Le coup de téléphone







Du sang... Une flaque d'un rouge sombre s'étendait autour de moi. Je ressentais une certaine chaleur recouvrir l'ensemble de mon corps alors que je savais que ce dernier était glacé. Je tremblais, des ombres passaient devant mes yeux, et des larmes roulaient sur mes joues. La peur fit place à la terreur lorsque je pris conscience de ce qui était en train d'arriver. Je voulais bouger mais mes membres ne me répondaient plus et je sentais peu à peu que je m'enfonçais dans le plus sombre des cauchemars...

*****

De grosses perles de sueurs descendaient le long de ma nuque. Je tremblais de peur. C'était au moins la centième fois que je faisais ce rêve, et que je me réveillais avec toujours la même terreur qui me traversait. Il me fallut quelques minutes pour que mon cœur reprenne un rythme normal.

Lorsque ma vue arrêta d'être brouillée, je me précipitai dans la salle de bain pour prendre une douche aussi froide que possible. Je jetais l'ensemble de mes vêtements à la hâte sur le sol carrelé. L'écoulement de l'eau sur mon corps m'aida à me réveiller, et à me nettoyer de toutes ces visions d'horreur que je ne voulais plus vivre et revivre sans fin. Il fallait que je retrouve du courage pour affronter une nouvelle journée. La douleur physique et psychologique étaient deux choses complètement différentes. Quand l'une mettait votre corps à rude épreuve, l'autre éprouvait un malin plaisir à essayer de vous rendre folle. Je savais que l'on pouvait résister plus longtemps à la première qu'à la seconde.

« La peur n'est qu'une illusion ». Cette phrase sonnait en boucle dans mon esprit comme pour essayer de le convaincre qu'elle était avérée. Il ne fallait pas que je cède à la panique et que je fuie... encore une fois... J'avais tourné le dos trop de fois dans ma misérable vie. « Rester forte » était pour moi, à présent, un mode de vie permanent.

Je sortis de la douche et attrapai une serviette que j'entourai autour de ma poitrine. Comme chaque matin, j'évitai d'observer mon reflet dans le miroir et sortis de ma salle de bain sans un regard sur ma silhouette. Si j'avais pu à l'aide d'un sortilège supprimer tous les miroirs de cette planète, je l'aurais fait sans la moindre hésitation. Je détestais mon corps. Il était abîmé, fragile et me donnait une allure maladive et faible. Ces deux qualificatifs ne me correspondaient pas... La vie m'avait détruite, les gens que je croyais aimer m'avaient trahi, je n'étais plus que l'ombre de moi-même. Plus aucune étincelle ne brillait dans mon regard.

Je n'avais aucunement envie de prendre soin de mon corps, pour moi il ne servirait plus jamais à rien. La seule chose qui m'importait aujourd'hui était le fait que mon existence puisse au moins servir à quelqu'un.

Je restais debout et avançais pour les autres, ma vie était finie depuis longtemps et je ne faisais que retarder l'échéance que tout le monde redoute en ce monde. J'avais plus peur de revoir surgir les démons de mon passé que de mourir. La mort était douce, tandis que la souffrance était un monstre, avide de sang et de douleur.

Je travaillais dans un centre juridique dans le Lower East Side à New-York : « Hampton's Law Services ». La plupart du temps j'aidais des adolescents qui se retrouvaient étripés par le système judiciaire. Je trouvais que le terme « étriper » était d'ailleurs très approprié pour désigner ce que faisaient subir les policiers new-yorkais aux jeunes qui n'avaient pas les moyens de se payer un bon avocat, ou qui avaient trop peur de finir leurs jours dans une ruelle sombre pour avoir dénoncé un chef de gang. Aucune protection ne leur était accordée et je trouvais cela scandaleux. Cette bataille je la menais de front et je n'hésitais pas une seconde à utiliser tous les moyens possibles pour leur donner la vie qu'ils méritaient.

Au départ, certes, les adolescents n'étaient pas d'un abord facile et il fallait s'armer de patience pour pouvoir effriter un peu le mur qui entourait leur âme. Néanmoins il était remarquable d'observer que lorsqu'on leur portait un intérêt sincère et sans contrepartie, leur langue se déliait d'elle-même.

J'adorais percer leur carapace car en règle générale, ce que je trouvais dessous était beau et innocent. Il y avait toujours de l'espoir. Il fallait juste leur redonner la possibilité de pouvoir y croire à nouveau.

Grâce à mes connaissances en sciences criminelles comparées, j'avais étudié le droit pénal américain. J'avais donc une idée des rouages qu'il fallait déclencher pour pouvoir sortir un adolescent de l'engrenage de la justice punitive des États-Unis.

À l'origine, ma route était toute tracée et jamais je n'aurais pu imaginer que j'exercerai mon métier actuel avec autant de passion et de dévouement.

Mon père était le gérant d'un cabinet d'avocats parisien spécialisé en droit des investissements et droit des affaires internationales. En réalité c'est ce qui apparaissait sur sa carte de visite. Les choses étaient bien différentes quand on jetait un œil aux dossiers qu'il traitait. Ce qui mettait sur la piste c'était surtout les relations qu'il entretenait avec les plus grands criminels. Son rêve ? Que je reprenne le flambeau et que je puisse devenir une conseillère juridique hors pair. J'aurais su amplifier les bénéfices de gens qui avaient déjà un compte en banque rempli à ras bord. Cela était évidemment aussi pour l'image de façade car, en réalité, j'aurais dû être son bras droit, l'arme qu'il pouvait utiliser à sa guise, pour obtenir de ses clients ce qu'ils voulaient.

J'avais vécu dans un monde peuplé de gens malhonnêtes. À dix-huit ans j'avais déjà décidé de mon avenir en entamant des études de droit pénal. La seule peur qui me traversait jour et nuit était simple : je ne voulais pas que mon père m'empêche de réaliser mes projets. Je m'étais aperçue bien vite que ce que je redoutais était bien réel. Mon père faisait partie d'un univers bien plus cruel que je ne l'imaginais. Il n'hésitait pas une seule seconde quand il s'agissait de ses affaires, de mettre tout sentiment de côté. Si dans ce monde on les surnommait les « requins de la finance », ou encore « les meurtriers en col blanc », ce n'était nullement pour se moquer d'eux en leur donnant une appellation ridicule, mais plutôt pour illustrer par une métaphore leur nature véritable.

Je voulais fuir ce monde rempli de visages hypocrites, de malhonnêteté et de tout ce qui suivait. Mon père ne comprit jamais ma décision, et décida tout simplement de me couper les vivres, si bien que je dus travailler pendant les dernières années de mon cursus pour pouvoir obtenir mon diplôme. Une fois que j'eus économisé assez d'argent, la première chose que j'achetai fût un billet d'avion aller-simple vers New-York. Il savait que s'il m'empêchait d'accomplir mon rêve, j'avais la possibilité de ruiner ses affaires, du moins une partie conséquente. En effet, la plupart de ses gros clients possédait un bureau en plein centre de Manhattan. La destination était donc stratégique.

Il y a maintenant deux ans entiers que j'ai quitté la France, coupé les liens avec mes parents, mes amis... Mon pays me manquait parfois mais aucunement les gens qui s'y trouvaient. New-York m'avait libéré dans un premier temps. Personne pour me juger, me réprimander ou donner son avis sur n'importe quel sujet de ma vie. J'étais seul maître de mes décisions pour la première fois de mon existence. Je bénéficiais de l'anonymat de cette grande ville. 

Mais mon moment de paix ne fût que de courte durée... J'avais été trop naïve et sans doute trop jeune à une époque, et je m'étais brûlée les ailes, tel Icare s'approchant trop près du soleil.

La chute avait été terrible et ce n'est que grâce à des gens comme Miss Hampton que j'avais pu me relever. Cette femme était la douceur incarnée dissimulée sous un masque de fer. Elle ne montrait jamais ses sentiments, son visage restait de marbre en toute occasion mais ses actes avaient bien plus de valeur. Ils étaient aussi généreux qu'imprévisibles et compensaient largement son côté acariâtre. Elle portait de fines lunettes rondes qui durcissaient son regard bleu acier. Sa chevelure blanche était relevée en un chignon stricte fixé avec de nombreuses épingles. Elle s'habillait de manière sobre et ne sortait jamais sans ses bottines rouge bordeaux à talon aiguille, qui étaient la seule exubérance qu'elle semblait s'accorder.

Miss Hampton était la directrice de mon service juridique et accessoirement la mère que je n'avais jamais eue. Je l'adorais et je sentais au plus profond de moi que c'était réciproque.

Je pris dans le tiroir de ma commode des sous-vêtements simples, un jean et un pull aussi large que possible avec de longues manches. J'étais en train d'enfiler mes Stan Smith quand mon téléphone se mit à vibrer. Je ne reconnus pas le numéro qui s'affichait et un sentiment de panique incontrôlable m'envahit soudain. Et si... Non impossible... Après quelques secondes d'hésitations, je me décidai à décrocher et à répondre à mon mystérieux correspondant :

« - Ici Elena David.

- Mlle David ? Vous êtes bien la juriste spécialisée dans les sciences criminelles et le droit des adolescents qui travaille dans le service juridique de Miss Hampton ?

- C'est exact... À qui ai-je l'honneur ?

- Oh pardon... Oui... Je me nomme Harold Smouth et je suis professeur à l'Université de New-York ».

J'étais intriguée. Pourquoi un professeur de la prestigieuse New-York University s'intéressait à moi et d'ailleurs comment avait-il pu avoir mes coordonnées. Je ne les laissais qu'à des personnes vraiment dignes de confiance et j'étais d'une grande méfiance dans ce domaine.

Le professeur se racla la gorge et continua à me parler : «

- En réalité j'organise dans le cadre de l'immersion de nos jeunes étudiants des ateliers particuliers chaque année. Tous les ans nous tirons dans une urne un thème et il se trouve que cette année c'est celui de la délinquance juvénile qui est sorti ».

Je ne répondais toujours pas. Je ne voyais pas bien où il souhaitait en venir et je détestais les imprévus. Il dû sentir ma gêne car lui-même semblait embarrassé par mon silence, et se racla la gorge à l'autre bout du combiné. Je décidais de délier ma langue et de poser la seule question qui m'intéressait pour l'instant :

« - Comment avez-vous eu mon numéro ?

- Hé bien... Il se trouve que Vera... Miss Hampton est une vieille amie et qu'elle m'a longuement parlé de vous en me vantant vos mérites et toutes les affaires que vous avez résolues avec brio ces deux dernières années. Je sais que vous n'avez que 25 ans et que mes étudiants qui suivent l'atelier en ont déjà 23, mais je pensais que le courant passerait mieux entre vous et eux plutôt qu'avec un vieux tromblon comme moi. Mais je vous assure que les choses se passeront bien. Ils sont issus de bonnes familles et je souhaiterais avant tout les sortir de leurs livres et de leurs a priori pour leur enseigner les véritables valeurs et la morale du droit. Quoi de mieux qu'une expérience au sein d'un service juridique venant en aide aux plus démunis ? De plus j'ai entendu dire...

- Je suis désolée mais je ne souhaite pas faire partie de ce projet. Trouvez quelqu'un d'autre s'il vous plaît. »

Je ne le laissai pas finir. Ma réponse fût sans appel, brutale mais il fallait que je me protège et l'idée de me retrouver devant des enfants pourris-gâtés qui n'avaient d'autres souhaits que de devenir ce que moi je n'avais jamais voulu être ne me disait vraiment rien. De plus cela me rapprochait dangereusement de l'univers de mon père et à aucun prix je ne souhaitais y replonger.

Il y eut une pause et je me préparai à prendre congé quand il continua sur sa lancée :

« - Vera m'avait prévenu que vous seriez réticente mais je vous assure que cet atelier vous plaira et vous enrichira personnellement. Bien évidemment vous serez fortement rémunérée pour vos services et...

- Si Miss Hampton vous a parlé de moi elle a sans nul doute dû vous dire que pour moi l'argent est de loin le dernier argument à me donner pour me convaincre.

- Je le conçois tout à fait mais j'aimerais vraiment que vous vous fassiez une idée de ce en quoi consiste réellement ce travail ».

Je n'aimais pas ça, il me fallait réfléchir, Miss Hampton pourrait sûrement calmer la vague d'angoisse qui me submergeait à cet instant. J'avais la terreur de me retrouver à nouveau au centre de l'attention, d'attirer la lumière sur moi. En effet, je savais que s'il me retrouvait, la mort serait une échappatoire idyllique par rapport à ce qu'il allait me faire subir. Je n'osais pas penser à son prénom. C'était la seule personne que je trouvais plus dangereuse que mon père et encore plus cruelle.

Je décidai d'adopter l'approche qui me semblait la plus sécurisée à ce stade :

« - Si je change d'avis professeur je vous le ferais savoir mais pour l'instant j'ai besoin de réfléchir.

- Bien entendu ! Je vous recontacterai dans....

- Non. C'est moi qui vous rappellerai.

- Oh. Comme vous voulez. Eh bien... Au revoir Mlle David.

- Au revoir. »

Je raccrochai précipitamment. J'avais été sèche je le savais. Je n'avais aucune excuse d'avoir traité aussi mal ce professeur qui ne voulais pas me mettre dans l'embarras consciemment et, qui plus est, était un vieil ami de Miss Hampton. En parlant d'elle, il fallait que je me rende au service juridique sans plus attendre. J'avais besoin de ses conseils, de son sens logique et de sa grande honnêteté pour prendre ma décision. Je savais que ma réaction était anormale mais dès qu'une nouvelle personne entrait dans ma vie, cela était pour moi signe de danger. Je gardais le contrôle sur absolument tout ce qui m'entourait et la moindre dérogation à cet emploi du temps ne me convenait pas.

Je pris mes clés restées sur la table de nuit, enfilai ma grande écharpe rose, et sortis en vitesse de mon appartement.

Le service juridique n'était qu'à quelques centaines de mètres de là où je vivais. Miss Hampton était déjà là, à ranger les différents dossiers, quand j'entrai en trombe dans les bureaux, essoufflée. À chaque imprévu mon cœur ne cessait de s'emballer et ne pouvait s'arrêter que lorsque j'avais été totalement rassurée.

Ma directrice comprit immédiatement que quelque chose n'allait pas et abandonna sa tâche pour venir me rejoindre :

« - Que se passe-t-il Elena on dirait que tu as vu un fantôme ?

- Je crois que j'aurais eu moins peur devant un revenant, hélas. – Quelle fille stupide je faisais. J'avais pourtant affronté bien pire que cela...

- Je t'écoute. ».

Miss Hampton me fit asseoir, et s'installa à mes côtés. Elle enleva ses lunettes qui la rendaient si sérieuse et inatteignable, et je savais qu'à cet instant, je possédais toute son attention.

« - Un de tes amis, le professeur Harold Smouth m'a proposé d'animer un atelier sur la délinquance juvénile. Je devrais apprendre le sens moral du droit à des élèves pourris-gâtés de la New-York University qui n'ont seulement que deux ans de moins que moi, et qui n'en n'auront sûrement rien à faire de ce que je vais pouvoir leur raconter. Ce sont des gens vicieux, malhonnêtes et je ne suis même pas sûre que le terme "moral" soit un mot qui fasse partie de leur dictionnaire interne. Je ne veux pas retourner dans ce milieu, je ne veux pas me ridiculiser et être rabaissée par cette bande de riches ». En toute honnêteté, ce n'était pas d'eux dont j'avais le plus peur, mais de la manière dont je pourrais réagir.

Je repris mon souffle après cette longue tirade.

Miss Hampton ne dit rien, elle m'observa de ses yeux bleu pâle et je pus apercevoir ce qui ressemblait à un sourire sur son visage, pourtant habituellement si fermé. Elle soupira longuement avant de me répondre :

"- Elena, cela fait deux ans que tu travailles pour moi et que tu accomplis des tâches toutes plus difficiles les unes que les autres avec excellence. Tu sais comprendre les gens, leur douleur, leurs faiblesses. Pourquoi cela serait-il différent avec des étudiants issus de la Haute ? Tu peux les percer à jour, trouver la faille, les intéresser en sachant exactement quoi leur dire. Tu en es capable Elena et c'est pour cela que j'ai soumis ton nom à Harold. Ici, dans ce service juridique, tu accomplis certes de grandes choses mais tu pourrais utiliser ton don pour des causes bien plus grandes. J'ai l'impression de te sous-employer à l'heure actuelle et je ne supporte pas de voir un tel talent être gâché. Prouve-moi que tu n'es pas quelqu'un qui se laisse abattre, quelqu'un qui ne sait pas affronter les obstacles. En réalité, ce n'est même plus à moi que tu dois le prouver car j'en suis persuadée mais c'est plutôt toi qui dois en être convaincue... »

Le long discours de Miss Hampton me laissa sans voix. Il était rare que j'aie une discussion d'une telle intensité avec elle. Néanmoins, je savais que le mensonge n'était pas dans le caractère de ma directrice. Je devais reconnaître que l'idée d'enseigner à la New-York University était grisant, mais est-ce que je faisais le bon choix ? Est-ce que mes démons allaient resurgir de l'ombre et cette fois-ci m'envelopper pour de bon ? Néanmoins, je n'aimais pas l'échec et accorder un refus au Professeur Smouth me semblait en être un. La question était de savoir comment j'allais m'en sortir une fois jetée dans la fosse aux lions...

...

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