6. Garde du palais
De ce que je me souviens, j'étais en train de me balader quand j'aperçus l'étranger.
J'attendais mon tour de garde en flânant à l'ombre de la végétation luxuriante, au doux son du pépiement des oiseaux. Sous le soleil de cette fin d'après-midi l'île de Colchide, qui m'avait vu naître et grandir, arborait de douces teintes pastels que je ne me lassais pas d'admirer. La chaleur douce et agréable me plongeait dans un état serein et confiant, bien loin des tracas du quotidien. Malgré tout, je n'oubliais pas de surveiller la course de l'astre solaire : il ne s'agissait pas d'être en retard à mon service ! Alors, tranquillement et sans me presser, je rejoignais le palais, quittant les chemins de terre pour les rues pavées.
C'est le bruit caractéristique de sabots sur la pierre m'a tiré de ma rêverie. J'ai dégagé la chaussée, prêt à saluer le paysan. Et moi qui connaissais au moins de vue tous les habitants de la ville, je ne l'ai pas reconnu ! Je l'ai détaillé, pour essayer de savoir ce qu'il faisait là, qui il était... Il ne ressemblait pas aux habitants de Colchide : il avait le nez droit et les traits durs, les yeux et la peau claire. Il n'était pas d'ici, c'était une certitude.
Je posai alors mon regard sur son attelage, et mon coeur manqua un battement. Immobile de stupeur, je détaillai avec terreur la robe des taureaux aussi noire que du charbon, leurs sabots et leurs cornes luisants, leurs yeux de braises. Ils dégageaient une odeur de souffre, qui vous prenait à la gorge et vous emplissait les poumons jusqu'à l'asphyxie.
Tout surpris que j'étais, je reconnus ces bêtes. Une légende urbaine parlait de taureaux infernaux au service du roi pour dissuader ou éliminer ceux qui convoitaient la Toison d'or. Mes collègues qui étaient de garde dans la salle du trône racontaient que le roi soumettait à ces fouineurs avares une série d'épreuves irréalisables à base de taureaux cracheurs de flammes et de guerriers sortis de terre. Mais nous pensions tous que ce n'était que des mots en l'air !
L'étranger - je crois que c'était un Grec, au vu de son chiton - se dirigeait vers le champ qui jalonnait l'étable. Et les bêtes, même si elles traînaient un peu la patte, le suivaient sans l'envelopper de flammes. Malgré leur aspect redoutable, elles semblaient résignées.
Ma peur diminuait, rongée par la curiosité. Je suivis discrètement cet inconnu, impatient de découvrir si les guerriers squelettes relevaient aussi de la légende ou non.
L'étranger manœuvrait maintenant la charrue de façon à tracer des sillons dans la terre meuble. Je l'observais en silence suer et déployer toute sa force pour faire avancer en ligne droite les bovins. Ses muscles puissants se tendaient sous l'effort, je voyais des gouttes de sueur perler à son front et le long de son cou.
Lorsqu'il eut fini, il a ramena les bœufs dans l'étable et revint vers le champ avec un sac dont le contenu s'entrechoquait tandis que l'étranger marchait, sûr de lui.
Il sema le contenu de son sac dans les sillons fraîchement creusés. Mais ce n'était pas des graines, ça non. Plutôt des crocs. De longues dents pointues, un peu comme celle des serpents. Mais même les serpents les plus grands n'avaient pas des crocs de la taille de mon avant-bras !
Dès que la dernière dent fut semée, il s'éloigna prestement du champ. Les crocs s'enfoncèrent d'eux-mêmes dans la terre. Pendant quelques instants, rien ne se passa, mais l'attente de ce qui aller arriver rendait l'atmosphère aussi pesante qu'un jour d'orage.
Je jetai un coup d'œil vers l'étranger : il avait le visage fermé, sa posture était celle du combattant sur ses gardes. Tout dans son attitude inspirait la bravoure et le courage. Mais un observateur attentif - et je peux vous dire que pour être garde, on a intérêt à cultiver cette qualité - pouvait déceler son appréhension en regardant ses mains : la droite était serrée fort sur la poignée de son épée tandis la gauche tenait très fermement une pierre, à s'en faire blanchir les jointures. D'ailleurs, qu'espérait-il faire d'une simple pierre ?
Un mouvement aperçu du coin de l'oeil me fit immédiatement reporter mon attention sur le champ. Une vision digne des histoires que mon grand père nous racontait à la tombée de la nuit, à l'heure où les ombres deviennent monstres, s'est offerte à moi : une main cadavérique venait de sortir de terre ! Puis une deuxième, une troisième, et d'innombrables mains qui furent suivies par des bras, qui hissèrent des têtes, des bustes, des bassins, des jambes ! Et quelques secondes plus tard, se tenaient dans le champs une dizaine de guerriers cadavériques, en armure et l'épée à la main. J'étais horrifié et tétanisé : c'était des cadavres, tout droit venus du royaume d'Hadès, qui allaient nous y conduire de force ! Je pensai à m'enfuir, mais je n'étais pas de ceux qui fuient leurs peurs. Alors je restai et j'observai les gestes de l'étranger.
Il arma le bras qui tenait la pierre, hésitant. Les guerriers se tournèrent vers lui. Il prit une profonde inspiration, une bouffée de courage, et lança la pierre sur l'un des cadavres.
Elle heurta le guerrier avec force et rebondit sur son plastron pour foncer sur un autre des combattants qui, ne comprenant pas d'où elle arrivait, se retourna contre ses camarades. Il donna un large coup d'épée qui faucha deux des guerriers. Les autres, très bêtement, s'attaquèrent les uns les autres. Quelques secondes plus tard, il ne restait plus qu'un tas d'os et de ferraille qui s'enfoncèrent dans la terre.
J'étais ébahi : ces épreuves étaient réputées insurmontables et tous ceux qui s'y étaient frottés y avaient laissé la vie. Et là, sous mes yeux, voilà qu'un étranger venait de triompher avec une incroyable facilité ! Vraiment, je n'en revenais pas.
Je voulus aller à la rencontre ce prodigieux étranger mais il avait filé. Et à voir la hauteur du soleil dans le ciel, il ne me fallait pas tarder si je voulais arriver à l'heure à mon tour de garde. Alors je me détournai de l'étable pour rentrer d'un pas vif et énergique chez moi, la tête encore remplie de ce miracle et le coeur battant la chamade de ce moment de terreur. Ou était-ce un mauvais pressentiment ?
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