais pas dans quoi je me suis lancée.
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