Chapitre 25 : Rencontre
Tenant toujours la braise chaude au creux de ma paume, je balaie d'un coup d'œil l'obscurité tout autour de moi. Je ramasse le manteau d'homme et le porte à mon visage sans réfléchir.
Il ne sens pas la mort et la poussière, mais plutôt la transpiration. Ce manteau a été porté récemment, et mes sens aiguisés ne tarderont pas à m'en apprendre davantage. Je ferme les yeux pour me concentrer sur le parfum singulier qu'il dégage. Mais un petit son m'interrompt.
- S'il vous plait... lance timidement une voix aiguë, rendez-moi mon manteau.
Je sursaute et sens mes tympans s'activer, à l'affût comme s'ils n'avaient jamais entendu une voix auparavant. J'identifie immédiatement la provenance de ce son : l'embrasure d'un porche. Et l'odeur qui émane du manteau m'apparaît dans son subtile arôme. Ce sont des hormones féminines. Comme les animaux, je suis capable de les distinguer. Mais l'odeur de la chair carbonisée me sort de ma torpeur. Je lâche prestement la braise en jurant.
- Ah, c'est ton manteau ? Je vais te le rendre. Ne t'inquiète pas. Je m'approche de toi, mais c'est pour te le donner. Ne t'enfuie pas, s'il te plait...
Cette dernière phrase, tant murmurée qu'à peine audible, sonne comme une prière désespérée. J'ai beau ressentir des décharges électriques tant je suis excité de trouver un être vivant, la peur me tiraille le ventre : c'est la crainte de la voir s'enfuir lorsqu'elle découvrira que je ne suis pas complètement humain, l'angoisse de me réveiller et d'avoir seulement rêvé de cette scène, et surtout la phobie de me retrouver seul sur cette planète avec quelqu'un d'autre, quelqu'un qui pourrait être détestable, monstrueux. Quelqu'un de pire que la solitude.
Je devine la petite silhouette recroquevillée sur une marche, adossée au bois vermoulu d'une porte fatiguée. Mon œil passe en vision nocturne, et les contours se précisent. Elle a enfoui sa tête entre ses genoux, comme pour se préparer à un impact. Je lui tends le manteau et m'efforce d'adoucir au maximum ma voix rocailleuse :
- Tiens, n'attrape pas froid.
Lentement, elle redresse la tête. Je réalise immédiatement que mon œil robotique, avec sa lumière rougeoyante qui la fixe, va l'effrayer. Je le ferme aussitôt, tandis que son visage se tourne enfin vers moi. Privé de ma vision nocturne, je ne distingue plus grand chose.
- Viens, je vais te montrer où j'habite. Ici c'est pas terrible, ça sent l'humidité.
Elle ne répond rien, se contente d'attraper le grand manteau difforme, et se cache dedans. Je me rends compte que ma proposition était peut-être un peu trop directe. Effrayante, même. Je corrige :
- Comme tu veux... On peut rester ici.
J'écoute sa respiration s'apaiser au fil des minutes qui passent, mais je sais qu'elle ne s'endort pas. Elle attend. J'imagine qu'elle guette le moment opportun pour me fausser compagnie, étant donné qu'elle ne manifeste aucun plaisir à croiser l'un de ses semblables. Moi, je suis comme un lion en cage. Je meurs d'envie de lui poser mille questions.
Qui est-elle ? Comment a-t-elle survécu seule, ici ? Depuis combien de temps traîne-t-elle dans ce quartier, à quelques pâtés de maisons de mon QG rouillé ? Pourquoi est-elle encore en vie, alors que tous sont morts ? A-t-elle survécu à la fin du monde ? Y a-t-il d'autres êtres vivants qui peuplent finalement la terre depuis tout ce temps ?
Je ne dis rien, je bouillonne malgré un calme apparent. Je maîtrise ma respiration. J'inspire et expire profondément, pour donner l'illusion du repos. Au bout de plusieurs minutes, elle s'imagine que je dors et se lève sans bruit. Alors qu'elle passe juste sous mon nez, j'attrape son poignet d'un geste rapide et ferme :
- J'attendrai ici, reviens quand tu veux. Si un jour tu as envie de discuter...
Je la lâche et elle part comme une furie. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce n'est pas ce que j'avais imaginé. J'entends ses pas rapides résonner contre les façades, son souffle haletant et ses battements de cœur saccadés. Et je l'entends s'effondrer. Je n'y comprends rien.
L'aube pointe son nez, la nuit s'est déjà bien éclaircie. Suffisamment pour que je l'aperçoive, les genoux à terre, quelques mètres plus loin. J'entends ses sanglots. C'est bien ma veine. Je trouve une personne en vie, et il faut que ce soit une gamine effrayée. J'aurais pu tomber sur un grand barbu, qui serait devenu comme mon frère. On aurait fait les quatre-cent coups dans la ville, devenue notre terrain de jeu. Ou alors une jeune femme divinement belle, dont je serai tombé fou amoureux. Mais non, il a fallu que je tombe sur ça. Une petite chose fragile que je vais devoir consoler. La colère monte en moi. Si un dieu existe quelque part, il est en train de se payer ma tête. Et ça me donne des envies de meurtre.
Je soupire bruyamment en fermant les yeux. Une fois privé de la vue, mes autres sens sont à l'écoute de la petite chose. Et malgré moi, je me laisse atteindre par sa détresse. J'avance tranquillement vers elle, sans me précipiter pour ne pas l'effrayer davantage.
- Je m'appelle Eden, je lance d'une voix amicale.
Les premiers rayons du soleil sont désormais tout proches. Il fait suffisamment jours pour que je distingue les traits fins et crispés de son visage pas si enfantin.
- J'ai pas de prénom, marmonne-t-elle en reniflant.
Je lève les yeux au ciel et résiste à mon envie première de lui envoyer une grande claque pour la faire réagir. Calme et douceur. Douceur et calme.
- Ok, mais ça c'est pas grave. Tu vois, avant je m'appelais pas comme ça... Alors tu peux choisir comment tu veux que je t'appelle. Parce que dans ma tête, à l'heure actuelle, tu t'intitules "P'tite chose qui chouine".
Bon, je me suis un peu ramassé sur la fin, mais j'ai essayé d'être sympa. Contre toute attente, ma remarque lui arrache un sourire presque amusé.
- Allez, P'tite chose, lève-toi et suis-moi. Il va pleuvoir dans pas longtemps, on va aller s'abriter dans mon tank, ok ?
J'avance vers elle en lui tendant la main, mais elle se crispe et s'apprête à décamper comme un animal traqué.
- C'est quoi le problème ? C'est mon œil qui te fait flipper ?
- Non. Je... je veux bien venir avec toi. Mais tu restes loin de moi, d'accord ?
Je glisse mes deux mains dans les poches de ma veste pour lui montrer que j'ai compris et que je garderai mes distances. Je ne m'explique pas sa méfiance à mon égard, mais l'urgence n'est pas là car les nuages gris sont menaçants. Je sens l'odeur caractéristique d'une pluie acide en approche. Et une autre odeur que je ne parviens pas encore à déchiffrer.
Elle tente de se relever mais pousse un cri plaintif. Son deuxième essai est à peine plus concluant : elle se redresse, tangue sur quelques mètres et s'effondre, évanouie. Je m'empresse de la rejoindre lorsque, dans un instant de lucidité, elle murmure quelque chose que je ne comprends pas tout de suite.
La P'tite Chose ne va pas bien. Ce salopard de bon dieu ne m'a envoyé ni grand frère espiègle ni amante désirable, juste une jeune femme brisée. La nuit s'est dissipée, je reconnais enfin l'odeur de sang qui émane d'elle, et je distingue parfaitement son pantalon rougi à l'entre-jambe.
"ils n'auront pas mon bébé..." a-t-elle soufflé.
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