Chapitre 24 : La Ferme


A peine ai-je posé un pied en dehors de l'ascenseur qu'une odeur forte assaille mes narines. Une odeur de crasse, de sueur et de sang. Mon odorat sur-développé peine à encaisser le choc, et je sens immédiatement une migraine grignoter mon cerveau.

Les sons ne sont guère plus agréables : j'entends des plaintes et lamentations malgré le brouhaha ambiant des machines. L'agitation ambiante contraste avec la douce quiétude de l'étage que je viens de quitter, quelques secondes auparavant. 

Je me sens comme propulsé sur une autre planète, en total décalage avec ce que j'ai pu vivre ces derniers jours. Adieu, le blanc immaculé de ma salle de réveil. Les murs suintent, l'air est poisseux. Une signalétique digne d'une usine désaffectée indique plusieurs directions, parmi lesquelles je distingue notamment "cultures", et "crèmerie". Mes pas hésitent quelques instants, puis je m'engage dans le couloir annonçant les cultures.

Rapidement, au bout de quelques mètres, la voie s'élargit et je débouche sur une grille rouillée. J'imagine que ce n'est pas un réel obstacle, car mon badge doit me permettre de déverrouiller la porte. Pourtant, dès ma première tentative, la voix robotique annonce : "Attention. Zone réservée au personnel habilité. Veuillez vérifier votre autorisation." Eh merde. J'insiste en passant mon badge une seconde fois. La voix reprend son refrain, et je constate qu'une lumière rouge s'est allumée sur le boitier. J'ignore si une alarme va s'enclencher quelque part, mais je crains d'avoir de sérieux problèmes... Autant aller jusqu'au bout, quitte à être descendu ici.

Je regarde derrière moi, le couloir est toujours désert. J'envoie un violent coup de poing dans le boitier qui explose comme un vulgaire jouet. Les petites entailles sur mes articulations cicatrisent aussitôt, mais la porte ne bouge toujours pas. Je n'hésite pas une seule seconde avant d'attraper à pleines mains les barreaux. Je pousse de toutes mes forces vers la gauche afin de faire glisser le portail sur son rail. La modernité a peut-être du bon, toujours est-il que l'ouverture manuelle reste la méthode la plus fiable : la grille coulisse facilement. Les derniers centimètres sont plus difficiles, et quelques étincelles jaillissent dans un cri strident. Le couloir renvoie l'écho, et j'imagine que mon intrusion est tout sauf discrète. 

Je fais quelques pas et débouche enfin sur une salle. Elle est immense, s'étendant à perte de vue, et très lumineuse. De nombreux projecteurs semblent reproduire une lumière naturelle, et tout cet espace me tourne la tête. Il ne manque que le bruit des oiseaux, car c'est un champ, un véritable champ ! De nombreuses machines circulent sur des rails au plafond, pour arroser les plantations alignées proprement. Toute une usine agro-alimentaire ici, dans ces profondeurs !

J'entrevois quelques personnes en blouses blanches, qui s'affairent derrière des ordinateurs, eux-mêmes installés dans de vastes bureaux séparés du champ par de larges baies vitrées. J'ignore combien de temps j'observe ce spectacle surnaturel, mais au bout d'un moment, l'envie d'en voir plus me prend. Je fais quelques pas pour atteindre la bordure et me penche pour saisir une poignée de terre. Elle est fraîche, légèrement humide. Subjugué par ce spectacle, je n'entends même pas Jones approcher dans mon dos. Je ne sors de ma torpeur que lorsque sa main tapote mon épaule. Je me retourne vers elle, avec l'impression de me réveiller en sursaut.

- Eden ! Qu'est-ce que tu fais ici ?

- Je voulais voir ce que vous cachiez au -7.

- Il suffisait d'attendre demain, je t'aurais fait visiter. Il est trois heures du matin, tu sais. 

- On se croirait en plein jour ici !

- Oui, bienvenue au -7. Ici, nous cultivons des pommes de terres et quelques autres sortes de légumes. Voilà ce qu'on te sert à la cafétéria. Notre base est autonome. Nous produisons désormais sur place tout ce dont nous avons besoin. Au moment des grandes explosions, nous savions que nos réserves de nourriture ne dureraient qu'un temps. Nous avons donc dû retravailler notre système d'approvisionnement. Nous ne prenons plus rien à l'extérieur : notre production est 100 % autosuffisante. Une partie de la récolte est replantée pour engendrer une future récolte. C'est un cycle sans fin. Tu devrais retourner te coucher maintenant. Je te présenterai tout ça en détail dès demain.

J'acquiesce et la suis tandis qu'elle attrape mon bras. Elle m'entraîne à sa suite avec fermeté. Mais je n'ai pas oublié les bruits et les odeurs que j'ai captées en entrant à ce niveau. Il y a autre chose. Je le sais : Finny ne se mettrait pas dans cet état pour un champ de patates. 

Nous rebroussons chemin et approchons de la grille que j'ai forcée. Jones me sermone :

- Tu exagères d'avoir cassé cette grille. On est obligés de la laisser ouverte maintenant. Il faudra la réparer. C'est le seul accès direct en plus...

Ni une, ni deux, je cours comme un dératé pour passer de l'autre côté et entreprends de faire coulisser la porte pour la refermer. Jones comprend alors ce que j'essaie de faire et court à ma suite tout en m'appelant. C'est inutile : j'ai déjà condamné l'accès. Se heurtant aux barreaux, elle m'interpelle :

- Eden, à quoi tu joues ? 

- Vous allez m'attendre ici, je n'ai pas fini ma visite.

- Ouvre cette porte, que je t'accompagne ! Je ne t'ai pas doté d'une telle force pour que tu me joues un sale tour.

- Je reviendrai vous ouvrir tout à l'heure.

- Ne te fatigue pas, les services techniques ne vont pas tarder. Tu as déclenché l'alarme à l'aller. Si tu ne veux pas avoir trop de problèmes, tu ferais mieux de me laisser t'accompagner.

Je n'écoute pas ses protestations, bien décidé à poursuivre ma visite sans prêter attention aux battements stressés de mon cœur. Son rythme cardiaque aussi s'est emballé, je l'ai entendu : malgré son calme apparent quand elle argumente, au fond d'elle c'est la panique. A l'évidence, si je veux comprendre, je dois continuer.

Je progresse en courant et m'engage dans un autre couloir. Les odeurs et les sont s'amplifient, jusqu'à ce que je débouche sur une autre grille. Au dessus de cette porte, un panneau indique "enclos". Je ne prends même pas le temps de tester mon badge, je me fie directement à mes muscles robotiques. La grille coulisse plus difficilement que la précédente. 

Quelques mètres plus loin, le couloir s'élargit et je découvre les premières cellules. Il y en a beaucoup. Elles ne sont pas éclairées, mais je devine ce qui s'y cache. Les battements de cœur me parviennent par dizaine. Tout comme les odeurs de fluides corporels : urine, sang, sueur. Urine, sang, sueur. Urine, sang, sueur.

Bordel. Bordel. Bordel. Bordel. Bordel.

- C'est qui ? demande une voix sortie des ténèbres d'une cage.

- Je m'appelle Eden. Approchez-vous de la grille, montrez-vous.

Un jeune homme crasseux habillé d'un pagne sort de l'ombre, tandis que d'autres âmes en peine geignent derrière lui.

Sans m'en rendre compte, je bredouille quelques mots : Bordel de merde, je suis où ?

- Bienvenu au -7. T'as pas entendu quand tu es entré ? marmonne l'animal.

Je comprends alors. La voix de l'ascenseur, quand je suis descendu. Je sais ce qu'elle a annoncé. 

Niveau -7 : la Ferme

La ferme. Il y a les cultures, et il y a l'élevage. Toute vie est morte à l'extérieur. Plus d'animaux. Mais on ne mange pas que des légumes. Le Self nous sert aussi de la viande.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top