5. Jason

Avec du recul, je me rend compte que prêter serment de fidélité à une princesse, magnifique, certes, mais dont je ne connaissais rien, était stupide. Vraiment extrêmement stupide. C'est d'ailleurs cette promesse idiote qui m'a fait tout perdre.

Mais, je savais que les déesses Héra et Athéna veillaient sur moi, et je me doutais qu'elles n'étaient pas totalement innocentes dans l'amour que me portait Médée. Car cet amour si destructeur m'apporta d'abord la victoire : sans les potions et la ruse de Médée, jamais je n'aurais pu m'emparer de la Toison d'or !

Toujours est-il que dès que j'eus prêté serment à cette belle princesse, je retournai voir le roi Aètès, pour récupérer les dents de dragons. Il me les remit d'un air narquois, persuadé que je ne parviendrais même pas à atteler les bœufs.

Je me dirigeai alors vers le sud de la ville, où se trouvait l'étable. Avant d'y pénétrer, je bus d'une traite la potion que Médée m'avait donné.

Il faisait très chaud et l'air était lourd dans le bâtiment. Au début, le vaste espace me parût vide. Puis, mes yeux s'étant habitués à la pénombre, je distinguai une charrue de fer, visiblement à l'épreuve des flammes. Et, au fond, allongés sur le sol terreux, deux énormes bovins qui me fixaient, aux aguets.

Je m'avançai aussitôt vers eux sans la moindre hésitation. Lorsque je fus à quelques mètres d'eux, les taureaux se figèrent complètement, aussi agressifs qu'Arès, tendus comme la corde de l'arc d'Artémis, grondant comme le tonnerre de Zeus. Je savais que le pas suivant serait le pas de trop, celui qui les ferait réagir. Je m'avançai encore, et ils se levèrent d'un mouvement incroyablement fluide et rapide.

À présent, je les voyais dans toute leur hauteur et leur majesté. Ce n'étaient vraiment pas des bœufs comme les autres. Des flammèches s'échappaient des naseaux d'un des taureaux. Le coeur battant à tout rompre, je m'avançai encore, jusqu'à presque pouvoir les toucher. Et au moment où je m'élançai pour attraper l'un des bovins par les cornes, il chargea. Je l'évitai d'un bond, tandis que l'autre se déplaça vers un endroit plus calme de l'étable.

Le premier bovin revint à la charge, des flammes s'échappant de ses naseaux. Encore une fois, je l'évitai au dernier moment. Je compris rapidement que le poids de mon adversaire était sa principale faiblesse, car cela le ralentissait beaucoup dans ses changements de direction. Je me mis alors à zig-zaguer dans toute l'étable pour échapper au taureau furieux. Je profitai de cette course-poursuite pour réfléchir à la manière dont j'allais bien pouvoir saisir les cornes du taureau afin de l'amener jusqu'à la charrue.

Lorsque je fus assez proche de l'engin, je me retournai, dos au mur, pour faire face au bovin. Il me fonçait droit dessus à pleine vitesse. Je m'écartai au dernier moment. Le taureau, très puissant physiquement mais assez limité intellectuellement, s'écrasa violemment contre le mur, heureusement fort bien construit.

Je profitai de l'étourdissement de la bête pour lui saisir fermement les cornes. Il se débattit faiblement mais, encore étourdi par le choc, ce mouvement le fit vaciller. Je le conduisis vers la charrue et l'harnachai solidement. Il reprenait lentement ses esprits et, lorsqu'il s'aperçut ce que j'étais en train de faire, m'enveloppa dans un tourbillon de flammes. Je retins ma respiration, persuadé que c'était la fin.

Mais la potion de Médée était efficace, car les flammes ne me causaient qu'une chaleur désagréable et un léger manque d'oxygène. Aussi, quand le bovin fut à bout de feu, et fortement surpris que j'y ai survécu, j'étais plus confiant que jamais. Il bougea à peine lorsque je m'éloignai pour aller m'occuper de l'autre taureau, qui n'avait pas perdu une miette de la scène.

Il s'avança à ma rencontre. Lorsque que nous fûmes à un bras de distance, lui aussi m'enveloppa de flammes, apparemment persuadé de pouvoir mieux réussir que son voisin. En vain. Alors il chargea.

Je m'écartai rapidement. Le taureau tourna la tête et me vit courir vers la charrue pour l'y entraîner. Cependant, il fit demi-tour, bien décidé à ne pas rentrer dans mon jeu.

À chaque fois que je m'approchais de lui, il se décalait. Mais, au bout de longs et laborieux efforts, je réussis à le coincer dans un coin. Résigné, il s'allongea sur le sol sans me prêter plus aucune attention. Je lui attrapai les cornes. Aucune réaction. Je tirai de toutes mes forces. Aucune réaction. Il ne bougeait pas d'un poil et ruminait même nonchalamment. Je tentai de le mettre debout, en essayant de soulever son lourd postérieur. C'était peine perdue, évidemment.

Je sentis une amère frustration me gagner. Après toutes les épreuves que nous avions surmonté au cours du voyage après tous les efforts que je venais de fournir, je me voyais réduit à l'impuissance par un taureau borné. Une vague de colère monta, faisant bouillir mon sang, et j'eus envie de tout envoyer valser : abandonner ce taureau, la Toison d'Or, et même Iolcos et son trône, injustement volés. Oublier les hommes, les rois et les dieux. Partir, disparaître sur une île, me reconstruire une vie simple et tranquille. Mais les conseils du sage Chiron me revinrent à l'esprit : ne jamais agir sous l'impulsion de la colère, peser le poids de chaque option avant de se décider. Toujours considérer la situation sous un autre point de vue.

Plutôt que ma force, c'était ma ruse que j'allais mettre à profit pour atteler ce bovin récalcitrant.

Je rapprochai la charrue du taureau, qui se leva pour s'en éloigner. C'est à ce moment-là que je l'empoignai par les cornes. Furieux, il a rua dans tous les sens. Plusieurs fois, mes pieds quittèrent le sol. Plusieurs fois, je fus enveloppé par des flammes qui auraient dû me réduire en cendres.  Plusieurs fois, mon corps fut violemment secoué. Mais tout autant de fois, mes mains restèrent fermement accrochées aux cornes de ce taureau infernal.

Finalement il se résigna et me laissa l'attacher à la charrue aux côtés de son camarade désormais indifférent.

Et c'est confiant que je ressortis de l'étable car, même s'ils n'étaient pas des plus cléments, les dieux semblaient finalement en ma faveur.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top