Chapitre 11
Après le diner, nous regagnons la maison que l'on nous a gentiment confiée. Théo et moi sommes exténués et nous avons hâte de gagner nos lits respectifs pour y piquer un somme. Cependant, la petite demeure ne possède que deux chambres, et si l'on compte Amos, que j'ai difficilement convaincu de rester, nous sommes trois.
Entre dormir avec un presque inconnu qui m'a déjà violentée et partager le lit avec mon meilleur et plus fidèle ami, le choix est vite fait. De plus, Théo et moi nous sommes déjà couchés à plusieurs reprises sur le même matelas lors de longues soirées. Cela ne dérangerait aucun de nous de devoir recommencer.
Et tant pis s'il parle dans son sommeil.
-Bonne nuit, Amos, je lance en suivant Théo.
-Où est-ce que tu vas ? me demande t-il.
-Bah, je vais me coucher. Je te laisse le second lit, je vais dormir avec Théo.
Je m'apprête à entrer dans la chambre lorsque le bras d'Amos me stoppe. Je lève la tête et croise son regard ahuri.
-Un problème ? je l'interroge.
-Tu ne peux pas partager le lit d'un homme, déclare t-il abruptement.
Je croise les bras contre ma poitrine. Je suis un peu surprise par cette réaction, mais bon, Amos a toujours été un personnage tordu.
-Ah, et pourquoi ça ?
Il plisse le front.
-Mais parce que tu n'es pas mariée.
J'hausse les sourcils de manière exagérée.
-Une femme respectable ne doit pas partager le lit d'un autre homme que son mari.
-Ce que tu es vieux jeu ! je m'exclame.
Il se rembrunit.
-Et que proposes-tu alors ? Je prends la seconde chambre et toi, tu vas dormir avec Théo ?
Imaginer la scène me fait presque sourire.
-Prends le lit. Je dormirai par terre, déclare t-il.
Il me contourne et s'en va.
-Mais ce n'est pas du tout confortable ! je proteste.
Il s'esclaffe.
-Cela fait des années que je dors sur le sol d'une caverne. Ce sont vos couchettes qui ne sont pas confortables.
Sur cela, il a peut-être raison. Si j'avais passé ma vie à dormir face contre terre, j'aurais du mal à m'habituer à des matelas aussi mous moi aussi.
-Très bien, m'avoué-je vaincue, je vais prendre la deuxième chambre.
Je pars sous la douche avant d'aller me coucher. Je soupire d'aise sous l'eau chaude, ravie d'enfin pouvoir retirer toute cette crasse de ma peau. Je ne sais même plus quand est la dernière fois où je me suis lavée. Depuis que je suis entrée sur cette montagne, j'ai un peu perdu la notion du temps.
Lorsque je sors de la cabine de douche, je regrette d'avoir abandonné mon sac à dos. Je n'ai rien d'autre à me mettre que mes vêtements pleins de sueur. N'ayant pas envie de les remettre pour cette nuit, je décide de me coucher nue sous les draps. Demain, je demanderai à récupérer mes affaires.
Si ceux-ci n'ont pas été happés par des animaux sauvages.
Je vérifie que la serviette que j'ai enroulée autour de mon corps est bien nouée avant de sortir de la salle de bain.
Toutes les lumières sont éteintes, mais j'aperçois sans mal la silhouette d'Amos, allongée à terre devant la porte d'entrée. Celui-ci me tourne le dos et ne réagit pas à mon arrivée.
J'entre dans ma chambre et appuie sur l'interrupteur. La lumière s'allume aussitôt, me permettant de découvrir le grand lit deux places qui trône au milieu de la pièce. L'espace est aussi occupé par deux tables de chevet de chaque côté du lit, une lampe reposant sur chacune d'entre elles. Je remarque une petite armoire en bois sombre dans le coin de la pièce, mais lorsque je l'ouvre, elle est vide.
Dommage.
Exténuée, je tire les rideaux, balance la serviette et m'écroule sur le lit.
Quel bonheur de s'allonger sur une surface aussi douce, chaude et moelleuse. Je crois que si je le pouvais, je n'en repartirais jamais.
Je m'installe plus confortablement sous les draps et attends que le sommeil vienne. Mais plus le temps passe, et moins l'envie de dormir est présente. Toutes mes pensées sont rivées sur les étranges évènements auxquels j'ai assisté jusqu'ici. Je repense aux yeux luisants et aux crocs d'Amos, à la métamorphose du loup qui est devenu homme, à la jeune femme que j'ai aperçu dans la neige.
Ai-je halluciné, ou bien tout cela était réel ?
J'aimerais tellement être sûre que ce ne sont pas des illusions, avoir une preuve que je ne deviens pas dingue. Mais tout cela me semble bien trop absurde, et je me dis que c'est forcément un mauvais tour joué par mon cerveau.
Je tourne sur le lit, incapable de trouver le sommeil. Je ne sais même pas ce que je préférerai : que tout cela soit vrai, que les monstres existent, ou bien que je délire et qu'il faille m'enfermer dans un asile psychiatrique.
En réfléchissant, je me dis que Théo sait peut-être quelque chose. Après tout, il a passé plus d'une journée entière avec les gens de ce village, et il est très bien renseigné à propos de la montagne. Je pourrais aussi demander à Amos, mais j'ai peur que celui-ci me prenne pour une folle si tout ce que j'ai vu se révèle faux.
Étrangement, je n'ai pas envie de lui faire mauvaise impression.
Au bout d'un long moment à remuer sur le matelas, je décide de me lever. J'attrape le drap et m'enroule dedans, n'ayant pas grand-chose d'autre à me mettre. Puis je sors à pas de loup de la chambre.
J'avance avec prudence dans le salon, ne voulant pas réveiller Amos. J'entre doucement dans la chambre de Théo et referme prudemment la porte derrière moi. Il fait très sombre dans la pièce. J'avance à tâtons jusqu'à repérer une lampe près du lit, identique à celles de ma chambre. J'actionne l'interrupteur et suis aussitôt éblouie par la lumière qui se dégage d'elle.
Théo est allongé sur le lit, étendu en étoile de mer. Ses lèvres remuent très légèrement et je l'entends marmonner quelque chose. Je m'approche pour mieux entendre.
-Julie... marmotte t-il.
Je souris malicieusement.
On dirait que quelqu'un est accro.
Je m'assieds sur le rebord du matelas, puis, d'une main sur son épaule, le secoue. Mais il ne bronche pas. Je retente, un peu plus fort, sans obtenir une seule réaction. La patience n'étant pas mon fort, je place une main sur sa bouche et lui pince le nez de l'autre. Quelques secondes passent dans le plus grand des silences. Puis tout à coup, Théo bondit.
Je le lâche tandis qu'il s'assoit sur le lit, essoufflé. Il m'observe de ses grands yeux ahuris.
-T'as décidé de me tuer, c'est pas possible !
D'une main sur sa bouche, je lui intime de se taire. J'attends qu'il se calme avant de la retirer.
-Ça t'embêterait de laisser les gens dormir en paix ? râle t-il en chuchotant.
-J'ai besoin de te parler.
Il soupire longuement en se passant les mains sur le visage.
-Grouille-toi alors. Je faisais un très beau rêve et j'ai hâte d'y retourner.
Je lève les yeux au ciel.
-Je pense que ta Julie peut attendre.
Ses joues se mettent à rosir instantanément.
-Comment est-ce que tu... Non, en fait, je ne veux pas savoir.
Je ris doucement.
-Bon alors, qu'est-ce que tu veux ?
Je m'installe plus confortablement en face de lui et me racle la gorge.
-J'imagine que tu t'es beaucoup renseigné sur l'alpinisme avant de venir sur cette montagne.
-Bien-sûr, pour qui me prends-tu ?
Un être irresponsable, assez taré et inconscient pour décider de grimper seul sur le Mont-Blanc alors qu'une tempête se prépare.
N'ayant pas envie de radoter, je décide d'aller droit au but.
-Est-ce que la raréfaction de l'oxygène peut causer des hallucinations ? je lui demande.
Théo plisse les yeux, suspicieux.
-Qu'est-ce que tu as vu ?
Je passe une main dans ma chevelure sombre. J'ai peur que Théo me prenne pour une dingue lorsque je lui raconterai, ce qui est stupide. Il est mon meilleur ami et mon plus fidèle confident. Il n'y a pas une seule personne en qui j'ai plus confiance que lui.
Mais ce que je vais lui raconter, c'est quand-même dingue.
-J'ai vu des choses très étranges, lui avoué-je. Ça a commencé hier soir. J'étais avec Amos, quand ses yeux ont changé de couleur. Et il avait des crocs !
Je déglutis.
-Puis ce matin, lorsque Cerise nous a accueilli avec ses loups. Je suis presque certaine d'en avoir vu un se transformer en homme ! Et encore tout à l'heure...
Mais Théo m'arrête.
-Tu es sans doute malade. Oui, tu as simplement halluciné.
Quoi ?
Je cligne des yeux, ne m'attendant pas une réaction aussi brusque.
-Alors, tu penses que je suis folle ?
-Non, je n'irai pas jusque-là. Tu devrais te reposer. Tout ira sûrement mieux demain.
Il se lève et m'accompagne jusqu'à la porte de sa chambre. Je le regarde fixement. J'ai l'impression que quelque chose cloche. Il m'a l'air très nerveux maintenant que j'y pense.
-Tu me caches quelque chose, me rend-je compte.
Il écarquille les yeux.
-Moi ? Pas du tout ! Enfin, Lilo, tout le monde sait que les loups-garous n'existent pas.
Je fronce les sourcils.
-Je n'ai jamais parlé de loup-garou.
Son visage pâlit.
-Ah bon ? Je croyais.
Je m'approche de lui et tends un doigt menaçant vers son visage.
-Je te connais par cœur. Crache-le morceau. Que me caches-tu ?
Il secoue la tête frénétiquement.
-Je ne peux rien te dire. Ils m'ont fait promettre de garder le secret ! se défend-il.
Ils ?
Je me sens un peu trahie de m'apercevoir que mon meilleur ami préfère me persuader que je suis folle plutôt que de partager son savoir avec moi. Surtout quand on sait que j'ai quitté ma maison, pris la route sans regret, et ai grimpé sur cette montagne rien que pour ses beaux yeux.
-Tu as parlé de loup-garou, je réalise. Ces gens-là sont des loups-garous !?
-En fait, le terme exact est métamorphe.
Il grimace en se grattant l'arrière du crâne.
-Tu n'es pas censée être au courant de ça.
Je croise les bras sur ma poitrine. Je suis bien déterminée à tirer cette affaire au clair.
-Promesse ou non, tu as intérêt à tout me raconter. Parce que, merde, après tout ce que je viens de faire pour toi, je le mérite !
Il soupire, vaincu. Il retourne s'asseoir sur le bord du lit et m'invite à le rejoindre. Mais je préfère rester debout, à le fusiller du regard.
-Tout ce que tu as vu est vrai. Le monde surnaturel existe. Tous ces gens qui vivent dans ce village, ce sont tous des métamorphes. Ils ont la capacité de se transformer en loup quand bon leur semble, m'explique t-il.
Je le savais.
Je savais que je n'étais pas folle. Je n'ai jamais halluciné. Tout ça est réel.
Et maintenant que j'y pense, c'est méga flippant.
Je me balance d'un pied à l'autre, les bras serrés contre mon corps.
-Est-ce... Est-ce qu'ils sont dangereux ?
Théo secoue la tête.
-Ils ne nous feront pas de mal. Tout ce qu'ils souhaitent, c'est que nous rentrions chez nous, sains et sauf.
Je m'assieds finalement à côté de Théo. Apprendre que je ne deviens pas dingue me rassure. Mais cela signifie aussi que les monstres existent, et quand bien même ces gens-là sont pacifistes, les autres ne le sont pas forcément.
Combien de métamorphes ai-je pu croiser dans ma vie sans m'en apercevoir ?
-C-Comment on peut en reconnaitre un ?
-Eh, je ne suis pas un spécialiste sur le sujet. Ils ont bien voulu m'expliquer quelques trucs, mais ils préfèrent rester le plus discret possible.
Théo pose soudain ses deux mains sur mes épaules et me force à me tourner vers lui. De toute ma vie, je l'ai rarement vu aussi sérieux.
-Lilo, tout ce que je t'ai dit, il est très important que tu gardes ça pour toi. Si d'autres gens apprenaient leur existence, ça pourrait déclencher une guerre.
Je commence à réaliser l'importance de ce secret, et je comprends pourquoi Théo a tant hésité à me le dire. Il sait parfaitement que je suis quelqu'un de confiance, on se côtoie depuis si longtemps. Seulement, il ne voulait pas que j'aie à porter ce fardeau. À présent, je vais avoir la lourde responsabilité de garder cette révélation pour moi et personne d'autre.
C'en est fini de l'alcool qui me délie la langue en soirée.
-Je te promets que je n'en dirai pas un mot.
-Je n'en attendais pas moins de toi, me sourit-il.
Il me lâche les épaules.
-Pour répondre à ta question de tout à l'heure, poursuit-il, on ne peut pas vraiment les reconnaitre, sauf dans des cas particuliers. Comme tu as pu le voir, ils ressemblent parfaitement à n'importe quel humain. Mais il arrive parfois qu'ils laissent pousser leurs crocs, ou bien que leurs yeux changent de couleur...
Des crocs, des yeux qui changent de couleur ?
Je repense à cette étrange soirée où Amos s'en est pris à moi. Il n'avait pas l'air conscient de ses actes. Il était devenu brutal, sadique, dangereux. Et ses iris, habituellement noirs, s'étaient mis à briller en violet.
Est-ce qu'Amos serait l'un des leurs ?
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