ℭ𝔥𝔞𝔭𝔦𝔱𝔯𝔢 33
Vernon sursauta lorsqu'il entendit Niffty exploser de rire au milieu de la grande salle. En contournant le buffet, il aperçut la petite démone cyclopéenne se moquer ouvertement du plateau renversé de Ricky.
– Niff', tu ne devrais pas nettoyer au lieu de ricaner comme une demeurée ? demanda un résidant en se pinçant l'arrêt du nez.
– Laissez, ça fait longtemps que je ne l'ai pas entendue rire comme ça, contra une voix derrière Vernon.
Il n'avait pas besoin de se retourner car il avait deviné la voix d'Alastor.
– Niffty, appela-t-il sur un ton préventif, tandis que Ricky déguerpissait de peur.
– Oui monsieur ? se reprit-elle en plantant son énorme œil dans ceux du démon de la radio.
– Nettoie ça, veux-tu ?
– À vos ordres !
Et elle s'empressa d'astiquer le sol comme si ça vie en dépendait.
Alastor, qui avait dépassé Vernon, lui fit face. Le plus jeune se rendit compte qu'il affichait un air étonné.
– Elle n'a pas l'air malheureuse, osa-t-il dire enfin.
– Pourquoi le serait-elle ? demanda Alastor sur un ton d'amusement qui voulait imiter l'étonnement.
Vernon hésita avant de poursuivre.
– Tu possèdes son âme, et pourtant elle n'a pas l'air malheureuse de recevoir des ordres.
Alastor sembla le jauger un instant avant de glisser sa main dans le bas du dos de Vernon pour le pousser à avancer.
– Je t'invite pour ce midi. Aimes-tu la jambalaya ?
– J'en ai jamais goûté.
– Oh ! sembla-t-il s'étonner. Je vais te faire goûter ma recette. Je la tiens de ma mère, comment était la tienne, mon cher Cardioderma ?
– Bah, vous savez qu'elle a divorcé de mon père à cause de moi et que je n'ai plus eu de ses nouvelles depuis...
– Que c'est regrettable ! Dis-moi, Vernon, aimes-tu cuisiner ?
Le plus jeune cligna des yeux lorsqu'il pénétra dans la cuisine de l'hôtel, tenu par un démon costaud aux mouvements très lents que Vernon ne se souvenait pas avoir déjà vu.
– Je te présente Callberg, un démon pécheur à qui j'ai aimablement offert le poste de chef cuisinier. Callberg, voici Vernon, la dernière âme en qui je suis venu en aide.
Callberg fronça son énorme sourcil sans un mot.
– Il est charmant, souffla Alastor à l'attention de Vernon, avant de se diriger vers un très large frigo - plus large encore que Callberg - pour en piocher divers ingrédients.
Pendant ce temps, Vernon entortillait nerveusement ses doigts. Il évita un contact visuel avec Callberg tandis qu'il se rapprochait d'Alastor.
– Alas-...
– Enfile ça, l'interrompit Alastor en lui jetant un tablier en pleine figure.
– Alastor, je ne suis pas sûr de-..., réessaya-t-il en retirant le bout de tissu de sa tête, avant de s'interrompre une nouvelle fois, esquivant des tentacules sortant du tiroir à couteaux.
– C'est une spécialité de la Louisiane, ça me surprend que tu n'aies jamais goûté.
– Je ne suis pas un grand fanatique des fruits de mer.
– Tu peux laisser les crevettes sur le bord de l'assiette, inutile d'en faire tout un chichi !
J'en fais tout un chichi ? Moi ?
Vernon noua distraitement son tablier tandis qu'Alastor empoigna le tentacule pour lui retirer le couteau à viande qui allait l'attaquer. De son pied, il ferma si brutalement le tiroir que la créature en son sein n'en ressortit plus, très certainement sonnée.
– Alastor, je ne suis pas sûr de comprendre ce qu'il se passe, parvint-il à formuler.
– Eh bien, mon cher Vernon, nous allons cuisiner de la jambalaya !
– Je ne suis pas sûr d'en avoir envie, essaya-t-il encore, malgré le tablier noué autour de ses hanches.
– J'ai comme l'impression que tu ne sais pas vraiment ce que tu veux, laissa entendre Alastor sur un air amusé que Vernon accueillit avec une grimace. De quoi n'as-tu pas envie, dans ce cas ?
Le plus jeune répondit sans perdre de temps.
– Qu'on m'ignore quand je pose des questions ou quand je parle.
– Eh bien, j'ai comme l'impression que tu n'es pas à plaindre. Tiens, commence par couper ça.
Vernon imita ses mouvements sans trop de résistance, plus concentré sur sa discussion que sur la cuisine.
– A-alors explique-moi pourquoi Niffty semble aussi heureuse de te servir ?
– Niffty aime croquer la vie à pleine dents, déclara d'une voix mielleuse le démon de la radio.
– Ça ne répond pas à ma question, s'énerva un tantinet Vernon. Pourquoi ai-je l'impression d'être le seul à ne pas apprécier cette situation ?
– On ne peut pas en dire autant de Husker, ricana Alastor en lui tournant le dos.
– C'est... vrai qu'on ne parle pas vraiment de ça, lui et moi, avoua-t-il. On dirait qu'il s'y est juste habitué.
– On peut dire ça comme ça.
– Et donc ? À lui aussi tu lui refiles des missions ingrates ?
– Si pour toi s'occuper d'un bar d'hôtel est une mission ingrate, alors oui, toi et Niffty n'êtes pas les seuls à y passer.
Vernon n'appréciait vraiment pas qu'Alastor réponde à chacune de ses interrogations par un air amusé. Il avait l'impression qu'il se moquait de lui.
– D'ailleurs, merci de me le rappeler ! Comment se déroule ta mission avec les Vees ?
– Terrible, avoua un peu trop rapidement le plus jeune avant de se corriger. Un peu difficile. On me laisse pas m'aventurer dans les salles, je ne sais même pas où commencer.
– Hmm...
Alastor se tourna vers Vernon, l'air songeur.
– N'as-tu donc aucune piste ? Aucune rencontre pouvant t'être utile ?
– Ça me gène de profiter des autres, contra-il. Je ne suis pas comme ça.
– Je sais, je n'ai jamais dit que tu y étais obligé.
La réponse étonna Vernon.
– Tu ne me forces pas d'utiliser les gens ?
– Tu es libre d'employer la méthode que tu souhaites. Tant que tes accomplissements sont là, le chemin n'importe que très peu. Le plus important, c'est de rester discret. Tiens, remue ça.
Vernon s'exécuta en fronçant des sourcils.
– Mais alors je m'y prends comment, si aucune méthode ne me convient éthiquement ?
– L'éthique ? Je ne connais pas.
Alastor se lava les mains. Vernon se demanda s'il l'avait fait exprès, comme dans la Bible, quand Ponce Pilate avait déclaré s'en laver les mains lorsqu'il avait été question de la crucifixion de Jésus, pour se dédouaner de la responsabilité de sa mort. Il doit sûrement être en Enfer, lui aussi, ce Ponce Pilate.
– Cela étant dit, reprit Alastor en s'essuyant avec un torchon propre. Certaines personnes aiment se donner au contrôle d'un autre. Cette dépendance peut être utilisée à bon escient. Niffty fait partie de ces gens qui aiment être sous l'influence de quelqu'un qui réfléchissent à leur place. Toi et Husker faites parties des autres, ceux qui n'aiment pas être contrôlés, et c'est tout à votre honneur !
Alastor se rapprocha dangereusement de Vernon qui se ratatina dans son tablier.
– Ne profite pas des personnes qui n'aiment pas être contrôlées, elles lutteront. Occupe-toi de celles qui se jetteront dans tes bras à la moindre de tes promesses lorsqu'elles sont au plus bas dans leur vie.
La jambalaya était sur le feu et les pensées de Vernon en ébullition.
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Azzurra ferma son livre lorsqu'elle entendit quelqu'un essayer d'ouvrir la porte de sa chambre. Comprenant qu'elle était verrouillée, la personne l'interpela et la jeune femme fronça des sourcils en reconnaissant la voix de son père. Il reprenait ses bonnes vieilles habitudes d'essayer d'entrer sans toquer.
– Ma luciole, qu'est-ce que tu fais ?
Laisse-moi tranquille, occupe-toi de tes affaires.
– Je lis, répondit-elle à la place.
– Tu es sûre ?
Azzurra se retint de se pincer l'arrêt du nez.
– Oui papa.
Silence.
– T'es toujours là ?
Non. Il était reparti.
Azzurra ferma les yeux - et son livre aussi accessoirement - puis quitta son pouffe. Elle ouvrit la porte et regarda dans le couloir pour s'assurer qu'il était bien parti.
– Tu sors enfin de ta grotte ? entendit-elle dans son dos.
En sursautant, ses yeux virèrent au rouge mais reprirent leurs couleurs initiales lorsqu'elle fit volte-face pour tomber nez-à-nez avec Vox. Ce dernier la scrutait avec un dédain sans nom.
– J'allais te chercher justement, poursuivit-il, montrant bien qu'il n'en avait que faire de ses explications.
La jeune femme se renfrogna, lorgnant cet homme avec un regard mauvais.
– Pourquoi ?
– Ne sois pas sur la défensive, je t'apporte un cadeau.
Sa méfiance monta d'un cran.
– Tu me détestes. Pourquoi me faire un cadeau ?
– Je ne te déteste pas, Azz, je me comporte avec toi de la même manière que toi envers moi.
Un sourire se dessina sur l'écran qui lui servait de visage. Azzurra ne défronça pas des sourcils.
– Je sais que tu te méfies de moi, Azz, et je vois bien que tu ne me portes pas dans ton cœur. Tu as certainement peur que je te vole ton papa chéri.
– Tu dis de la merde, bafouilla-t-elle, confuse.
– Ça m'a pris du temps mais je crois que tu es enfin assez mature pour te défaire de tes... préjugés, déclara-t-il avec un léger mouvement de la main. Tu es grande, tu es intelligente, et je crois qu'il est temps pour toi de faire réellement partie de la famille.
Elle le trouva culotté de laisser sous-entendre qu'elle ne faisait pas encore partie de la famille, mais il enchaîna avant de lui laisser le temps de répliquer.
– Ton père et moi avions beaucoup réfléchi à ton sujet.
Bah voyons.
– Et nous avons convenu qu'il était temps de te partager notre travail avec toi.
– Pourquoi ?
– Pour te préparer à reprendre ta vie en main. Pour être autonome. Pour ne plus dépendre de ton père ou de ta tante.
La panique enfouie en Azzurra éclata.
– Vous me mettez à la porte ?
– Tu es une adulte, tu n'as pas envie de passer ton existence aux crochets de tes parents à fuir tous les hommes.
– Et si c'est ce que je veux ? attaqua-t-elle, sentant son cœur éclater contre sa poitrine.
Vox se contenta de lever le sourcil. Comme la plus jeune balbutia une nouvelle réponse, le démon de la télé sourit - ce qui l'interrompit - et enroula son bras par-dessus ses épaules.
– Allez, Azz, ne t'inquiète pas, ton père a tout prévu pour que tu ne sois pas larguée, à commencer par le cadeau dont je t'ai parlé tout à l'heure. Il vient de nous deux, alors fais en bon usage.
Devant sa mine ahurie, Vox lui tendit un collier tout droit sorti de sa poche. Elle le réceptionna, les yeux écarquillés.
– C'est...
– La bague de ta mère, oui. Ton père me l'a confié pour que j'en fasse un pendentif. Velvette m'a conseillé une bonne bijouterie et j'y ai trouvé cette chaînette. Ça te plait ?
Oui. Oui oui oui.
– Pourquoi ? demanda-t-elle à la place.
– Parce que tu es une femme et les femmes portent de jolies choses. Tu verras, tu seras beaucoup plus heureuse en étant autonome qu'en donnant l'air d'une vieille adolescente.
Elle serra la chaînette dans sa paume. L'alliance de sa mère ; cela faisait des années qu'elle pensait l'avoir perdue. Son père l'aurait donc retrouvée ? Le collier, c'était pour qu'elle ne l'égare plus jamais ? Elle en avait presque oublié son alliage dorée, surmonté du saphir qui rappelait la couleur des yeux de sa mère de son vivant : bleu azure.
– Merci, fut-elle capable de dire malgré la haine qu'elle avait envers Vox, trop secouée par ses retrouvailles avec le bijou.
Vox sourit pour toute réponse et s'en alla, laissant Azzurra seule avec l'unique souvenir de sa mère qu'elle avait emporté dans l'au-delà.
– Au fait, s'interrompit le démon de la télé au bout du couloir. Il y a quelqu'un pour toi à la réception.
La jeune femme l'interrogea du regard, confuse.
– L'homme que tu as mis dehors l'autre jour. Il demande à te voir. Je me suis dit que ça t'intéresserait de commencer à défaire tes traumatismes sur ce maigrelet garçon. Comment il m'avait dit qu'il s'appelait déjà... ? Ah, oui, Vernon.
Vernon ? Qu'est-ce qu'il me veut ?
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