Chapitre 16

L'ambiance est pesante dans la pièce. Nous nous dévisageons sans rien dire. J'attends qu'Amos prenne la parole, tandis qu'il s'assure de mon consentement. Il prend un tabouret qui traine dans le coin de la pièce et l'amène près de lui avant de s'y laisser choir. Puis, il soupire.

—J'étais un fier combattant, un des meilleurs de ma contrée. À la suite de mes exploits, tous les gens se sont mis à me couvrir de gloire. Les femmes tombaient littéralement dans mes bras.

J'examine son faciès sublime. Avec sa belle chevelure auburn et son corps d'athlète, ce n'est pas étonnant qu'il soit populaire avec les femmes. La beauté d'Amos égalerait celle d'Apollon.

—Cette célébrité m'est montée à la tête. Très vite, j'ai commencé à devenir arrogant. Je me croyais au-dessus de tout, capable de faire et d'obtenir tout ce que je souhaitais.

J'ai du mal à le croire sur ce point. Cela ne ressemble à l'homme que je connais. Amos préfère dormir sur le sol caverneux de la montagne plutôt que de se coucher sur un tapis. Et je ne l'ai jamais vu habillé autrement qu'avec son manteau de fourrure.

Il n'a même pas l'électricité !

En pleine réflexion, je remarque à peine qu'Amos a cessé son discours.

—Serais-tu en train de me juger ? demande t-il en me fixant d'un air suspicieux.

—Moi ? Non, pas du tout, je feins.

Psevdapáti, dit-il en riant.

Je fronce les sourcils, n'aimant définitivement pas l'entendre parler cette autre langue. Je ne peux jamais savoir ce qu'il dit. Qui sait quel genre d'insulte peut-il camoufler de cette façon ?

—Quelle langue parles-tu ? je finis par lui demander.

—Patience, glousse t-il. Je vais y venir.

Il s'installe plus confortablement sur le tabouret et reprend son récit.

—Comme je le disais, j'étais devenu prétentieux et imbu de ma personne. Et j'ai fréquenté beaucoup de femmes, dont une en particulière. Elle s'appelait Cassiphoné. Ce nom te dit peut-être quelque chose.

Le menton reposant sur ma main indemne, je marmonne.

—Pourquoi ça le devrait ? Je ne suis pas censée connaitre tout et tout le monde.

D'autant plus qu'avec un prénom pareil, si j'en avais croisé une, je m'en souviendrais. D'où sortent tous ces noms biscornus ? Déjà qu'Amos n'est pas bien commun, mais Cassiphoné, c'est d'autant plus barbare.

—Bon, t'as rencontré une gonzesse, et alors ?

Amos tique à l'entente du mot familier, mais ne dit rien.

—Nous sommes... comment dîtes-vous cela déjà... sortis ensemble. Nous étions amants, elle et moi. Je ne savais pas qui elle était à l'époque, mais je l'ai vite appris par la suite.

Il humidifie ses lèvres.

—Je lui ai été infidèle. Je profitais des temps de pause entre les entrainements pour flirter avec d'autres femmes. Je n'en suis pas particulièrement fière, mais je te l'ai dit, j'étais devenu une mauvaise personne.

C'est plus fort que moi. Je ressens de la peine à l'égard de la jeune femme. Personne ne mérite la tromperie.

—Je n'ose pas imaginer la douleur qu'elle a dû ressentir lorsqu'elle l'a découvert.

—En fait, je ne m'en cachais même pas. Ce qui fait que, à la suite de tout un tas de bouche-à-oreilles, Cassiphoné est devenue la cocue du village. Elle avait tellement honte qu'elle n'osait plus sortir de la maison.

Je passe ma main dans mes cheveux emmêlés. Je ne devrais pas juger Amos après tout ce qu'il a fait pour moi. Sans lui, je serais morte, et pas qu'une fois. Mais je ne peux m'empêcher d'avoir envie de le cogner en cet instant.

Comment peut-on être si cruel à ce point ?

—J'ai fini par en avoir marre de la fréquenter. J'ai quitté le pays sans même le lui dire. Un mois plus tard, une lettre m'a annoncé qu'elle s'était tuée en se jetant d'une falaise.

Je retiens in extremis un cri d'horreur. Une main sur ma bouche béante, je n'ose prononcer un mot, ni même un bruit.

—Je ne me suis même pas senti coupable. En fait, je n'ai rien ressenti. Sa mort ne me faisait ni chaud, ni froid. Et je comptais vivre le restant de ma vie sans avoir une once de culpabilité. Jusqu'à ce que quelqu'un décide de la venger.

Amos fixe le sol, les yeux dans le vague, comme s'il revit la scène.

—Une femme est venue me trouver un jour, alors que je trinquais avec mes camarades. Couverte d'une cape qui couvrait son visage, elle a commencé à psalmodier qu'elle réclamait justice et que j'allais payer cher mes erreurs. On a beaucoup ri. Jusqu'à ce que je finisse mon verre.

Il fait une pause.

—Il s'avère que c'était la mère de Cassiphoné. Circé, la grande magicienne. Elle a glissé quelque chose dans ma boisson, un poison dont elle a le secret. J'ai perdu connaissance, et suis restée inconscient durant des heures. À mon réveil, tout le village était à sang. Il ne restait plus aucun survivant. Tous les villageois étaient morts, mes amis éventrés, décapités, dévorés. J'ai compris plus tard ce que Circé m'avait fait. Elle m'a maudit, me forçant à vivre pour l'éternité en cohabitation avec une bête féroce, avec un appétit sans limites, pour qui la compassion est inconnue.

Je déglutis avec peine, vaguement effrayée par cette partie de l'histoire. Je me souviens encore l'haleine chaude et putride du grand fauve, ses immenses pattes qui faisaient la taille de ma tête, de ses deux longs crocs saillants de la taille de mon bras, capable de déchiqueter n'importe quoi.

—Un animal ancestral éteint depuis longtemps. Un tigre à dent de sabre. Un smilodon.

Je retiens mon souffle inconsciemment. Je suis enfin capable mettre un nom sur cette chose.

Un tigre à dent de sabre. Je connais cet animal pour l'avoir aperçu dans un film d'animation lorsque j'étais enfant.

Je ricane presque en réalisant qu'Amos et moi sommes tous deux reliés à un dessin-animé pour enfant, que ce soit moi avec mon prénom peu commun, et lui avec son alter-égo préhistorique.

Ce n'est pas étonnant que je ne l'aie pas reconnu plus tôt. Le smilodon est une race éteinte depuis longtemps. Il y a plus de dix mille ans en fait, bien avant le début de l'Antiquité.

—Homme le jour et bête la nuit ? je récapitule.

—Le smilodon fait son apparition lorsqu'il en a envie, le plus souvent quand il a faim. Ou quand quelqu'un me touche.

Je fronce les sourcils.

—Je ne suis pas sûre de comprendre, lui dis-je.

—Lorsque ma peau rencontre celle d'une autre personne, peu importe qui elle est, le tigre surgit et saccage tout sur son passage. Je ne sais pas pourquoi il fait ça, peut-être pour sa sécurité, peut-être que Circé a fait en sorte que personne ne puisse me toucher pour aggraver ma malédiction.

—Ce ne serait pas idiot. Une vie entière sans pouvoir avoir le moindre contact humain, ce doit être atroce.

Notre deuxième nuit passée ensemble me revient alors en mémoire. Ce soir-là, j'ai touché son bras pour vérifier sa température - je ne comprenais pas comment faisait-il pour survivre à un froid pareil. C'est à ce moment précis qu'il s'est reculé vivement, d'un air affolé. Et que ses yeux ont viré au violet quelques instants plus tard.

Amos rit jaune.

—Si cela ne pouvait être qu'une vie, au moins j'aurais pu voir mes souffrances s'abréger, dit-il amèrement.

Qu'est-ce que cela signifie ?

J'interroge Amos du regard. Il relève la tête, les yeux bien ancrés dans les miens.

—Pour s'assurer que je purge ma peine, Circé m'a condamné à l'immortalité.

—Alors, tu ne vas jamais vieillir ?

—Quel âge me donnes-tu ? demande t-il abruptement.

Je lève les yeux, réfléchissant à sa question.

—Mmm, une petite trentaine d'année ?

J'ai bon ?

—Je suis né en Grèce ancienne en l'an neuf-cent vingt-sept avant Jésus-Christ. Soit, il y a presque trois mille ans.

Mes yeux s'ouvrent, s'agrandissant petit à petit jusqu'à devenir aussi gros que des billes.

Ça alors, si je m'y attendais.

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ψευδαπάτης = Menteuse

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