Chapitre 18 : Repas


La cafétéria résonne de toutes les conversations qui animent les tablées. On dirait que les différents blocs ne se mélangent pas beaucoup. Visiblement, les Résidents ont été regroupés selon leur tranche d'âge, et comme Finny le disait, nous sommes les plus jeunes. Il n'y a donc pas d'enfants parmi les survivants. A moins qu'on les ait tués, parce qu'on avait franchement autre chose à faire que changer des couches. Je ris jaune à cette pensée. 

En face de moi, il y a deux gars qui se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Cheveux blonds, tirants sur le roux, lunettes aux verres épais, je devine que ces deux geeks sont en manque d'écran depuis que l'apocalypse les a frappé. Ils discutent avec flamme au sujet de la mort de Han Solo dans le dernier Star Wars.

- Ils sont toujours comme ça, murmure Léna à mon intention. On croirait que le monde tourne comme avant, à les écouter. Axel et Jobs sont jumeaux, ils ont 20 ans et travaillent au -6, la station d'épuration. On pourrait dire qu'ils y sont ingénieurs, en quelque sorte. Jobs encadre plusieurs personnes là-bas. C'était un surdoué de l'informatique. On l'appelle Jobs à cause de Steeve Jobs. Il est presque aussi inventif et génial ! Avec son frère, ils ont imaginé tout le système automatisé qui permet de nettoyer l'eau qui nous est distribuée. En direct de la Seine !

Bon, j'ai découvert Léna, Finny, Vlack et maintenant les deux jumeaux Axel et Jobs. Il ne reste que la jeune femme assise au bout de la table. Sa peau est presque aussi sombre que ses grands yeux noirs hautains, qui semblent me mépriser. Elle est très masculine dans sa posture, le crâne rasé d'un coté et les cheveux lissés en arrière de l'autre. Elle porte un pantalon large au motifs kakis style camouflage, probablement une relique de l'ancien monde, et un débardeur noir sous lequel sa petite poitrine est noyée. J'ignore pourquoi elle est si peu bavarde, alors que tout le monde autour d'elle discute de tout et de rien. Je la désigne d'un coup de menton et demande à Léna qui est le dernier membre de notre bloc.

- C'est Mali. On l'appelle comme ça pour rappeler ses origines africaine. C'était une militaire. Mais elle a été affectée au -4, le stockage. Elle est dégoûtée, parce qu'elle voulait travailler avec le colonel Valbert, au sas d'entrée, le -1. Mais il l'a recalée, par pur masochisme. Et il a préféré former des types sans expérience militaire pour devenir ses bras droits. Il ne veut travailler avec aucune femme. Une saloperie ce type.

- Pourquoi elle semble me détester ? 

- Parce que tu es un homme. Et que Valbert a des vues sur toi. Enfin, c'est pas à moi de te parler de ça, le Dr Jones t'en parlera quand ce sera le moment.

Tiens, tiens, tiens... Voilà un sujet tabou. Le colonel s'intéresserait à moi pour son escadron d'élite. Ce n'est pas une mauvaise nouvelle, parce que je m'imagine mal travailler comme Mali à la manutention des stocks de la réserve. Un boulot répétitif et ennuyant, je parie. Alors qu'au -1, j'imagine qu'ils mènent des missions d'exploration. Et je suis de plus en plus obsédé par l'idée de sortir. Pourtant, je ne suis pas certain d'avoir le profil idéal pour devenir militaire, et surtout obéir aux ordres d'un supérieur autoritaire. 

Je jette un œil sur mon plateau et son contenu peu ragoûtant. Des pommes de terre écrasées grossièrement, un petit morceau de viande toujours aussi caoutchouteux. Je ne m'y habituerai jamais...

- C'est quoi cette bouffe infâme qu'on nous sert ? Le cuistot a un problème avec la cuisson de la viande. Y a personne pour lui dire ?

- C'est comme ça qu'elle se mange. Pose pas de question. T'as de la chance d'être en vie, et d'avoir à bouffer, me répond Mali de sa voix bourrue et autoritaire.

Génial... je hausse les épaules pour montrer mon incompréhension. Finny ne semble pas dans son assiette tout à coup. On dirait presque qu'elle va pleurer. C'est quoi son problème, à cette gamine ? Elle ne supporte pas que le ton monte on dirait. A la moindre engueulade, c'est typiquement le genre de nana qui fond en larmes... Ou peut-être que c'est juste une enfant, qui a grandi trop vite dans ces événements sordides. A cette pensée, je me sens coupable. Je dois faire plus attention à elle. Je tente de me radoucir et lui adresse un sourire bienveillant. Mais visiblement je suis moins doué que prévu, car elle quitte la table précipitamment. Je tente de comprendre en interrogeant Léna :

- J'ai dit quelque chose de mal ? 

- Ne t'en fais pas. C'est dur pour tout le monde ici, tu sais. On est à cran, la moindre parole peut nous faire péter un câble. Évite juste de te plaindre, même si c'est pour rire. De gros sacrifices sont nécessaires pour survivre, et c'est parfois difficile à encaisser. 

- Ok... j'ai manqué de tact. Je disais ça pour faire la conversation. Parce que c'est pas facile de parler de la météo...

Ma remarque la fait sourire, mais je suis conscient de ma maladresse. Une sonnerie retentit et tous quittent la table docilement pour retourner travailler. Je reste seul dans le réfectoire, démoralisé par cette première approche des Résidents. On ne peut pas dire que l'ambiance soit au beau fixe. Visiblement, ces quelques semaines dans le coma m'ont coupé des réalités : je suis là, jovial et presque optimiste, en pleine découverte de mes super-pouvoirs, face à des gens qui semblent résignés et malheureux. Ont-il perdu tout espoir d'avenir meilleur ? La situation dehors est-elle si grave ?  J'imagine qu'ils ont perdu des gens qu'ils aimaient. Ils vivent ainsi depuis des mois, alors que de mon côté je viens juste d'arriver, tout pour moi est nouveau et exaltant. Effrayant aussi, c'est vrai. Mais je suis dans une dynamique différente de la leur. Il faut que je continue à blaguer, à rompre avec leur quotidien monotone. Je dois apporter un peu d'air frais à cette morosité ambiante. 

Je regagne mon bloc, dans l'idée de faire une petite sieste. Avant de m'allonger, je jette tout de même un œil au sac en toile fourni par Jones. Il contient quelques vêtements, identiques à ceux de mes colocataires, ainsi qu'un nécessaire d'hygiène. Mais ce qui retient surtout mon attention, c'est le badge à mon nom. J'ai hâte d'aller le tester pour explorer les différents niveaux. Je n'ai toujours pas découvert l'antre du colonel Valbert, le -1, ainsi que le tout dernier niveau, le -7. Sans parler des sujets sensibles que Jones souhaite me cacher.

Il faut que je profite de ces quelques jours de convalescence pour percer tous les mystères des sous-sols et nouer des liens avec les Résidents. D'ailleurs, il faut que je travaille ce dernier point : Léna et Finny semblent m'apprécier. Je dois m'en faire des alliées. Mais il ne faudrait pas que je m'attire les foudres de la gente masculine en me rapprochant trop de la si jolie Léna. En revanche, je pense obtenir tout ce que je veux de la part de Finny en usant simplement de sa crédulité. La fillette sera si émerveillée de me voir lui tourner autour qu'elle sera prête à me révéler ses secrets les mieux gardés. Mais je dois être prudent. En douceur. Ce serait trop dommage de lui briser le cœur, elle ne mérite pas ça.

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