Chapitre 9 : Sang
Hôpital Saint-Louis, salle de motricité
J'enfile ma tunique blanche tandis que Jones se rince la bouche dans la salle de bain de ma nouvelle chambre. Alors qu'elle revient vers moi, un paradoxe colore son visage : ses joues rougissantes m'indiquent qu'elle est intimidée par ce que nous venons de vivre, mais son regard hautain et provocateur révèle toute l'assurance de cette femme audacieuse. Me sentant moi-même un peu mal à l'aise, je tente de reprendre une conversation normale :
- Matt. Mon prénom, c'est Matt. Je m'en rappelle maintenant.
- Ah ? Moi, je préfère Eden.
- Moi aussi, je préfère Eden. Je n'aurais même pas dû te dire ça. Parce que je n'aime pas ce type. Je ne veux plus être Matt.
C'est la première fois que je la tutoie. C'est venu comme ça, naturellement. J'imagine que ça aurait été bizarre que je la vouvoie après l'avoir vu à genou en train de...
- Bien, il faut que tu reprennes tes exercices.
Je sursaute alors que cette injonction coupe le fil de mes pensées.
- J'ai du travail, poursuit-elle, je ne peux pas rester avec toi plus longtemps.
- Vous êtes mal à l'aise ? Non, je demande ça parce que...
Quel abruti ! Voilà que je la vouvoie à nouveau, et que je mets les pieds dans le plat. Je n'ai plus qu'à rectifier le tir en lui montrant que la situation n'a rien de gênant. Si non elle n'osera plus jamais me regarder en face.
- Enfin, c'est parce que je trouve que vous aviez raison.
- A quel sujet ?
- Vous vous débrouillez mieux que Solène. Vraiment.
Elle éclate de rire, d'une voix claire et posée. Un peu abasourdi, je la dévisage et ne peux m'empêcher de sourire. Elle ne montre plus de gêne ou de retenue, elle rit simplement, naturellement. Pas le genre de rire qui masque un malaise, mais un rire franc et léger. Mon regard s'arrête sur sa bouche, ses lèvres. Et j'ai encore du mal à réaliser ce qui s'est passé.
- Allez Eden, reprends tes exercices maintenant. Trêve de plaisanterie.
- Parce que vous, vous plaisantiez ? Ah mais dans ce cas-là, je me remets immédiatement au travail. Je dois vite dompter ma main droite : puisque Madame plaisantait, je risque d'en avoir bientôt besoin.
Elle comprend le sous-entendu grivois et sourit à nouveau.
- Tu en auras besoin, oui, mais peut-être pas aussi tôt que tu le dis.
Elle m'envoie un clin d'œil, et je lui tourne le dos pour me remettre au travail. Je l'entends quitter la salle, tandis que je me concentre pour passer la balle de ma main droite à ma main gauche. Au bout de plusieurs fois, mon mouvement est fluide et la pression adéquate. Mais un mal de tête lancinant m'indique que je dois stopper les exercices de concentration. J'attaque une série d'abdominaux, un effort bête et méchant qui me permettra de reposer mes neurones. Après cent contractions, je décide d'arrêter pour aujourd'hui. Je dois y aller en douceur. L'espace d'un instant, je m'imagine regagner ma chambre et allumer la télévision. Mais il n'y a plus de télé à regarder. Le monde n'existe plus.
Je me demande bien comment je vais occuper mon temps. Mais je n'ai pas vraiment l'occasion d'y réfléchir, car à peine allongé, je m'endors aussitôt.
Lorsque je me réveille, Jones m'apporte à manger. Elle dépose l'assiette sur ma tablette à roulette et jette un œil dans ma direction pour voir si je suis éveillé.
- Jones, quels loisirs ont les gens ici ? Il n'y a plus de télé ni internet, alors...
- Ils lisent. Nous avons une petite bibliothèque, elle est très utile. Et puis, ils travaillent. Chacun doit s'investir pour que nous survivions. Tout le monde a un travail.
- Je vois... Je vais bientôt travailler ? Dans quel service allez-vous m'affecter ?
- Ne sois pas trop pressé. D'abord, ta rééducation. C'est la priorité absolue. Dans les jours qui viennent, je vais te faire visiter les locaux. Ainsi, tu comprendras mieux notre fonctionnement, et surtout le rôle qui sera le tien. Je reviens te voir demain matin. Bon appétit et bonne nuit.
Elle approche son visage du mien et m'embrasse sur le front avec douceur, et sort.
Je décide de ne pas manger au lit. Après tout, je n'ai pas de raison de rester alité. Je me lève avec une aisance qui me surprend moi-même. J'attrape le plateau repas et m'installe sur la chaise devant mon bureau. Je tente de tenir mes couverts comme un être humain civilisé, mais ma main droite me pose encore problème.
Des pommes de terre et toujours cette viande bouillie... mais cette fois, Jones ne l'a pas coupée en morceaux. Je vais devoir me débrouiller seul. Le premier essai est un échec cuisant : le bifteck vole en travers de la pièce et atterri sous mon lit. Je le ramasse avec difficultés et le passe sous l'eau tout en pestant. Encore heureux que Jones m'ait laissé mon bras gauche d'origine. Une idée me traverse alors l'esprit : et si elle n'avait pas fait ces changements sur mon corps en fonction de mes blessures, mais plutôt en fonction de ce qu'elle voulait tester sur un être humain ? Avait-elle réellement l'obligation de transformer autant de choses sur moi pour ma survie ?
Je secoue la tête comme pour chasser ces pensées suspicieuses. Après tout, si je suis en vie c'est à elle que je le dois. Je n'ai pas à remettre son travail en cause.
Après toute une série de ratés, j'ai enfin coupé (ou plutôt déchiqueté) quelques morceaux dans ma tranche de rôti. Je mange mon assiette froide, mais je savoure cette sensation d'autonomie. A peine mon assiette terminée, je retourne en salle de motricité et entraîne mes doigts à tenir des objets fins : saisir un stylo est très difficile, mais je parviens tout de même à tracer de grands caractères d'imprimerie. Mais plus j'essaie de m'appliquer, plus je serre fort le stylo. Tant et si bien qu'il finit par exploser entre mes doigts, me blessant pas la même occasion. Je ne saigne pas, un liquide blanchâtre s'échappe de la fine coupure au creux de ma paume. Intrigué, je décide d'aller rincer ma main pour regarder cette entaille de plus près. Mais une fois arrivé dans la salle de bain, le liquide a séché, il est devenu transparent. Comme une fine couche de vernis. Et, en dessous, la coupure a disparu.
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