11. Unlimited power!
— C'est elle, le médecin ?
Darcy avait chuchoté à l'oreille de Napoléon, qui l'avait portée à travers les couloirs jusqu'à l'infirmerie, mais sa question fut surprise par la femme en blouse blanche qui tapait à une vitesse surnaturelle sur un laptop ultrafin.
— C'est elle, la nouvelle Rookie ? questionna la femme en se levant, sur un ton suintant d'ironie. Vous comptez passer le seuil de mon cabinet comme des amoureux ou est-ce qu'elle arrive à marcher ?
— Si tu prends deux minutes pour regarder sous ses pieds, Umay, je pense que tu comprendras pourquoi je préfère éviter de la poser par terre.
Il installa l'Anglaise, dont les joues étaient rouge brique, sur la table d'examen. Le cabinet était d'une blancheur immaculée et donnait l'impression à la jeune fille qu'elle venait d'entrer dans un épisode futuristique de Black Mirror. Elle aurait été incapable de donner l'utilité de la plupart du matériel présent autour d'elle. La médecin s'approcha de Darcy en faisant rouler sur le sol le siège en forme de selle sur lequel elle se rassit. Bonaparte s'adossa au mur en levant les yeux au ciel.
— Umay... ne la terrorise pas, elle a déjà donné avec Black et Mozart.
— Donc, rookie Darcy Graham, si je comprends bien, dans ton univers, une femme ne peut pas être médecin ?
— Euh... non, c'est pas ça, bredouilla l'Anglaise qui se sentait rougir jusqu'à la racine des cheveux. C'est que... vous ressemblez totalement à Rhea Ripley. C'est... euh... c'est une catcheuse... elle... euh... c'est...
La femme avait levé un sourcil. Effectivement, elle était immense, et la blouse blanche qu'elle portait ne pouvait pas dissimuler ses larges épaules et ses bras musclés. Elle avait le même nez aquilin et portait le même maquillage d'esthétique gothique que la catcheuse de renommée mondiale. Pour couronner le tout, ses cheveux dorés étaient impeccablement stylisés en une coupe undercut.
— Désolée. C'est une superstar. Je suis fan d'elle, marmonna Darcy, décidée à ne plus lever le nez de ses mains croisées sur son ventre et à ne plus ouvrir la bouche.
Si elle avait regardé Napoléon, elle aurait noté le clin d'œil complice qu'il n'aurait pas manqué de lui adresser. Si elle avait regardé le docteur Umay, elle aurait été rassurée de constater que la femme était pour le moins flattée par la comparaison.
— Tu sais qui était Rhea dans la mythologie grecque ?
— Non, marmotta l'Anglaise. J'étais nulle au lycée.
— Umay, c'est mon pseudo. C'est la déesse turque de la maternité et des enfants. Rhea, c'est la mère des dieux majeurs grecs. Elle fait partie des déesses protectrices du foyer, des enfants et de la maternité.
— Okay.
— Aux Mayhem's Men, ils m'ont donné ce pseudo parce que je suis une super fan de Rhea Ripley. Et parce que je suis Turco-kazakh. Mais ça ne veut pas dire que je suis ta copine.
Darcy finit par lever la tête pour échanger un regard avec Bonaparte qui leva deux pouces en l'air en signe d'encouragement.
— Tu m'énerves, Arnaud. J'ai une vision périphérique, tu sais ? Bon, voyons les dégâts... Ah, effectivement. Tu as fait ça volontairement ?
— Non !
— Elle a marché sur des morceaux de...
— Elle sait parler, je crois, Arnaud ? D'ailleurs, sors d'ici.
— Mais...
— Tu es son mac ? Son Mentor ? Son Parrain ? Bon. Sors, je t'ai dit. Ferme la porte.
Bonaparte obéit. Il ne fut pas surpris de constater que le couloir fourmillait d'agents curieux qui avaient vu passer la blessée. Il fut rapidement assailli de question, notamment en ce qui concernait l'implication remarquée de Black Stag ces derniers temps dans la vie sociale du « campus ». Le Français, au fond ravi de pouvoir participer aux cancans, ne remarqua pas une toute petite silhouette se faufiler parmi la foule bruyante et se glisser dans l'infirmerie au moment où le docteur Umay fichait une aiguille dans l'un des pieds de Darcy.
— Emmy ! Tu as failli me faire sursauter ! lui reprocha Umay. Si tu n'es pas à l'article de la mort, sors et laisse-nous tranquille.
L'Anglaise remarqua que la fille qui venait d'entrer devait avoir quelques années de plus qu'elle seulement. Elle mesurait au plus un mètre cinquante, mais ne semblait pas du tout impressionnée par l'immense médecin aux allures de body-buildeuse. La dénommée « Emmy » était aussi fine que Umay était charpentée mais elle semblait d'une nervosité sans pareille, comme montée sur ressort. Darcy se demanda si elle était d'origine coréenne : elle lui faisait penser à l'une de ces idols de K-Pop dont Yasmine, son amie d'enfance, était fan.
— Je m'appelle M99, se présenta la nouvelle venue en croisant les bras. Mais mes amis m'appellent Emmy.
Elle prononçait « Em-Nine-Nine ». Le docteur Umay leva un sourcil.
— Donc tu t'adresseras à moi en disant « M99 », c'est clair ?
Darcy crut un instant reconnaître l'accent doux de Black Stag dans les intonations de l'intruse.
— Em... fit Umay d'un ton menaçant. Ne commence pas.
La petite femme l'ignora et s'avança près du chevet de l'Anglaise qui n'était pas très rassurée.
— Tu sais ce que c'est, le M99, Graham ?
— Euh... ça me dit quelque chose mais...
— Pour une dealeuse de drogue, je te pensais plus cultivée en chimie.
— Em ! la reprit le médecin. Si je dois me déscrubber pour te faire sortir manu militari, je demanderai au Fennec de te faire bosser dans les égouts de Paris pour ta prochaine mission !
— Le M99, c'est l'autre nom de l'étorphine, l'ignora l'agent en se rapprochant encore du visage de Darcy, les yeux plissés. L'élixir...
— Ah, l'élixir d'éléphant, l'interrompit l'Anglaise. Non, je ne manipulais pas ça. C'est trop dangereux, et puis il aurait fallu que j'aie des gros stocks de naloxone au cas où...
— Laisse-moi parler, Graham ! On m'a surnommée M99 en raison de mon extrême dangerosité et tu ferais mieux de...
Un tintement métallique monta des pieds colorés de bétadine de Darcy : le docteur Umay venait de jeter la seringue d'anesthésique vide dans un plateau stérile.
— Em ! On t'a surnommé comme ça parce qu'on disait que la seule chose qui pourrait calmer ton état de surexcitation permanente, c'était l'étorphine. Un anesthésique pour hippopotames. Arrête de stresser ma patiente, la lidocaïne est suffisamment vasodilatatrice comme ça !
— Humpf ! grogna théâtralement M99. N'empêche : tu dois m'expliquer, Graham, pourquoi tu passes tant de temps que ça avec Makar !
— Em ! C'est une Rookie, elle ne connaît pas encore nos vrais noms ! Si je dois retirer mes gants, je te jure que je te mettrais une fessée devant tous les curieux qui doivent attendre à deux pas de la porte du cabinet !
— Tu ne me fais pas peur, Umay.
— Attends un peu que j'aie fini de suturer ses pieds, tu vas voir...
— Makar, c'est le Russe ? Le psychopathe ? Black Stag ? demanda Darcy.
— Comment est-ce que tu sais qu'il s'appelle Makar ?! Il te l'a dit ? Comment se fait-il que vous soyez déjà si proches ?! Umay, tu trouves ça normal qu'elle soit si proche de Makar, toi ?
— Je ne trouve pas normal que BLACK STAG soit proche de qui que ce soit, Emmy.
— Et Makar...
— Black Stag, Em...
— Makar n'est pas un psychopathe, c'est un empathe sombre, Graham !
— Oui, eh bien je ne suis pas proche de lui, rétorqua Darcy, que l'Asiatique commençait à énerver. Je te le laisse, si tu es amoureuse de lui, mais je pense qu'il est trop vieux pour toi.
La médecin retint un rire et ses lèvres maquillées de noir s'étirèrent en un sourire ravi.
— M99 cultive pour Black Stag une obsession très malsaine, déclara sans ambages Umay.
— Duchesse a déjà dit que ce n'était pas de ma faute, ronchonna M99.
— Après, s'il est vraiment un... euh... un empathe sombre, comme tu dis, tenta de l'excuser Darcy, c'est normal que tu sois fan de lui, non ?
— Non, répondit Umay à la place de M99. Black Stag a bien entendu fait son petit numéro de séduction lorsque Em est arrivée ici, parce qu'il a la mauvaise habitude de tester tout le monde en fonction de nos personnalités, mais avec Emmy, disons que ça s'est retourné contre lui.
— J'ai passé le début de ma vie dans les griffes de mafias coréennes. À Pattaya et à Bangkok, notamment.
— Mais ce n'est pas en Thaïlande, Pattaya et Bangkok ?
— Crétine ! fit la jeune femme en donnant une petite tape sur le front de Darcy. Ils m'ont vendue dans des bordels ! Et en Thaïlande, y'a beaucoup plus de pédo-tourisme qu'en Corée. En Corée du Sud, du moins.
— Ah.
— Em, soupira Umay. Je pensais que Duchesse t'avait déjà expliqué que tu devais attendre de mieux connaître les gens avant de donner ce genre d'information personnelle sur toi.
— Ah, oui, c'est vrai. Pas de trauma dumping (1) ! Bon. Trop tard. Ça t'embête si je te parle de ça ?
— Euh... ben...
— Sur une échelle de un à cent ?
— Euh... trente ?
— Donc : ce genre d'enfance, ça te fait débloquer, forcément, tu vois ? Donc je suis suivie par quelques psys, ici, encore, et bon... je suis une des plus grandes fans de Makar. Black Stag.
— Black Stag a utilisé ses techniques de séduction émotionnelles pour tester Em, résuma Umay qui venait d'élargir un peu l'une des blessures de Darcy au scalpel afin d'en extraire un éclat. Et comme le... disons le système émotionnel d'Emmy est très différent de ce à quoi il peut avoir l'habitude, il se retrouve désormais avec la plus grande admiratrice du monde aux talons. Elle l'a pratiquement déifié.
— Mais il est tellement génial !
— Même Black a du mal à réguler les pulsions de M99 envers lui.
— Il ferait un père formidable ! protesta Em en croisant à nouveau les bras.
— Non.
Fait amusant : la réponse avait fusé de la gorge du docteur Umay et de celle de Darcy.
— Mais tu es... amoureuse de lui, en fait ?
— Oui. Non. Duchesse a dit que non, mais je pense quand même...
— Em...
— Oui, bon, Duchesse dit que c'est comme un genre de représentation de... doudou psychologique.
— Ouh là, fit Darcy.
— Quoi, sourit la médecin en réalisant un dernier point avant de poser ses instruments dans un haricot métallique. Tu n'as jamais eu des fantasmes sexuels concernant l'un de tes doudous, Darcy ?
— Si je dis que cette conversation est hyper gênante, est-ce que je serai cataloguée comme très insensible à ton malheur ? demanda l'Anglaise à M99.
— Pas du tout. Du moment que tu ne cherches pas à me piquer Mak... Black Stag.
— Tu peux compter sur moi.
La jeune fille crut que ses côtes allaient se briser lorsque la petite agent se jeta sur elle pour la serrer dans ses bras. Ravie et sans aucune trace d'ironie, M99 déclara :
— Oh ! Je t'adore déjà !
À cet instant, la porte du cabinet s'ouvrit et la silhouette altière du sujet principal de la conversation des trois femmes s'invita sans crier gare dans la pièce. Il avait le regard fixé sur son avant-bras blessé.
— Bon, Meryem, tu vas sans doute dire quelque chose de très spirituel à ce sujet, même si j'apprécierais que tu t'abstiennes, mais j'aimerais que tu jettes un petit coup d'œil à cette morsure, je pense que c'est en train de s'infecter.
La porte se referma derrière Black Stag, trop préoccupé par la marque des dents de Darcy sur sa peau, marque qui s'auréolait désormais d'un cercle rouge sombre enflé. Le Russe eut un mouvement de recul lorsqu'il constata que sa plus grande admiratrice se trouvait dans la même pièce que lui, mais cette dernière avait déjà attrapé sa main et observait, pleine d'adoration et d'inquiétude, la blessure :
— Makar ! Je parlais justement de toi ! Mais... mais qui t'a fait ça ?! Mon Dieu, c'est horrible ! Quelqu'un t'a mordu ?! Qui t'a mordu ?! C'était pendant une mission ? Tu as couché avec quelqu'un ?! Dis-le-moi, je ne serai pas fâchée ! Tu t'es battu avec quelqu'un ? Qui t'a mordu ? Qui ?! Je vais arracher les tripes du salopard qui a osé te faire autant de mal !
Umay ôta ses gants et les jeta dans une poubelle jaune qui portait l'inscription « Déchets biologiques non tranchants ». Elle leva un sourcil et adressa un sourire moqueur à Black Stag qui, une fois n'était pas coutume, paraissait complètement désemparé :
— Désolée, Black, je n'ai pas suffisamment de naloxone pour toi...
*
(1) Littéralement : balancer son traumatisme, terme récemment employé pour décrire l'acte de s'épancher sur un traumatisme personnel sans prendre en compte les émotions de la personne auprès de laquelle on s'épanche.
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