6. It's Britney, Bitch
— Mozart ! Tu fous quoi ?
Rien. Des crépitements.
— Styx ! Tu as un retour de la part de Mozart ?
— Non. Cette espèce de crétin ne répond pas.
— Le pire, c'est que je suis sûr qu'il nous entend...
Nab soupira, appuya plusieurs fois sur la commande silencieuse qui permettait de faire vibrer une petite puce glissée contre le sternum du dénommé Mozart. La puce était censée avertir d'une demande de contact urgente.
— Nab à Mozart... Je répète, Nab à Mozart.
— On va devoir charger, il ne nous reste plus que quelques minutes et il sera trop tard.
— Sans lui, déclara Nab en réglant la luminosité de ses lunettes de vision nocturne, nous manquerions d'une puissance de feu certaine.
Styx, une jeune femme harnachée comme un Marine, lança un regard noir à son compagnon. Nab, malgré un caractère plus pondéré, était devenu le meilleur ami de son frère Mozart. La partie n'avait pas été gagnée rapidement, loin de là, et les deux garçons en venaient parfois aux poings – souvent sur l'un des tatami du QG, au grand dam de mademoiselle Melle, la gestionnaire – mais une indéfectible amitié les unissait. Styx, elle, adorait son frère malgré tout le mal qu'elle pouvait en dire. Elle appréciait aussi Nab mais tentait d'affecter une certaine distance. Pourquoi, elle n'en savait rien. Ça n'avait rien à voir avec le fait que son frère et elle étaient israéliens et leur ami gazaouite. C'était autre chose, mais elle n'aurait su dire quoi.
— Ces imbéciles vont déplacer trois tonnes d'armes de guerre et nous allons manquer la mission sous prétexte que monsieur Mozart n'a pas fini de faire sécher son vernis, grommela la jeune femme.
— Eh, Styx, crachota alors la radio dans l'oreille droite des deux camarades. Tu es bien installée ? J'amène le pop-corn.
— Mozart, fusa la jeune femme, on avait dit que c'était la dernière fois !
— Watch and learn!
Un rire joyeux fit sourire Nab. Mozart était parfois insupportable, mais il avait le sens du spectacle et adorait la compétition. La dernière fois, le Palestinien avait réussi en mission un tour de force tel que toute l'unité Mayhem en avait discuté pendant des jours entiers. Nab restait très humble mais en raison de son admission encore récente, il avait été ravi d'être officiellement reconnu comme un membre qui méritait sa place au sein de l'unité. Cependant, Styx avait prévenu son ami : Mozart allait sans aucun doute préparer un tour de force spectaculaire lors de leur prochaine mission. Tandis que l'Israélienne et le Gazaouite patientaient dans un silence parfait à deux cents mètres du pied de l'énorme bunker construit sur le flanc d'une falaise – leur cible –, un bruit singulier se fit entendre : cela ressemblait au battement des ailes d'un gigantesque colibri.
— Mais ne me dis pas qu'il a...
— Si, si, je crois que si.
Dans l'obscurité la plus complète, un petit hélicoptère furtif fonçait droit vers la falaise. Soudain, sortant de nulle part, la voix de Britney Spears explosa dans la nuit, faisant trembler les cailloux sur le sol désertique où Styx et Nab se terraient.
« IT'S BRITNEY, BITCH! »
Un sifflement typique fit sursauter les deux amis : il s'agissait d'une petite hélice qui produisait un son factice accompagnant le départ d'un missile, tristement fameuses « trompettes de Jéricho ». Tandis que la chanson Gimme more résonnait dans la nuit froide du désert, une explosion retentit, juste au-dessus du bunker, suivie d'une rafale furieuse provenant de l'hélicoptère furtif.
— Mozart ! Kéfir va te massacrer, cracha Styx, furibonde mais se lançant aussitôt dans l'ascension de la falaise en compagnie de Nab.
— On aura rapporté l'hélico avant que Kéf se réveille, t'inquiète. Vous pensez quoi de Britney ? Je voulais mettre Jericho, mais ils n'auraient pas saisi la référence. Et Nab aurait fait la gueule.
Le Palestinien ne fit que lever les yeux au ciel.
— J'ai pris des drones aussi. Att... Ah merde, ils m'en ont descendu un. Vous pensez que Kéfir va se rendre compte qu'il lui manque un drone ?
— Concentre-toi, Mozart, murmura Nab en changeant rapidement de prise, sentant une pierre glisser sous ses doigts.
La riposte venant du bunker avait commencé.
— Je te rappelle juste qu'ils ont aussi des lance-missiles, imbécile ! siffla Styx.
L'hélicoptère prit un virage inquiétant, rasant la corniche et se rapprochant du bâtiment par le haut.
— Ouais, ben moi j'ai mieux.
Une énorme flamme jaune jaillit du flanc de l'hélicoptère, léchant les petites meurtrières creusées dans la muraille du bunker.
— Je vais refaire un tour, le temps que vous y arriviez, bande de petites mémés arthrosiques. J'ouvre vers l'ouest ?
— S'il te plaît, sourit Nab.
La playlist enchaîna sur We will rock you et un second missile finit par partir de l'appareil en mouvement, entamant sérieusement la muraille ouest.
— Merci, marmonna Styx.
— Mais de rien, petite sœur.
— Je suis née la première.
— Tu as été conçue la dernière.
— Si on pouvait éviter de parler de la vie sexuelle de vos parents... soupira Nab. J'ai un visuel. Deux corps. Armés. Occupe-les à l'est, tu veux ? Un autre missile, je pense.
Une explosion lui répondit. Prudemment, les deux partenaires parvinrent à entrer dans le bunker aux murs déchirés. Ils devaient trouver le plus vite possible le lieu où le journaliste vénézuélien et sa famille se trouvaient. L'homme, sa femme et ses trois enfants avaient été enlevés sur ordre du gouvernement parce que le journaliste fouinait un peu trop dans les affaires judiciaires actuelles. Un cartel mexicain avait été chargé de les capturer et de les emmener non loin de la frontière sud des États-Unis. Aux dernières nouvelles, ils étaient toujours en vie.
— C'est la dernière fois qu'on fait ça en famille, marmonna Styx.
*
Coïncidence ou non – avec Bonaparte et la Murène, on ne savait jamais... – Darcy fut introduite au réfectoire de l'unité Mayhem le soir où Nab, Styx et Mozart revinrent de leur mission. Le debrief avait été mouvementé : le petit spectacle de Mozart avait coûté extrêmement cher à l'unité. Kefir, chef de la section armement, avait perdu son calme et sa gentillesse légendaires et avait à la fois incendié le responsable principal, mais aussi ses deux partenaires qui, « j'en suis absolument convaincu », se doutaient plus ou moins de quelque chose.
Dans le réfectoire, tous les membres de l'unité partageaient les tables sans réelle distinction de grade. Darcy débarqua sans tambour ni trompettes, anxieuse de l'accueil qu'on lui ferait – ou qu'on ne lui ferait pas. Elle avait accepté de rester au cœur de l'unité après trois mois de thérapie au contact de la Murène, de Bonaparte et de « Duchesse », cette Cherokee au calme parfois inquiétant qui savait très bien envoyer Bonaparte sur les ronces quand il le fallait. Duchesse avait fait participer Darcy à des séances de relaxation dont la technique puisait ses sources au cœur de la culture cherokee. Beaucoup de vapeur et de chaleur et pas mal d'hypnose. La Murène avait seulement interdit toute substance – licite ou non – qui aurait pu induire des transes. La jeune fille ignorait toujours pourquoi on voulait tant l'intégrer dans ce qui lui semblait être à présent une sorte de groupe militaire ultrasophistiqué et dont les membres semblaient tous dotés de qualités hors normes. Pendant quelques semaines plus difficiles que d'autres, elle avait bénéficié de l'oreille attentive de Pollus – et de la langue baveuse de Molly – qui sut la rassurer : jamais on ne dépenserait autant de temps et d'argent pour elle si elle n'en valait pas la peine. L'argument, quoique grinçant, fit mouche. Ce fut ce qui décida l'Anglaise. Ça et le fait qu'elle avait plus à perdre en refusant l'offre.
Le réfectoire était installé dans une immense pièce au plafond incroyablement haut, aux murs peints en blancs, surplombés par une nef en bois verni. Il n'y avait que sept longues tables devant lesquelles des chaises confortables étaient installées. Une trentaine d'agents dînaient déjà, discutant avec leurs voisins, tandis qu'un petit groupe s'était agglutiné près du buffet, plateaux en main, choisissant parmi de nombreux plats. Darcy, vêtue d'un t-shirt vert sombre et d'un pantalon tactique léger noir, se figea. Elle ne s'était pas attendue à être confrontée immédiatement à autant d'agents. Est-ce qu'ils allaient lui parler ? Lui reprocher sa présence ? Est-ce qu'elle avait le droit de s'installer à n'importe quelle table ou est-ce qu'il y avait des règles bizarres implicites, comme dans une prison ? S'il y avait une règle, songea la jeune fille, elle ne se basait de toute évidence pas sur des critères raciaux.
— Eh ben alors, miss ! tonna soudain une voix de basse dont l'accent écossais était plus épais que le brouillard du Loch Ness. T'attends quoi, dis !
Le silence se fit aussitôt dans le réfectoire. Derrière le buffet, vêtu d'un tablier et coiffé d'une toque, celui qui occupait manifestement le rôle de chef cuistot attendait, tendant un plateau à Darcy. Cette dernière rougit si fort qu'elle crut que même ses cheveux avaient pris feu. Le chef, un colosse aux yeux en amande et aux cheveux d'un roux prononcé, agita le plateau, ce qui fit s'envoler plusieurs serviettes en papier. Nerveuse, l'Anglaise bafouilla un chapelet d'excuses sans queue ni tête et se pencha pour ramasser les serviettes.
— Mais qu'est-ce que tu fais donc ?! reprit le chef d'un ton tonitruant. J'te tends c'foutu plateau, tu le prends, oui ou non ?
— Ou... oui, balbutia la jeune fille, une grosse boule de serviettes froissées dans la main.
Elle saisit le plateau et, toujours dans le silence le plus complet, s'avança vers le premier plat qui se trouvait à sa portée. Une salade de chou. Ça ferait bien l'affaire ! Elle ravala les larmes qui lui étaient montées aux yeux et se servit en silence.
— J't'aurais plus vue en amatrice de burgers, lass ! fit le cuisinier, toujours de sa voix de stentor.
Cette fois, Darcy releva la tête, le regard furieux. Elle nota aussitôt dans les prunelles claires de l'homme un pétillement malicieux. Il tenait un plateau en métal fumant couvert de hamburgers copieux.
— Arrête de l'embêter, Ramsay.
Le soulagement qui s'empara de l'Anglaise fut si radical qu'elle fut à deux doigts d'éclater en sanglots.
— Pollus ! Mon petit ! Combien de fois je t'ai dit de ne pas amener ton sale cabot ici ! Il me met des poils partout.
— La dernière fois que j'ai mangé ici, répliqua le jeune Pollus, plateau en main et lorgnant les brocolis sauce aigre-douce, ce ne sont pas les poils de Molly que j'ai retrouvé dans ta sauce à la menthe mais des poils roux.
Des rires fusèrent derrière eux. Les autres agents attendaient avec impatience la suite du dialogue. Pendant ce temps, Darcy remerciait le ciel d'avoir fait intervenir son ami à temps. Le ciel, ou l'un de ses mentors qui avait peut-être prévu que l'entrée de la nouvelle recrue ne se ferait pas sans heurts au sein de l'unité. Le cuisinier Ramsay posa un burger débordant de sauce sur une assiette qu'il posa sur le plateau de l'Anglaise et il allait certainement se servir des longues pinces en métal pour se venger de l'insolence de Pollus quand une salve d'applaudissement explosa dans le réfectoire, faisant sursauter Darcy. Les applaudissements s'accompagnèrent vite d'une cacophonie de cris et de couverts frappés avec vigueur contre les tables. Trois personnes venaient de faire leur entrée dans le réfectoire : deux hommes et une femme qui ne devaient pas avoir plus de vingt ans. L'un des hommes ressemblait énormément à la femme et ce fut lui qui salua l'ensemble du réfectoire d'une révérence profonde et théâtrale.
La jeune génération, qui devaient avoir entre quinze et vingt-cinq ans, se mit à scander en chœur : « MO-ZART ! MO-ZART ! MO-ZART ! »
Le dénommé Mozart s'inclina à nouveau, se drapant dans une cape imaginaire. En passant devant Darcy, qui s'était adossée au buffet en tentant de se faire toute petite. La jeune femme qui ressemblait beaucoup à ce « Mozart » ainsi que l'autre garçon avancèrent rapidement, levant les yeux au ciel devant la fatuité de leur compagnon. Ce dernier avança et envoya encore quelques baisers à la cantonade avant de s'arrêter net à la hauteur de Darcy qui sentait le rail à plateaux s'enfoncer dans ses reins. Mozart plissa le nez comme s'il avait perçu une odeur désagréable.
— Pscht... chuinta-t-il en exhibant deux rangées de dents aussi blanches et droites que celles d'un habitant de Beverly Hills.
Un soupir s'échappa de la poitrine de Styx, sa sœur, qui secoua la tête en faisant voler ses longs cheveux d'un blond presque roux et finit de se servir. Devant elle, Nab ricana car lorsqu'ils se trouvaient tous deux dans les douches du gymnase, un peu plus tôt, son ami avait littéralement manigancé devant lui – et avec ses encouragements – ce qu'il s'apprêtait à faire dans le réfectoire.
— C'est moi où il y a une odeur bizarre ici ? grimaça Mozart. Ah, mon plateau.
Darcy sentit tous ses poils se hérisser lorsque le jeune homme s'avança jusqu'à elle. Elle remarqua qu'il avait les mêmes cheveux d'or rouge que la fille qui venait de s'asseoir entre deux filles qui avaient l'air d'être très amies avec elle. Lorsque l'« intruse » sentit que l'on venait de saisir son plateau, son regard quitta le visage brun et les yeux gris de Mozart pour loucher sur ses mains entièrement couvertes de fines bandelettes blanches et qui s'étaient posées sur ce qui s'était annoncé comme un agréable repas.
— Merci, tu peux sortir, fit l'impoli. Bonjour, Poe ! Molly ! J'ai dit : merci, tu peux...
— Je crois que tu te trompes, c'est mon plateau, rétorqua Darcy, plus déstabilisée par les regards des témoins de la scène qui avaient repris pour la plupart leurs conversations.
— Oh, voilà d'où vient l'odeur...
— Ce n'est pas très mature, souligna Polly de sa voix douce. Ni très gentil. Bonjour, Mozart. Bien rentrés ?
— Mis à part les brûlures au deuxième degré, ça a été une partie de plaisir.
— Tes mains ont brûlé ?
— Je ne m'étais pas lavé les mains en sortant de l'héliport et j'avais remis du gazoil. J'ai trouvé un comprimé blanc sur le bureau des mécaniciens et j'ai cru que c'était un aspirine. Comme j'avais mal à la tête, j'ai voulu le mettre dans un verre d'eau mais en fait c'était un cachet de javel. Ça m'a brûlé, je me suis essuyé les mains avec la première chose qui était devant moi et il s'est avéré que c'était un chiffon imbibé d'acide de batterie. Il dépassait de la poubelle.
Mozart rit joyeusement de sa propre bêtise, ravi de voir un vague sourire apparaître sur les traits de Pollus. Il lâcha le plateau, étendit ses doigts douloureux et frotta la tête de Molly qui bava de contentement sur les orteils du nouvel arrivant.
— Ceci dit, ça ne doit pas te sembler stupide, à toi, grinça ce dernier en relevant ses yeux gris vers Darcy. Toi qui adore distribuer des saloperies aux ados.
— Oh, Mozart... soupira Polly sur un ton peiné. Tu ne dois pas...
— Je sais que c'était mal, commença la jeune fille en rougissant violemment. Je...
Elle fronça les sourcils. Pas à cause du ricanement méchant de Mozart, mais parce qu'une silhouette élancée venait d'apparaître dans le dos de l'Israélien. Un homme mince semblait être sorti de nulle part. En silence, il croisa les bras et inclina la tête sur le côté comme un chat qui observe avec intérêt une souris inconsciente. Les yeux en amande de l'inconnu s'agrandirent un peu et un fin sourire apparut sur ses lèvres. Sans qu'elle sache pourquoi, Darcy eut peur. Une peur viscérale. Quelque chose, chez l'homme aux allures félines, clochait sérieusement.
— Tu n'as aucune idée de ce que tu as fait. Tu fais partie de cette frange de personnes méprisables qui ne méritent qu'une chose : pourrir dans un bagne, sur une île, bouffés par les iguanes, enchaîna Mozart, le regard furieux.
— Mozart... tenta Pollus faiblement.
Il avait aussi reporté toute son attention sur l'inconnu qui se tenait juste derrière l'Israélien, le surplombant d'une tête. L'inconnu se passa la langue sur les lèvres d'un air gourmand et Darcy ne souhaita alors qu'une chose : disparaître dans un minuscule trou et s'y terrer pour l'année à venir.
— Tu crois qu'on ne le sais pas, que tu es là parce que tu as bénéficié d'un piston du général Mayhem. Enfin... soi-disant... ! ricana à nouveau le jeune homme. Et puis regarde-toi, le cerveau déjà à moitié carbonisé par le crack. Pscht... Je ne te donne pas une semaine avec nous. On va te faire vivre un enfer.
L'inconnu, derrière l'Israélien que la rage avait rendu très pâle, finit par lâcher sur un ton velouté, presque amoureux :
— En parlant d'enfer...
La réaction de Mozart fut mémorable. Elle resta gravée dans l'esprit de Darcy. Son visage s'allongea en une grimace de terreur pure. La jeune fille, empathique, sentit à nouveau les cheveux se dresser sur sa nuque : comment un grand type baraqué et assuré comme son nouvel ennemi auto-déclaré pouvait-il s'effrayer autant alors qu'il n'avait fait qu'entendre la voix du nouvel arrivant.
— En parlant d'enfer, Ophir, es-tu certain de vouloir persister dans ta lancée ?
Darcy, malgré le fait que l'« homme-chat » prenait sa défense en arborant un sourire carnassier, n'eut alors qu'une seule envie : prendre son agresseur par la main et s'enfuir en courant.
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