Chapitre 19 : Espoir


TROIS ANS APRES L'APOCALYPSE

Dans ma précipitation, je descends les escaliers de béton en survolant deux marches sur trois. Cette maudite fumée a instigué un sacré doute en moi, au point de m'ôter l'envie d'en finir. Il faut que je sache. Le mince espoir qu'il puisse s'agir d'un être vivant m'oblige à redescendre dans la rue. Ça ne peut pas être un humain. Je vais encore être déçu. J'aurais encore plus envie de me flinguer quand je vais comprendre que j'ai encore espéré pour rien. Un incendie quelconque, comme j'en ai déjà vu plusieurs. Un produit toxique qui a chauffé au soleil cet après-midi. Je sais que ça ne peut être rien d'autre. Rien. Rien. RIEN.

Dans ma course folle, je finis par rater une marche et je me retrouve projeté d'un trait jusqu'au palier du dessous. Je me rattrape sur le genoux droit. Mon articulation robotique ne souffre pas du choc, mais le béton ne peut pas en dire autant : les vibrations se répercutent dans la cage d'escalier, le bruit sourd résonne tel l'orage. Mes tympans vrillent, m'obligeant à porter mes mains sur mes oreilles pour étouffer les sons. Mais le bruit semble ne jamais vouloir se taire. Je me relève, chancelant, et observe les murs autour de moi. Les vibrations sont si fortes que je pourrais presque les voir ramper sur la surface lisse. Et toujours ce grondement. On dirait que le son ne provient plus de ce niveau, mais de plus haut. Je ne comprends pas comment mon simple genou a pu provoquer un tel vacarme. D'autant plus que je n'ai même pas eu mal. Mais le bruit s'intensifie pourtant. 

Les vibrations ne s'amenuisent pas, bien au contraire. Le sol se met à trembler. Je comprends enfin que les événements me dépassent : le bâtiment s'effondre. 

Je reprends ma course effrénée vers le rez-de-chaussée, ignorant les fissures qui gangrènent la cage d'escalier. Je reçois quelques éclats tranchants mais je ne ralentis surtout pas. J'ai encore six étages à parcourir. C'est interminable. Je voulais mourir, je vais mourir. Alors qu'il y a peut-être quelqu'un dehors, là, tout près, autour d'un bon feu. Et je vais être enseveli vivant. 

Le sol s'effondre sous mes pieds, tout se craquelle et disparaît plusieurs mètres plus bas, comme aspiré par la gravité. J'ai tout juste le temps de bondir sur le côté, mon épaule enfonçant la porte au passage. Je ne retrouve mon équilibre que plusieurs mètres plus loin, au cœur d'un open space très open : les carreaux ont explosé depuis longtemps, et le plafond se désagrège dans un nuage de poussière. Sans réfléchir plus longtemps, je cours en direction des baies vitrées. Assailli par les débris, je ne vois plus rien. Mais je sais qu'elles sont devant moi, je ne m'arrête pas. Je percute des obstacles qui ne me font pas ralentir. Et enfin, j'entrevois l'air libre. Je stoppe net ma course, le temps de regarder la hauteur à laquelle je suis perché. Il y a plusieurs mètres qui me séparent de la rue. J'ai probablement atteint le troisième étage. 

Aucune importance, je me laisse tomber dans le vide. J'oriente ma chute de façon à atterrir du côté droit, et vise une carcasse de voiture qui amortira peut être l'impact. Malheureusement, tandis que j'heurte la tôle de plein fouet, je suis suivi par de nombreux débris qui viennent m'écraser. Ma cage thoracique s'enfonce dans la carrosserie de l'épave, tandis que mon souffle se coupe douloureusement. J'entends encore le bâtiment s'effondrer pendant de longues secondes, mais je ne bouge plus. Je cherche l'air un moment, comme un asthmatique en pleine crise, et ma première inspiration réussie s'accompagne d'un bruit de papier qu'on déchire. Une quinte de toux qui ne parvient pas à s'exprimer comprime mes poumons emplis de poussière. Je panique un instant avant de me ressaisir. J'avale ma salive, et ce simple automatisme me fait un bien fou. 

Autour de moi, les bruits s'apaisent. L'effondrement a résonné contre toutes les façades avoisinantes, mais c'est terminé : le silence de mort est de retour. Inutile que j'attende les secours, ils ne viendront pas. De toute façon, je suis capable de m'en sortir tout seul. Maintenant que l'instant de panique est terminé, je sais que je vais m'en sortir. Ce n'était qu'un mauvais moment à passer. Et à cause de cette saloperie de feu, j'ai tout fait pour survivre à un accident sur le lieu que j'avais choisi pour mourir. Ironie du sort...

Je dégage les débris qui m'écrasent à l'aide de mon bras droit. Certains morceaux de béton armé sont particulièrement lourds. Mais je parviens à les pousser sur le côté. Globalement, rien d'insurmontable. J'ai l'impression d'être King Kong. Je suis content qu'il n'y ait personne pour me voir éjecter ces décombres d'un geste rageur, comme s'il ne s'agissait que de morceaux de carton. Je ne suis pas un homme, pas même un animal. Je suis une machine. Et il y a bien longtemps que je ne ressens plus aucune fierté à cela.

Je dépoussière mes vêtements et ronchonne en découvrant plusieurs accrocs dans le tissu. Sans parler des saignements qui laisseront sûrement des tâches roses. Mais les blessures ont déjà cicatrisé : seules les plus profondes entailles sont encore visibles. D'ici quelques minutes, ce sera de l'histoire ancienne. Je m'éloigne du sinistre d'un pas rapide, ne me retournant même pas. Je n'ai pas envie de regarder ce tas de gravats en pensant "tiens, tout à l'heure quand je suis arrivé, c'était encore debout". Je ne suis pas à l'aise avec l'idée que tout s'effondre, et que l'on ne construit plus rien. Ça me donne l'impression de faire moi aussi partie de ces vestiges chancelants qui finissent toujours par tomber.

Il faudra que je trouve un autre building duquel sauter, quand j'aurais découvert que ce feu n'avait rien de civilisé.

Encore deux virages, et je devrais me trouver à l'endroit d'où semblait s'échapper la fumée. Tant mieux, car cette fois la nuit est tombée. Je veux rentrer. J'ai froid. Et faim. J'y suis presque. Je ralentis l'allure et tend l'oreille. Mais je n'entends rien de plus que d'habitude, pas même le crépitement des flammes attendues. Après un dernier virage, un immeuble ancien du type haussmannien me fait face. Aucun feu visible, la nuit est partout. Sous le porche, il y a une masse noire. Je m'en approche sans un bruit, le cœur bâtant la chamade. Tous les scénarios possibles me passent par la tête : serait-ce un chien endormi là ? Je m'imagine déjà l'adopter. Mais je secoue la tête pour chasser cette idée, car je sais bien qu'il n'y a plus aucun animal ici-bas. 

De fait, en approchant, je découvre qu'il ne s'agit que d'un amas de tissus. Une veste d'homme, abandonnée là depuis des années. Je soupire et baisse la tête, exténué. L'espoir vous prend toute votre énergie. Tant et si bien qu'il vous laisse vide et meurtri quand il s'en va.

Pourtant, mon regard est attiré par autre chose. Un peu plus loin, sous le porche, un cercle noir. 

Nom de dieu.

Quelqu'un a jeté un sceau d'eau à la va-vite là-dessus. Et bien qu'elle me brûle la main, je ne parviens pas à lâcher cette braise qui produisait de la fumée il y a quelques minutes. Il y a quelques minutes.

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