Mauvais augure

Est-ce la faim ou la soif qui me réveille ? Peut-être l'odeur, la puanteur du lieu ? Cela doit faire maintenant plus d'une journée entière que le vieux me retient enfermé dans une cage au fond de son antre. La pièce est lugubre et assez encombrée, il y a des tables recouvertes de fioles et de parchemins, des plantes sèchent suspendues aux poutres et les lanternes aux carreaux ébréchés éclairent les recoins de lueurs poussives. Ça sent le pourri et l'humidité. Les quelques poignées de paille sur le sol de ma prison exhalent une odeur d'urine mélangée à autre chose que j'ai du mal à définir. Peut-être tout simplement la terreur d'un précédent locataire.

Je pousse un hurlement strident et secoue les barreaux de toutes mes forces. Le vieux s'approche alors de la cage et tire un tabouret pour s'asseoir à ma hauteur. Il découvre ses dents jaunes et rares dans ce que j'ai du mal à qualifier d'un sourire avant de s'adresser à moi d'une voix calme :

-Tch-tch-tch petit ! Là, calme-toi. On va être de bons amis tous les deux. Tu es un peu effrayé ? Tu te demandes bien ce que tu fais là, hein ? Tch-tch-tch, Virgile va s'occuper de toi, ne t'inquiète pas.

-J'ai soif. Tu pues. Donne-moi à boire vieux crasseux !

-Oh ! Il a soif ! Quelle bonne nouvelle ! Et bien il va attendre un peu car Virgile est trop vieux pour ramasser la tasse d'eau qu'il prévoit de lui jeter au visage. On va attendre que tu aies bien faim et bien soif. Je vais te laisser tranquille maintenant. Et arrête de secouer ces barreaux : ça ne sert à rien et tu vas fatiguer inutilement ces jolis bras musclés.

-Nous les Bohémiens nous ne sommes jamais fatigués, jamais usés ! Tu m'as dérobé à ma famille, tu as volé les miens ! On ne s'en prend pas à nous sans en payer le prix !

-Oui mon poussin, je suis un méchant sorcier et toi tu n'es qu'une petite vermine de bohémien. Un sale petit voleur. Personne n'aime les voleurs et encore moins ceux de ton espèce ! répond-il en souriant.

Je me remets à crier aussi fort et aussi aigu que je peux mais le vieux n'en a cure et disparaît en donnant derrière lui deux tours de clef. Je tente de regarder par la grande fenêtre de la pièce mais je ne vois rien d'autre que le ciel gris. Mes parents me manquent. Je crie et je cogne contre la cage de toutes mes forces puis me résigne, je suis petit pour mon age, c'est pratique pour la rapine mais un vrai handicap pour forcer une cage et maintenant je suis à bout de forces et hors d'haleine. Je me roule en boule sur le maigre matelas de paille que je peux entasser sous moi et pleure à chaudes larmes. Mes sanglots sont tantôt motivés par la terreur, tantôt par la rage, j'appelle mon père et ses frères de toute ma voix mais bientôt je me rends à l'évidence : dans cet endroit sinistre personne ne m'entendra crier. Je finis par tomber de fatigue et de chagrin dans le coin de ma cellule.

Lorsque que je reprends conscience Virgile est de retour. Il réchauffe un ragoût dans la cheminée. Le feu diffuse une chaleur réconfortante et le fumet de la viande mijotée achève de me réveiller. Je meurs de faim. Je crève de soif aussi, c'est vrai, mais l'odeur chaude et savoureuse qui s'échappe de la marmite me tourne la tête.

-Hey, le puant, y a quoi dans ta marmite ?

-Tu es réveillé ? Tu as faim mon poussin ?

-Je mangerai avec les miens quand mes oncles t'auront crevé les yeux pendant que mon père t'ouvrira le ventre.

-Oui petit, tu as certainement raison, dit-il en ricanant, mais vois-tu le roi lui-même ne sait pas où se trouve cette pièce, je doute fort que ton père en sache plus que sa Majesté sur l'architecture du château.

-Nous, les Gitans nous avons aussi notre magie et nos tours. Mon père est un sorcier et ma mère dit la Bonne Aventure à toutes femmes de la ville, ils en savent plus que le roi depuis bien longtemps. Il leur suffira de faire le tour des tavernes de la ville pour retrouver ma piste, et après on te saignera comme le porc répugnant que tu es et on te pendra par les tripes dans cette cage.

Il éclate d'un rire franc.

-J'en doute mon mignon, j'en doute. A l'heure qu'il est ta famille voyage déjà à la recherche d'un nouvel endroit pour camper. Tu ne veux toujours pas manger ?

Un frisson de désespoir me parcourt l'échine.

Je n'ai pas la force de me remettre à hurler et puis j'ai la gorge sèche aussi. Je sais qu'il veut me faire fléchir avec la faim et la soif sans connaitre son but. Je sais aussi que je ne pourrai pas tenir encore longtemps de la sorte. Je me contente de le regarder dresser la table devant moi, sortir une coupe à vin en étain, et se servir copieusement du ragoût qui embaume la pièce lorsqu'il ouvre le couvercle de la marmite. Il remplit son verre et boit de grandes gorgées, il fait un bruit immonde à chaque bouchée de viande mais je bave d'envie sans même m'en rendre compte. Si seulement je pouvais obtenir une fourchette je lui montrerais comment on crochète les serrures chez les gens du voyage...

-Aller, sois pas chien le puant, donne moi au moins de l'eau !

-Mais bien sur mon poussin ! Tu dois avoir terriblement faim et soif. Je vais t'apporter ça dès que j'ai fini mon repas.

Il fait durer le supplice encore un peu, ajoute un morceau de fromage et une belle tranche de pain bis à la torture et mastique chaque morceau dans le calme. Je suis au bord de l'évanouissement. Il finit par débarrasser et prépare alors une assiette qu'il glisse au travers des barreaux.

Je ne réfléchis pas à deux fois, je mange. Je gobe presque la nourriture en me disant que si jamais je vomissais ce sera l'occasion de réclamer une deuxième part. C'est comme si je n'avais jamais rien mangé d'aussi succulent de toute ma vie, chaque cuillère me redonne des forces. Le vieux s'approche alors de moi avec une coupe.

-Tu as soif maintenant mon petit ? C'est du jus d'airelle, ça passe mieux que le vin quand on a douze ans et c'est fameux sur le gibier.

Je vide ma coupe d'un trait. C'est divin !

-De toutes façons je sortirai d'ici et je te crèverai les yeux. Lui dis-je en m'essuyant sur ma chemise.

-Mais oui, mais oui, mais maintenant tu vas avoir très sommeil et tu vas certainement faire le plus gros dodo de toute ta vie. Tout va très bien se passer.

-Qu'est ce qui va se passer vieux tordu ?

-Chut mon canard. Dors maintenant.

Il repart en fredonnant un air guilleret lorsque la somnolence s'empare brusquement de moi. A l'instant où je comprends qu'il m'a drogué je m'effondre sur le sol ma fourchette à la main.

Je dors d'un sommeil agité, je rêve de maladies de peau, de minuscules boutons recouvrent mon corps. Je rêve que mes lèvres deviennent dures comme du bois. Je rêve que mes ongles de pieds sont trop longs et trop durs et me blessent, je n'arrive plus prendre appui sur mes bras. Je me réveille ensuqué et nauséeux au son de sa voix.

-Que tu es beau ! Regardez-moi ça, mon poussin, tu es magnifique ! Avec ton teint et tes cheveux tziganes je n'en attendais pas moins ! déclare-t-il en battant des mains d'excitation.

Je tente de me jeter sur la cage mais je perds l'équilibre et m'écroule mollement sans réussir à me rattraper sur mes mains. Je pousse un cri rauque mais comme dans mon rêve mes lèvres semblent du bois. L'odeur de la pièce a changé également: ça sent le rongeur partout autour de moi, j'entends même leurs cris et leurs déplacements. Ça réveille ma faim.

-Oh mais attends ! Tu ne t'es pas vu, où donc ai-je ma tête ! Je vieillis que veux-tu. Attends une minute.

Il revient avec un miroir et le place par terre devant moi.

Un corbeau me fixe de ses petits yeux ronds et noirs, il ne bouge pas une plume de son ramage luisant. Je crie et je comprends en voyant le charognard m'imiter. J'agite mes anciens bras de façons désordonnée m'envoyant ainsi valser de tous cotés. Le bruissement immonde de mes plumes me glace le sang. Plus de bras. Plus de mains. Plus de doigts. Je suis saisi d'horreur devant les serres griffues qui ont remplacé mes pieds et reste un instant le bec ouvert et les ailes à demi-déployées pour reprendre mon souffle et ne pas suffoquer.

-Maintenant nous allons avoir une petite conversation tous les deux. Vois-tu il y a un alchimiste de l'autre coté de la Grande Forêt, la rumeur rapporte qu'il a mis au point une formule de Braise Liquide. Je veux que tu me rapportes une fiole du précieux liquide. Je sais que tu le feras pour deux raisons: lorsque tu reviendras avec ce que je désire je te rendrai ta forme humaine, d'autre part tu n'es pas un vrai corbeau, tu n'as donc aucune idée des dangers auxquels tu vas devoir faire face sous cette apparence alors autant que ce voyage ne dure pas trop longtemps, n'est-ce pas ? Tu as bien compris ce que j'attends de toi mon mignon ? Déploie grand tes ailes pour me certifier que tu as tout compris.

Je déploie mes ailes. Je n'arrive pas à pleurer avec ces fichues paupières de volaille.

Le puant ouvre la cage et je sautille pour en sortir. Je bats un peu des ailes pour essayer de comprendre leur fonctionnement et entame quelques tentatives de voltige à travers la pièce. Il ne me quitte pas des yeux, ravi de son oeuvre.

Finalement prêt je me pose sur le rebord de la fenêtre. C'est vertigineux !

-Vas-y. Prends garde à toi et reviens avec la fiole. Reviens tôt.

Je prends une grande inspiration et me jette dans le vide ; j'ouvre aussitôt les ailes et tiens mes plumes bien serrées pour ne pas que l'air passe au travers, j'ignore comment je sais ça. Malgré leur changement mes mains de voleur n'ont rien perdu de leur habilité et je m'empare des rafales et des tourbillons d'air au gré de mes envies, changeant de bord et de vitesse du bout des plumes. Au bout de quelques mètres je tente une volte et distingue alors le puant assis près de la fenêtre qui m'observe en souriant. Vieux, lent et lourd. Je n'hésite pas un instant : vengeance ! Je redonne de l'ampleur à mon vol et file chercher des courants ascendants pour me porter plus haut, la fenêtre semble alors si petite, à cet instant un calcul très précis s'opère à l'arrière de mon crâne : je replie mes ailes sur mon corps et pointe droit sur ma cible. Ma vitesse est fabuleuse, et je me réjouis de ne plus pouvoir pleurer à cause du vent ou du reste. J'arrive droit sur lui et il a à peine le temps d'arrondir la bouche dans un cri muet que je lacère ses joues dans mes serres et crève ses yeux de deux coups de bec. Il réussi à me chasser dans un geste grotesque de vieillard blessé. Je gerbe ma haine dans un croassement avant de repartir à tire-d'aile rechercher ma famille.

Le vent chaud du milieu de journée me porte et je n'ai pas beaucoup d'efforts à fournir pour avaler de la distance. Je perçois très vite le plaisir que m'offre la métamorphose ; je traverse l'air sans difficulté, je maîtrise un élément pourtant imperceptible. Je m'amuse à rabattre un peu mes ailes pour prendre de la vitesse en piqué, je me laisse flotter sur les brises chaudes et tournoie toujours plus haut et plus loin, je prends la forêt de haut comme si pour le temps d'un vol le royaume appartenait à un bohémien.

J'exploite mes nouveaux sens au maximum pour retrouver mon campement, perdu dans mes recherches je perds progressivement de l'altitude. Le cri d'une buse me surprend et j'en perds l'équilibre avant de redresser ma trajectoire d'un coup d'aile. Le claquement immonde de ses plumes se rapproche dangereusement. J'accélère avec toute la puissance dont mes ailes sont capables à la recherche désespérée d'un peu d'air chaud pour me faire remonter mais le rapace gagne du terrain et je commence à craindre pour ma vie lorsqu'elle me cache le soleil. Elle se tient maintenant juste au dessus de moi. Je suis perdu. La distance entre elle et moi diminue à une vitesse record, j'entends presque son bec s'ouvrir lorsqu'une bourrasque tiède me porte secours. Je replie une aile dans un geste ultime et désespéré pour me retourner au moment où elle fond sur moi. Son élan ne lui permet pas d'éviter mes serres, je lui pique le cou de mon bec et referme mes griffes sur les siennes, elle se débat et poursuit le combat. Elle revient à la charge en lacérant une de mes cuisses à plusieurs reprises et cogne sans pitié ma tête de ses ailes pour atteindre mes yeux de son bec crochu. Je crie de douleur mais mon bec est plus long que le sien. Je la poignarde sans pitié et sans trêve ; lorsqu'elle n'est plus qu'un gibier agonisant j'ouvre mes serres et poursuis mon voyage à vive allure sans un regard pour mon adversaire.

Je saigne beaucoup mais je n'ai pas le temps de m'arrêter. Je suis soulagé de ne plus avoir la redoutable pression de la buse derrière le croupion. La douleur ralentit ma course. J'aperçois alors un marronnier plus grand que les autres et me pose à sa cime pour reprendre mon souffle. Je suis épuisé. Ma cuisse me fait cruellement souffrir. Je sais que je dois faire vite, que l'odeur du sang ne va pas tarder à ameuter tous les prédateurs de la forêt autour de l'arbre, il faut que je me hâte de trouver mes parents avant qu'ils ne quittent la région. J'ouvre mes ailes et profite d'une petite brise pour repartir, grisé par les courants d'air, je me laisse flotter de l'un à l'autre pour m'économiser un maximum. Je me faufile entre les branches, fermant les ailes pour redescendre en piqué puis les ouvre et repars plus haut et plus loin. Je tourbillonne. Je suis le vent. L'idée que mon père ne puisse pas me rendre ma forme humaine tempère ma joie quant à nos retrouvailles. Et si ma famille ne me reconnaissait pas ?Je chasse ces pensées de mauvais augures et reprends mon voyage. Soudain, j'entends des hommes parler ! Je reconnais les voix d'Isaya et Ducato : mes oncles!

Je croasse joyeusement en volant dans leur direction. Tellement heureux de retrouver les miens je n'entends pas le sifflement de la corde, je ne ressens pas tout de suite la douleur vive et irradiante de la flèche. Je tombe en torche et atterris avec fracas sur le sol. J'entends leurs paroles alors qu'ils arrivent à ma hauteur :

-Apporte-le vite à Levna ! C'est dans les entrailles de corbeau qu'elle lit le mieux : elle y trouvera sûrement des nouvelles de son fils !

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La nouvelle a été écrite pour les Joutes Wattpadiennes de Juillet 2016 . J'ai pris un vrai plaisir à participer à ce concours et je voulais la dédicacer à Pat747 parce que j'ai toujours adoré piocher dans ses nouvelles de temps à autre qui sont un vrai plaisir de lecture et qu'il est donc une référence en la matière sur Wattpad pour moi (bon ok j'ai pas lu toutes les nouvelles du site je l'avoue). Merci à ceux qui auront lu!

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