1. Dope

— Darcy ! DARCY !

La musique, dans l'énorme box de stockage, était poussée à plein régime. Une épaisse couche de mousse acoustique permettait d'éviter au son d'être détecté par un curieux et une petite couche en feuille de plomb évitait aussi à toute caméra thermique ou à un appareil à rayons X de détecter ce qui se trouvait dans ce box « XXL », situé dans la banlieue nord de Manchester, à Cheetham Hill. La jeune fille qui était entrée et avait rapidement refermé la porte dut donner une tape à l'arrière de la tête de Darcy pour que cette dernière bondisse et se retourne.

— Yaz ! J'ai failli en mettre par terre !

— Dépêche-toi de préparer tes affaires, les cours commencent dans une demi-heure, on est déjà en retard.

Yaz, une grande fille métisse aux tresses ornées d'anneaux argentés vêtue de jeans taille haute et d'une veste en simili cuir usée, foudroya son amie du regard. Darcy, qui faisait deux têtes de moins que Yaz, portait une combinaison volée dans un laboratoire travaillant sur les PCR d'échantillons de COVID-19. Elle ôta les lunettes de protection qui évitait à toute projection de lui blesser les yeux et adressa un sourire coupable à son amie, qui serrait entre ses poings la bandoulière d'un sac de cours couvert de mots d'amis rédigés au Tip-Ex. Darcy était une petite blanche aux cheveux d'un noir presque bleu, aux grands yeux gris moqueurs. Elle gardait toujours une mèche de cheveux sur le côté de son visage pour cacher une cicatrice de la taille d'un pouce, blafarde, qui partait de la base de son oreille droite et disparaissait derrière sa mâchoire. Il était impossible de mentionner cette cicatrice à la jeune femme. Des infirmières médicales s'y étaient risquées : Darcy avait systématiquement terminé la journée en retenue. Ou de retour au foyer, virée pour deux jours parce qu'elle avait lancé un otoscope par la fenêtre de l'infirmerie. Yaz avait le même âge que Darcy et elle était sa sœur de lait, pour ainsi dire. Elles n'avaient pas la même histoire ni le même passé mais elles avaient toutes deux été élevées par l'État. Par le système. La métisse adorait la petite blanche mais elle détestait viscéralement son activité de chimiste illégale. Toutes deux étaient brillantes mais alors que Yaz avait postulé pour entrer à l'université de Birkbeck, Londres, pour suivre des études de criminologie et justice criminelle et devenir enquêtrice, Darcy avait choisi une voie que sa sœur estimait sans issue. Excellente en cours, la jeune criminelle tirait beaucoup de fierté, pour ne pas dire d'arrogance, à obtenir de brillants résultats scolaires tout en séchant un cours sur dix. Elle avait mis le pied dans le monde des fêtes clandestines deux ans plus tôt et avait découvert que les gosses privilégiés qui avaient tout ce que la vie avait de mieux à offrir adoraient prendre des risques, jouer avec leur santé, flirter avec l'illégalité. Darcy avait commencé par consommer de la cocaïne au cours d'une rave party souterraine. Elle avait adoré la sensation de bien-être, de puissance et de grandeur qu'elle avait ressentie. C'était trop grisant. Mais Darcy, qui avait un petit pécule, espérait pouvoir fuir loin de la banlieue grise et sale de Manchester dès qu'elle atteindrait sa majorité. Or, elle n'avait pas la moindre intention d'engloutir ses économies dans la consommation de narcotiques. Elle allait profiter de la naïveté des petits privilégiés qui aimaient jouer avec le feu. La jeune fille avait investi dans un box de stockage géant et y avait installé un petit laboratoire de fortune. Un distillateur à l'ancienne faisait toute sa fierté et, en achetant plus de cocaïne qu'elle n'en consommait, la petite criminelle transformait la drogue en MDMA. C'était facile. C'était plus à la mode. C'était plus efficace. Darcy n'y avait jamais goûté : elle avait décidé de se cantonner à la consommation de coke. Elle avait investi dans du matériel plus performant, sa toute dernière trouvaille avait été un chromatogramme déniché sur un site de revente douteux. Elle avait volé un bloc d'ordonnances vierges et s'était prescrit de l'ergot de seigle « contre des migraines affreuses ! » Extraire l'ergotamine et la transformer en LSD avait été un jeu d'enfant. Bien plus facile que de créer un cristal de MDMA potable. Maintenant, Darcy ne craignait plus de savoir si ses économies lui suffiraient pour survivre. Elle faisait attention à ne pas attirer l'attention et n'avait jamais les yeux plus gros que le ventre, malgré son arrogance, mais accumulait ses bénéfices petit à petit. Yaz était écœurée. Elle avait le sentiment d'avoir perdu sa sœur. Elle se sentait responsable et mettait un point d'honneur à refuser le moindre cadeau de la part de Darcy. L'unique lueur qui éclaircissait ce tableau trop sombre était l'usage que cette dernière faisait de trente pour cent de ses bénéfices : elle mettait un point d'honneur à assister en secret des familles dans la détresse ou à apporter une aide financière aux clochards qu'elle connaissait bien. Depuis un mois, l'un d'eux, un géant aux traits marqués, bronzé, qui avait un accent latino, bénéficiait de son aide. Il ne parlait pas, souriait peu, et gardait de vieux écouteurs crasseux vissés aux oreilles en permanence. Darcy l'aimait bien, sans trop savoir pourquoi. Elle l'appelait « Le Mexicain », parce qu'elle avait remarqué que, sur le côté des vieilles Rangers de l'homme au regard lointain était floqué le drapeau du Mexique. Il lâchait rarement plus d'une syllabe. Une fois, cet hiver, il avait lâché un « Gamine, tu devrais t'arrêter de cuisiner la mort. » La lycéenne en avait été plus que surprise : elle séparait dans un coin de sa tête ses œuvres charitables et ses crimes, et elle restait extrêmement discrète quant à son trafic. Darcy avait le défaut de tout adolescent victime de complexe d'infériorité : elle masquait ses incertitudes et son manque de confiance en la vie par une épaisse couche d'arrogance. Le Mexicain avait disparu pendant plusieurs jours et, lorsqu'elle avait fini par le revoir, deux jours avant Noël, il avait juste grogné : « Je vois... » quand elle lui avait donné deux billets de cinquante livres.

Yaz, impuissante, vit sa sœur éteindre la lumière et agiter un bécher dans lequel le produit fini de la nuit se trouvait : des étincelles apparurent dans l'obscurité. C'était réussi. Un LSD de qualité. Darcy cuisinait des quantités très faibles mais elle créait un produit de qualité. Elle adorait contempler son résultat, d'une pureté remarquable. Elle vendait cher parce qu'elle vendait peu, et le prix élevé de ses sachets – MDMA et LSD – les rendaient d'autant plus précieux à un public de jeunes pour qui ce qui coûtait cher avait une valeur supérieur à ce qui leur paraissait « bon marché ». Darcy ne revenait jamais avec des invendus. Dans le box, elle ralluma et sourit à Yaz :

— Je n'ai pas envie d'aller en cours, on a encore sport avec cette grosse psychopathe de remplaçante. Elle est quoi, tchétchène ? Ukrainienne ?

— Russe, madame Kazamarov est russe. Et tu es bonne en sport, tu devrais venir. Elle te reproche juste d'être systématiquement à la bourre !

— On dirait une ancienne machine à tuer du KGB, elle a forcément fait du free fight.

— Raison de plus pour ne pas être en retard, Darcy !

— Flemme. J'ai potentiellement une affaire, ce matin, en plus.

— Une affaire ?

Le front précocement ridé de Yaz se plissa. Elle se mordit les lèvres : elle haïssait tous ceux qui encourageaient sa sœur à persister dans la voie délinquante qu'elle avait choisie. Bon sang, ne voyaient-ils pas que Darcy était mineure ? Ne pouvaient-ils pas faire affaire avec des vrais durs ? La plus sage des deux sœurs savait pourtant parfaitement que l'âme humaine était faite de beaucoup de monstruosité pour certains. La métisse aux longs cheveux tressés soupira : elle n'avait qu'une seule –et maigre – consolation : ceux qui avaient réussi à faire plonger la criminelle en herbe dans la drogue devaient s'en mordre les doigts.

— Tu essaies de te présenter en chimie, quand même ? osa la plus sage d'un air suppliant.

— Comme si j'avais besoin de cours de chimie...

— Tu as besoin d'une bonne leçon, voilà ce dont tu as besoin ! éclata alors Yaz dont le regard s'obscurcit.

Darcy se figea et ses pupilles s'étrécirent. Du fait de son ego dilaté, elle détestait qu'on puisse la reprendre sur ce ton. Elle savait qu'elle avait des soucis de gestion de la colère et trouvait injuste les reproches de son amie intime : après tout c'était avec cet argent qu'elle parvenait à leur payer quelques livres scolaires pour les matières optionnelles, c'était avec cet argent sale que Yaz avait pu prendre des cours particuliers en allemand et en français. Et puis Darcy, comme tous les addicts socialement fonctionnels, avait une vision très étroite de son propre univers : cet argent, ce travail, cet investissement dans l'insécurité et le danger, c'était leur parachute. Grâce à cela, jamais elle et sa sœur d'adoption ne pourraient être séparées. Après tout : l'argent pouvait tout, c'était prouvé, non ?

— Tu ne disais pas non, quand je te filais des billets pour payer tes profs particuliers ! Et tes cours de violon ? Sans moi, tu n'en serais pas là !

Yaz, secouant la tête et faisant voler ses tresses aux reflets métalliques autour de ses épaules, donna une impulsion dans la vaisselle en verre qui avait été mise à sécher sur un meuble en inox. Tout s'écroula sur le sol en un tintement musical. Darcy, les dents serrées, poussa sans vergogne sa sœur hors du box. Comme cela arrivait de temps à autre, elles échangèrent des noms d'oiseau de façon bien peu discrète et se séparèrent en très mauvais termes. Elles se réconcilieraient sans nul doute dans la semaine – Darcy ferait un regard de chien battu et viendrait pleurer devant la porte de la chambre de Yaz pour que cette dernière accepte de lui pardonner.

Mais leur petite dispute de lycéennes, malheureusement, ne passa pas inaperçu. Lorsque Darcy claqua la porte du box sur la silhouette altière de sa sœur d'adoption, elle ignorait encore qu'elles ne partageraient plus jamais le même toit...

https://youtu.be/CO7RhjmiJns

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