Chapitre 20

Après toutes ces suspicions, je me suis mise à épier tous les faits et gestes de Mélissandre. J'espère trouver une preuve de ce dont Amos l'accuse, mais soit la sorcière cache bien son jeu, soit il nous faut avouer que nous nous sommes trompés.

Bien qu'un peu réservé, Mélissandre est une jeune fille douce et aux allures fragiles. Toujours polie, jamais de paroles déplacées envers autrui, c'est une personne plus respectable que moi. Quoiqu'il arrive, elle est inébranlable. Même si par malheur une tasse de café fumante vient se déverser sur ses jambes - ce que j'ai, bien-sûr, fait de manière parfaitement involontaire - elle ne bronchera pas.

Je commence à croire qu'Amos s'est trompé et qu'un autre sorcier rôde sur la montagne. Évidement, celui-ci n'est pas de mon avis. Quand Amos a quelque chose dans la tête, il ne l'a pas ailleurs. Et s'il dit que Mélissandre est une mauvaise sorcière, alors il continuera de l'accabler jusqu'à ce que ses accusations soient prouvées.

C'est d'ailleurs ce qu'il fait en ce moment même. Cerise ayant pris la jeune sorcière sous son aile, elle se doit de montrer tous les côtés de sa nouvelle vie à Mélissandre : les coutumes, les lois, le fonctionnement de la meute.

Toutes ces choses que je n'ai pas le droit d'apprendre.

Toujours aussi suspicieux envers l'adolescente, Amos l'épie de loin. Peu importe où Mélissandre va, Amos n'est pas très loin. Si bien que je ne le vois plus beaucoup, si ce n'est au moment de se coucher, lorsque Mélissandre revient à la maison pour se reposer.

Déjà six jours que nous sommes piégés sur cette maudite montagne. C'est désormais officiel, le blizzard est d'origine surnaturelle. Ce qui veut dire qu'il ne s'arrêtera pas tant que nous n'aurons pas retrouvé son créateur.

Malheureusement, nous n'avons aucune piste. Le Mont Blanc est vaste - et sous un véritable déluge de neige. Même si Cerise monte une équipe de recherche, il est presque certain que les métamorphes ne trouveront rien.

Le malfaiteur ne se montrera pas tant qu'il ne l'aura pas décidé.

S'étant fait à l'idée de rester piégé sur le sommet de cet amas rocheux, Théo et moi prenons du bon temps. Assis près d'un bon feu, nous discutons de choses et d'autres. Il a d'ailleurs fallu que je lui parle de la nature d'Amos. Après avoir assisté à l'altercation entre Mélissandre et Amos, Théo a eu besoin de réponses. Et j'aurais été une bien mauvaise amie si je ne l'avais pas aidé.

Je n'ai, en revanche, pas tout raconté à mon meilleur ami. J'ai gardé pour moi le sombre passé d'Amos qui la conduit là où il en est. Théo connait les grandes lignes : Amos a été maudit par une sorcière qui l'a forcé à cohabiter avec un animal préhistorique et sanguinaire.

Bien que Théo soit la personne en qui j'ai le plus confiance, je ne voulais pas trahir celle qu'Amos me porte. Il s'agit là de son intimité et s'il ne souhaite pas que d'autre soit au courant, alors je ne dirai rien.

—Échec et mat ! s'écrie Théo en abattant une carte sur le sol.

Agenouillé sur la douce moquette, je soupire de défaite.

—On joue à la bataille, pas aux échecs, le corrigè-je.

Il fronce les sourcils, perplexe.

—Que dit-on alors ? Uno ?

Je lève les yeux au ciel et récupère le jeu de cartes afin de le mélanger et de le redistribuer, un sourire amusé aux lèvres.

Incroyable que cela puisse être, j'arrive à passer de bons moments ici. Je dois cela à la présence de mon meilleur ami. S'il n'avait pas été là, j'aurais certainement passé mon temps à me morfondre en pensant à mes prochaines factures qui devront rester impayés et ma quête d'un travail décent.

En fait, s'il n'avait pas été là, je ne me serai pas retrouvée sur cette montagne et je n'aurai pas davantage de problèmes.

—Et si on faisait une partie de pouilleux massacreur ? propose Théo.

—Pour que tu me massacres la main encore une fois ? Merci, mais non merci.

Je me remémore la dernière fois que j'ai perdu à ce jeu. Théo m'a faite tellement souffrir que j'ai gardé une marque bleue sur le dos de la main durant toute une semaine.

—Allez, je te promets que si je gagne, je serai gentil, tente t-il de m'amadouer.

Devant mon refus silencieux, Théo soupire.

—Et si tu gagnes, je te laisse ma part de dessert au dîner, ronchonne t-il.

Plus qu'emballée par l'idée, je termine de distribuer les cartes.

—Je vais te massacrer, le narguè-je.

Si seulement c'était vrai.

Il s'avère que j'ai autant de malchance aux jeux que dans la vie. J'ai lamentablement perdu. Et, à en juger par le regard - ô combien - malsain de Théo, il ne va pas être gentil du tout.

—Pose ta jolie mimine par-ici, que je m'occupe de son cas.

Je pose ma main gauche à contre cœur sur le sol. Théo commence à tirer une carte puis me fait subir un châtiment selon le symbole apposé sur la carte. Ensuite il en tire une autre, et continue ainsi encore et encore pendant que je me lamente sur ma pauvre main endolorie.

Encore un trèfle, et je fonds en larme.

Théo tire une nouvelle carte et je prie pour apercevoir les nombres et symboles libérateurs de ma souffrance - ne serait-ce qu'un cœur, j'en serais tout aussi ravie.

—Oh, pas de chance. Trois carreaux.

Le poing de mon - soi-disant - meilleur ami s'abat sur ma main à l'instant où la porte s'ouvre. Préoccupés par notre jeu, nous ne voyons pas le nouvel arrivant approcher. Amos apparait au-dessus de Théo, l'air très en colère. Les crocs à découvert, il pousse un rugissement dans l'oreille de mon ami juste avant de le balancer contre le mur, en prenant soin de ne toucher que ses vêtements.

Oubliant ma main endolorie, je me lève avec précipitation et empêche Amos de se jeter contre le blondinet qui gît misérablement sur le sol.

—Mais que te prend-il ? je le sermonne.

Bien que je sois soulagée de ne voir apparaitre aucune lueur violette dans son regard, je reste sur mes gardes, m'apprêtant à rencontrer le smilodon à tout instant.

—Ce qu'il me... ? Il était en train de te frapper !

—Quoi ?

Je réalise alors le comique de la situation. Amos est entré et nous a découvert en train de jouer au pouilleux massacreur. Il a ainsi agressé Théo en pensant me protéger.

Pour un peu, je trouverai ça mignon.

Je soupire, le corps plus détendu. Je pose ma main intacte sur l'épaule du grec.

—Il ne me faisait pas de mal, nous jouions, tentè-je de lui expliquer.

Amos cille, visiblement perplexe.

—Je suis peut-être de la vieille école, mais je suis presque certain que les jeux incluant la torture sont passés de mode.

—Eh bien, pas tous apparemment.

Derrière moi, Théo se relève tout en se frottant l'arrière du crâne. Il me fait signe que tout va bien.

—Tu vois ? Lilo est consentante ! Je ne lui ferai jamais de mal sans son accord, se justifie t-il.

Amos lui grogne après pour toute réponse.

—Bon, je crois que je vais me sauver quelque temps, juste pour être sûr.

Théo s'éclipse et sort de la maison au pas de course, sous l'œil attentif d'Amos. Ce dernier attend quelques secondes en silence, les yeux rivés sur la porte close. Puis son attention se porte sur ma main endolorie.

—Tu es certaine que tout va bien ?

—Mais oui, puisque je te dis que ce n'était qu'un jeu. Juste une innocente partie de pouilleux massacreur, je le rassure.

Innocente, ça reste à voir. Ma main commence à virer au violet.

—Je ne connais pas ce jeu.

Cela ne m'aurait pas étonné. Si Amos vit depuis des milliers d'années, je sais qu'il les a passés reclus du monde, incapable de toucher qui que ce soit. Et le pouilleux massacreur nécessite un contact humain incontournable pour châtier le perdant.

—Viens t'asseoir, je vais te montrer.

Je m'assois sur la moquette tout en tapotant le sol à côté de moi pour l'y inviter. Bien que réticent, Amos finit par se laisser choir.

J'attrape la pile de carte éparpillée devant nous et en pioche quatre, tous de symboles différents.

—Le pouilleux commence à une partie de cartes innocentes. Chacun doit déposer les paires de cartes de même valeur qu'il possède au centre, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une carte : celle du valet de pique. Celui qui la détient à la fin de la partie est ce qu'on appelle le pouilleux, c'est lui qui a perdu la partie.

Je lui montre ladite carte.

—C'est ainsi que se passent les parties de pouilleux classique. Mais Théo et moi aimons jouer au pouilleux massacreur. C'est une façon de jouer un peu plus... barbare, conclus-je en jetant un coup d'œil à ma main blessée.

Nullement soucieuse des conséquences, j'attrape la main d'Amos et la pose à plat sur le sol. Amos est surpris de ce contact inattendu, mais ne dit rien. Il se contente de regarder, comme s'il avait peur que le moindre geste de sa part ne me fasse fuir.

—Une fois la partie terminée, on fait subir tout un tas de châtiments au perdant. Des châtiments déterminés par les cartes que nous piochons.

Je pose le valet de pique à terre.

—Lorsque le symbole est un pique, le bourreau doit piquer la main du pouilleux avec un doigt.

J'accompagne de gestes mes explications et viens "piquer" faiblement le dos de la main d'Amos.

—Lorsque c'est un carreau, on doit la frapper avec son poing.

Je pose mon poing sur sa main, sans frapper. Jamais je n'oserai lui faire du mal, ne serait-ce que pour un jeu aussi tordu que celui-ci.

—Lorsque c'est un cœur, on doit caresser la main de l'autre.

J'effleure doucement sa peau, le souffle court. Au-dessus de moi, Amos a cessé de respirer. Je relève lentement les yeux, jusqu'à croiser ses deux billes noirs qui me fixent à leur tour. Je l'entends déglutir tandis que nous nous perdons mutuellement dans la contemplation de l'autre.

Plus les secondes s'écoulent et plus la distance entre nos deux corps semble se rétrécir. L'ambiance est électrique, je suis totalement subjuguée par l'athlète grec en face de moi. En cet instant, le smilodon ne me fait plus peur. Je n'ai qu'une envie : que l'espace entre nos lèvres se comble.

—Est-ce que tu voudrais que je te courtise ? souffle t-il de but en blanc.

—Quoi ?

La magie de l'instant se brise et Amos s'écarte vivement, comme brûlé par cette proximité.

—Quoique tu attendes de moi, oublie ça. Je ne pourrais jamais devenir ton compagnon, déclare t-il abruptement avant de se lever.

Sidérée par la tournure des évènements, je me relève à mon tour.

—Non mais quelle mouche te pique ? On peut savoir ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Je t'expliquai simplement un jeu et toi, tu pars en vrille !

Piètre mensonge pour tenter de sauver mon image.

Si je n'ai pas peur de m'avouer que je suis attirée par Amos, j'ai cependant un peu honte qu'il ait eu si peu de difficulté à le découvrir. Et je suis d'autant plus mortifiée par sa réaction alors que je m'attendais à l'embrasser.

Mon Dieu, j'étais à deux doigts...

—Cerise m'a dit que tu étais peut-être attirée par moi...

—Cerise !?

Et d'où est-ce qu'elle sort une telle accusation ?

—Quoiqu'il en soit, je me dois de couper court à tes illusions. Nous n'avons aucun avenir ensemble.

—Aucun quoi ?

Cette fois, j'explose. Je me suis beaucoup trop de fois retenu depuis mon arrivée ici. Et pourtant, j'ai eu plusieurs occasions de le faire, et avec raison : je suis prisonnière sur une montagne enneigée alors que je hais le froid, j'ai cru mon meilleur ami mort, j'ai été attaqué par un trio de golem, et je suis attirée par un putain de connard !

Maintenant, c'est fini, je ne me retiens plus.

—Je tiens à te signaler que je n'ai jamais envisagé ni avenir, ni quoique ce soit entre nous ! Et pourquoi le ferai-je d'ailleurs ? Tu cohabites avec un monstre qui a déjà essayé de me bouffer deux fois déjà !

—Alors, tu comprends pourquoi il ne peut rien arriver entre nous, affirme Amos.

—Il n'y aura jamais rien entre nous ! Que je puisse le vouloir ou non, tu viens de tout gâcher !

Nous sommes interrompus par un tambourinement contre la porte.

—Quoi encore ?!

La porte s'ouvre timidement sur une jeune femme que je reconnais comme étant Julie, l'amourette de Théo. Celle-ci ne semble d'ailleurs pas dans son état normal, mais je suis tellement en pétard contre le grec maudit à mes côtés que je n'arrive pas à y prêter attention.

—Il faut que vous veniez. Tout de suite.

Amos me dépasse sans prévenir.

—Que se passe t-il ?

Les yeux de la louve croisent les miens et c'est à cet instant seulement que je constate qu'elle pleure.

—On a trouvé du sang à l'est du village, et Théo est introuvable.

Cette révélation s'insinue dans mon cerveau, douche peu à peu ma colère tandis que je réalise amèrement que mon meilleur ami a disparu.

Encore.

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