Chapitre 14 : Vide
TROIS ANS APRES L'APOCALYPSE
Le ciel semblerait presque dégagé ce soir. Mais les rues sentent la mort, comme toujours. La mort, le vide et le silence. Une odeur que je ne connaissais pas, autrefois.
Un building se dresse fièrement devant moi. J'ai marché une petite heure je crois, je suis probablement à la sortie de l'ex-8ème arrondissement, proche de la Défense à en croire les ombre sordides des tours que j'aperçois à l'horizon, silhouettes fantomatiques dans la poussière grisâtre de cette fin d'après-midi.
Bienvenue dans notre nouvelle ère. Bienvenue à l'âge des cendres.
Je marche encore, d'un pas traînant, en lançant quelques coups de pied sans entrain dans les décombres de plastique. Nous avions construit un monde de plastique. C'était notre révolution. Un monde jetable. Tout était prêt pour l'apocalypse. Et je ne ressens aucune peine. Aucune émotion. La porte vitrée du building a volé en éclats depuis longtemps. J'entre comme un fantôme qui visiterait les ruines de sa jeunesse. Je cherche la cage d'escaliers, puisque les ascenseurs ont cessé de fonctionner. Je ne tarde pas à reconnaître la signalétique des marches, sur une porte délabrée. Quelques corps poussiéreux jonchent le sol. En général, je n'entre pas dans les bâtiments, car je sais que des gens s'y sont calfeutrés. Et je n'aime pas déranger les morts. Mais ces derniers temps, ça ne me fait plus rien. Il ne dégagent plus aucune odeur, et plus aucune émotion. Tout a séché.
Ces cadavres ont longtemps été mes pires cauchemars, car je craignais de vivre leur sort à mon tour. Leurs visages figés dans la souffrance me terrifiaient. Je les ai fuis avec application, évitant les grands boulevards où ils attendaient dans leurs voitures que le bouchon redémarre. Évitant les hôpitaux qu'ils ont pris d'assaut lorsqu'ils ont ressenti les premiers symptômes. A ma sortie de l'hôpital Saint-Louis, j'ai couru un bon moment, puis j'ai trouvé un char d'assaut abandonné. J'ai dégagé les deux cadavres qui pourrissaient dedans tout en me vomissant dessus, je les ai traînés le plus loin possible et enfermés dans une ancienne cordonnerie de quartier, sans oublier de récupérer quelques outils pouvant servir. J'ai barré la porte avec des débris, pour m'assurer que ces deux soldats ne reviendront pas me hanter. Puis j'ai organisé ma petite routine, en explorant les rues adjacentes. J'ai fait disparaître tous les cadavres qui se trouvaient sur mes routes de prédilection, pour ne plus les croiser.
La porte de la cage d'escaliers ne s'ouvre plus, alors je prends mon temps pour la dégonder calmement, sans un bruit, puis entreprends la longue montée des marches en béton. De nombreuses fissures parcourent les murs, mais aucun danger d'effondrement apparent. J'essaie de me souvenir de Solène. Il ne me reste rien. Ces dernières années ont tout effacé. Je n'ai pas beaucoup pensé à elle. J'ai surtout pensé à vivre. Il fallait gérer le quotidien. Mais c'est terminé, je ne pense plus à rien. Ni joie ni peine. Ce monde ne m'apporte plus rien.
Je commence à m'essouffler, je décide de faire une pause. Je suis tout de même au quinzième étage. Je suis monté d'une traite, d'un pas lent mais régulier. Je pousse la porte et découvre des bureaux aménagés en open-space. Les papiers se sont envolés et jonchent le sol. Aucun corps, ils ont tous fuit. Certains sièges sont renversés dans les allées. Les écrans d'ordinateurs sont poussiéreux. Les derniers rayons du soleil traversent les rares baies vitrées encore en place et font briller les particules en suspension, immobiles comme si le temps s'était arrêté. Il ne s'est pas arrêté : il a juste continué sans nous.
Je m'assois devant un bureau et parcours les différents post-it collés sur les parois anti-bruits. Quelques numéros de téléphones griffonnés rapidement. Un petit mot entre collègues au sujet de la pause-déjeuner. Dérisoire. Je ferme les yeux quelques minutes pour écouter le silence, qui est interrompu par quelques bruits sinistres que je connais trop bien : des craquements du bâtiment qui souffre sur ses fondations instables, des gouttes qui tombent par-ci par-là. Lorsque j'ouvre les yeux, la luminosité a encore baissé. Il est temps que je poursuive mon ascension, car bientôt il fera nuit.
Je n'engage à nouveau dans la cage d'escaliers qui devient plus étroite tandis que mes pas résonnent sur l'acier. Après de longues minutes, je pousse enfin une porte grinçante de ma main droite : elle n'oppose aucune résistance à mes muscles robotiques. Me voici sur le toit. J'avance jusqu'au rebord et contemple la ville à mes pieds. Je n'ai jamais vu un tel paysage. Pas un seul mouvement. Pas âme qui vive. Pas une silhouette d'oiseau à l'horizon.
Le ciel, plus dégagé que d'habitude, a pris une teinte rose vif en ces derniers instants du jour. Le soleil se meurt et s'apprête à laisser sa place à l'obscurité. Le grand manteau de la nuit va tout envelopper, et il y a bien longtemps que je n'ai plus peur des monstres. Plus peur de rien, puisque plus rien n'existe.
Je regarde mes pieds, constatant qu'une petite dizaine de centimètres m'éloigne encore du rebord. Je réduis la distance en frottant mes semelles jusqu'à frôler le vide.
Il n'y a pas de vent. Le couché de soleil sur Paris est splendide. J'aperçois le squelette de la Tour Eiffel sur les bords de Seine. Bien qu'il manque toute une partie de sa structure métallique, elle est parvenue à rester debout. J'ai presque envie de m'incliner devant ce spectacle magnifique. Mais l'heure n'est pas aux courbettes, je suis venu ici dans un but précis. M'effacer. M'éclipser. Faire comme tous les autres : laisser derrière moi ce dédale dépeuplé. L'enfer, ce n'est pas les autres. C'est la solitude. L'enfer, c'est rester seul avec soi-même.
Pourtant, je n'ai pas à me plaindre, j'ai bien supporté la vie en solitaire. J'ai créé ma petite routine quotidienne, mes habitudes. Je ne suis même pas devenu fou, je crois. Mais je n'attends plus rien de ce monde, et ma routine n'est que pure mécanique, sans passion et sans objectif. Je ne suis pas en souffrance physique ou psychologique : je suis seulement las. Vidé de toute attente, de toute envie. Mécanique.
Sans peur, sans regret aucun. On n'a de regret au moment de mourir que dans l'abandon de potentiels multiples. Pour ma part, je n'abandonne aucun possible car plus rien n'existe en dehors de moi. Je meurs seul. Ou plutôt, je m'éteins.
J'ai décidé que je me retournerai pour tomber dos au vide. Pour admirer le ciel jusqu'à l'impact. Je trouve que c'est plus original, et plus poétique que de regarder le bitume se rapprocher. Mais avant de sombrer, j'embrasse tout de même Paris du regard une dernière fois. Je me plais à détailler chaque ruine, scrutant les moindres détails. J'expire à fond, calmement. C'est l'heure, inutile de tarder. C'est le moment de me retourner et de tirer ma révérence.
Sauf que mon regard se fige. Certes, j'ai l'habitude de voir de la fumée opaque s'échapper des décombres lors d'effondrements de bâtiments. Mais cette fois-ci, ce que je vois, c'est la fumée qui s'échappe d'un feu. Un joli petit feu qui produit une fumée homogène et régulière. Trop propre sur elle pour venir d'autre chose que d'un feu de camp. Mon esprit ne peut s'empêcher de s'emballer et d'imaginer qu'un être vivant en est à l'origine.
Pourtant, je sais qu'il n'y a jamais personne. Ce sera probablement un incendie provoqué par l'échappement de gaz dans un entrepôt quelconque. Il n'y a jamais rien ni personne. Jamais. Je le sais. Mais cette saloperie a repris le dessus sur ma raison. Je ne peux m'empêcher d'avoir un doute, et de sentir le besoin d'aller vérifier, quand je pensais que tout était terminé.
J'étais prêt à m'éteindre. Mais cette saloperie a repris le dessus sur ma raison. Cette saloperie. Cette saloperie d'espoir.
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