Chapitre 22 : Motricité
Le dîner s'est déroulé dans la même ambiance pesante que le déjeuner. Ma tablée est silencieuse. On ne peut pas dire que cette équipe de jeunes survivants soit dynamique après une journée de travail. Je n'ai qu'une crainte : finir par leur ressembler. Je tente tout de même de relancer la conversation :
- Léna, ta journée s'est bien passée ? Vous avez tous l'air crevé...
- C'était une mauvaise journée. On n'a pas le droit d'en parler. Je finis de manger et je me casse.
- Ok... Et toi, Finny ?
Je la sens encore fébrile, prête à pleurer. Elle relève la tête vers moi, m'adresse un faible sourire, mais ne répond pas. J'insiste quand même :
- Tu vas bien ?
- Non, ça ne va pas très bien. On a été inspectés au travail, parce qu'il y a eu une tentative d'évasion. Ils ont cherché des complices.
- Une évasion ? Comment ça ? Tu veux dire que...
- La ferme ! Mali nous coupe d'une voix forte. C'est quoi ton problème, Finny ? On n'a pas le droit d'en parler, alors ferme-là !
- Mali, doucement, intervient Léna. Elle n'a que 16 ans, c'est difficile pour elle de porter des secrets. Ne t'en prends pas à elle comme ça.
Trop tard, Finny quitte la table en pleurs. J'ai encore mis le bazar...
- Je suis désolé, j'ai posé trop de questions. Je vais aller la voir pour m'excuser, dis-je en quittant la table pour suivre Finny.
M'excuser, peut-être, mais j'ai surtout l'intention de la faire parler. Cette histoire de tentaive d'évasion m'interpelle : sommes-nous prisonniers ici ? Les Résidents n'ont-ils pas le droit de sortir comme ils veulent ?
Je rejoins le bloc 3 en quelques minutes, et retrouve Finny en train de sangloter sur sa couchette. Je m'assois à côté d'elle et lui caresse le dos amicalement. Elle se retourne et s'étonne, de sa petite voix criarde :
- Eden ? Tu m'as suivie ?
- Oui... Je suis désolé. Ne pleure pas, s'il te plait.
- C'est pas à cause de toi. Les autres sont tout le temps après moi. J'en ai marre d'être la plus jeune ici.
- Oui, oui, je comprends... Mais je suis là maintenant, tu n'es plus seule face à eux. D'accord ?
Elle acquiesce en essuyant ses yeux humides sur sa manche, et se redresse. Il est temps que je lance l'opération séduction.
- Allez, p'tite princesse, tu n'as qu'à m'accompagner au sport ! Ça va te changer les idées !
J'espère surtout la voir baver d'admiration quand je vais rouler des mécaniques, sans jeu de mot. C'est déjà gagné : ses yeux s'élargissent d'étonnement, et son sourire revient aussitôt. Je lui tend la main pour l'aider à se relever, en oubliant volontairement de maîtriser ma force, la projetant ainsi dans mes bras par une fausse maladresse. Elle tente aussitôt de reculer, mais je la retiens :
- Excuse-moi, j'oublie parfois que je suis à moitié robot.
Le rouge lui monte aux joues et elle détourne les yeux, mal-à-l'aise.
- Alors, c'est vrai ce qu'on dit ? Tu es à moitié robot... murmure-t-elle pour elle même.
- Allez, en route !
J'attrape sa main et l'entraîne à ma suite vers la salle de sport. Quand nous y arrivons, je découvre avec surprise qu'elle est bondée. Notre bloc au complet s'est réuni ici, parmi d'autres personnes que je ne connais pas. Les appareils de musculation grincent en rythme dans une joyeuse cacophonie, mais tous les regards se braquent sur nous lorsque nous pénétrons dans la salle en nous tenant toujours par la main. Je sens Finny se raidir et bomber le torse. Léna me dévisage, comme pour trouver des réponses à son étonnement dans mes yeux. Mais je ne lui accorde aucune attention, trop occupé que je suis à expliquer le fonctionnement d'un vélo elliptique à Finny. La gamine m'écoute avec attention et s'y met avec ardeur.
Pour ma part, je commence à soulever de la fonte avec facilité. J'ajoute du poids, et encore du poids, et un peu plus à chaque porté. J'entends les Résidents murmurer entre eux. Finny descend de l'appareil pour venir m'encourager. Sa curiosité la pousse à me poser des questions :
- Est-ce que ça se voit que tu es un robot ? Je veux dire... Tu as l'air normal pourtant !
- Oui, c'est complètement invisible.
Pour ajouter un peu de crédibilité à mes propos, j'ôte mon tee-shirt.
- Tu vois, indétectable à l'œil nu !
Elle porte sa main à sa bouche, prise au dépourvu par mon attitude désinvolte. Je réalise que c'est peut-être la première fois qu'elle voit un homme torse nu, et je me sens un peu mal à l'aise à mon tour. Léna n'a rien raté de la scène. Elle s'approche en trottinant et nous interrompt :
- Eden, à quoi tu joues ? Mets-toi directement à poil si tu veux la traumatiser, ça ira plus vite.
- La traumatiser ? Tu y vas un peu fort quand même ! Je voulais la rassurer en lui montrant que je suis un être humain ordinaire !
- Sauf que tu n'as rien d'ordinaire. Tu es le mec le mieux foutu de toute cette base ! Les Résidentes vont tomber dans les pommes si tu ne caches pas tout ça très vite. Crois-moi, c'est pas humain !
Nous éclatons de rire tous les trois.
- Viens, on va faire un footing dans la base. Suis-moi ! propose-t-elle.
J'en meurs d'envie, car je devine que je lui plais. Mais je ne dois pas perdre mon objectif de vue : faire parler Finny.
- Non merci. Une autre fois peut-être. Mais aujourd'hui je reste avec Finny, parce qu'elle n'a pas trop le moral. D'accord ?
Elle acquiesce d'un air contrarié et s'en va courir seule dans les couloirs. Finny est radieuse, trop heureuse de me voir repousser Léna pour rester avec elle.
Je lui sors le grand jeu, à tel point que j'en viens à penser qu'elle va voir clair dans mon petit manège. Mais non, elle ne me démasque pas malgré les pirouettes que je fais pour la séduire : je la rattrape avec romantisme alors qu'elle perd l'équilibre, dissimulant un fou-rire, je la tiens sensuellement par la taille pour la hisser sur un cheval d'arçon et attarde ma main sur sa cuisse.
Aucun de mes gestes théâtraux ne la met sur la piste : elle me regarde toujours avec de grands yeux pleins d'envie et d'embarras. J'en viendrais presque à regretter sa crédulité, car cette mise en scène grotesque finit par me donner mauvaise conscience.
Une fois notre petite séance de sport terminée, nous reprenons la direction du bloc 3. J'en profite pour passer aux choses sérieuses : je ralentis notre allure et fais volte-face pour me poster devant elle.
- Finny, j'aimerais comprendre, tout à l'heure tu as parlé d'une tentative d'évasion... Ça signifie que vous ne pouvez pas sortir ?
- Aucun Résident n'a envie de sortir d'ici, crois-moi. Mais je ne veux pas parler de ça avec toi.
- Pourtant l'un d'entre nous a essayé de sortir...
- Non, c'était pas un Résident.
- Pas un Résident ? Qui alors ? Il y a d'autres personnes ici, en dehors des Résidents ?
- Eden, je ne dois pas t'en parler.
- Alors ne m'en parle pas, donne-moi juste des indices pour comprendre !
- As-tu visité toute la base ?
- Oui, Jones m'a montré le -1, le -2, le...
- As-tu tout visité ? Le -7 aussi ?
- Le -7... non pas encore.
- Alors je ne peux rien te dire. Quand Jones te fera visiter, tu comprendras.
- Tu veux dire que la réponse à mes questions se trouve au -7 ?
- Oui, en partie... Mais Jones attendra que tu sois prêt pour y aller. Tu dois me promettre une chose...
- Je ne fais plus de promesses. Depuis que j'ai dit à Solenne que... enfin, ne me demande pas ça.
- Tu dois quand même me promettre une chose, Eden, car c'est très important. Promets-moi que lorsque tu comprendras ce qui se joue au -7, tu ne me jugeras pas. Parce que je ne suis pas responsable, et parce que je fais des cauchemars toutes les nuits à cause de ça...
Elle se met à pleurer à chaudes larmes, et je ne saurais dire pourquoi, mais sa détresse m'attendrit au plus haut point. Je la sens fragile, brisée. Pour la première fois, je la vois telle qu'elle est : un petit bout de femme plus courageuse que bon nombre d'hommes que j'ai connus dans mon ancienne vie, une survivante. Une gamine qui a tout perdu et tente de vivre avec. Dans un élan de fraternité, je la prends dans mes bras et enfouis son visage au creux de mon torse. Je lui murmure des paroles réconfortantes, sans bien savoir à quoi nous devons faire face. Une fois sa crise de larmes apaisée, je la sens comme vidée, à bout de souffle.
Je la prends dans les bras pour l'emmener jusqu'au bloc 3, encore surpris de la facilité avec laquelle mes nouveaux muscles supportent son poids. Les autres nous dévisagent lorsque nous entrons, mais ne posent pas de questions. Ils sont tous en train de lire, allongés sur leurs couchettes. Je laisse Finny aller prendre sa douche en première et se coucher.
Pour ma part, je ressors de la salle de bain fatigué mais déterminé. C'est ce soir. J'attendrai calmement que tous s'endorment, et j'irai visiter le -7. Je percerai le secret des Résidents. Je me confronterai aux démons de Finny et affronterai ses cauchemars. C'est ce soir.
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