9h - La pluie nous portera
« Suis-je quelqu'un qui t'a marqué comme la pluie ? »
-Rain
Dark & Wild
———
« -Seokjin. Seokjin. On y est. Ça y est. Lève-toi. Seokjin.»
Une voix, excitée, soulagée, qui pleure presque d'émotion.
Le garçon se réveille. En réalité, il ne dormait pas, il n'a pas vraiment réussi. Il ne faisait que somnoler. Ils aperçoivent le port, qui se dévoile dans l'horizon. Ils n'y croyaient plus. Ils rient de soulagement. L'autre crie de délivrance, de la joie déborde d'un peu partout dans son regard. Ils n'y croyaient plus vraiment, mais ça y est, aujourd'hui, ils vont Ailleurs. Ils ont réussi.
« -Merveilleux. »
Il attrape son sac, y range son MP3, sur lequel il n'a eu le temps de télécharger qu'un seul album. This Is All Yours. Les haut-parleurs de la voiture, eux, chantent Le vent nous portera. Seokjin adore cette chanson, il la connaît par cœur. Il en fredonne les paroles, les rend plus joyeuses qu'elles ne le sont réellement. Il ne peut plus vraiment contenir sa joie, emporté par l'autre.
Ils accélèrent, dans leur voiture, vers le port. Derrière eux, le monde s'effondre.
Et voilà. C'est comme ça qu'on commence une histoire. Loin de moi l'envie de donner des leçons. Mais je crois que mon univers vous plaira. Je l'espère.
Pour faire court, l'autre c'est Namjoon. Ici, c'est mon carnet. Et vous, vous êtes les lecteurs. Pour faire encore plus court, la Terre est en train de s'effondrer, mais il y a cet endroit, où on est en sécurité. On appelle ça l'Ailleurs, par souci de poésie et de rapidité. Comme c'est le seul vrai endroit où aller, forcément, tout le monde y fonce. C'est un peu comme un exode vers la survie, si vous voulez. Je sais que ça sonne fait et refait, un peu cliché, pas très original. Comme un énième film apocalyptique que vous n'avez pas envie de voir. Mais que voulez-vous. On choisit pas ses emmerdes.
La catastrophe est toute aussi basique que l'exode, et honnêtement, je pense pas que ça vous intéresse de connaître les détails, le pourquoi du comment. Je suis pas scientifique, et s'il y en a parmi vous qui l'êtes, je vais les faire hurler en débitant des conneries irréalistes sur les réactions du noyau de la Terre. Ça intéresse personne, croyez-moi. Il en va de même pour l'Ailleurs, pourquoi là-bas tout va bien. Ça n'a aucun sens, un endroit où tout va bien. Que voulez-vous, c'est comme ça. Tout ce que vous devez savoir, c'est que là-bas, les gens survivent. Et que c'est cool. De survivre.
« -Seokjin, on a pas le temps pour que t'écrives ta merde. Magne-toi, range le nécessaire. On y est pas encore vraiment. »
Les présentations s'imposent. Alors déjà, je sais que vous imaginez des choses, à propos de nous. Donc, oui, on a couché ensemble. Deux, trois fois. Quatre grand maximum... Très bien, cinq fois. Mais rien de plus, et sérieusement, qui s'intéresse au sexe quand la Terre s'effondre. Là, le temps est à l'angoisse, après notre joie furtive. Parce que comme Namjoon l'a dit, on y est pas encore vraiment, au port.
« -Pourquoi tu souris? demande Namjoon.
-Rien, pour rien.
-Comment tu peux être aussi calme. »
Honnêtement, je le suis pas. Mais alors pas du tout. Comment on peut être calme, quand c'est la fin du monde? C'est juste que ça me détend, de vous parler. Et que là faut pas encore trop que je me presse, parce qu'on est en voiture, et que c'est Namjoon qui conduit. Il voudrait que j'embarque plein d'affaires dans mon sac, en vitesse, mais on a rien. Et faut pas s'alourdir inutilement. Franchement vous avez de la chance, de pas vivre ça. J'ai l'impression que mon cœur va exploser. Le port est de plus en plus proche. Sûrement qu'on va y arriver. On peut pas ne pas y arriver.
« -Il est 8:47. Faut qu'on se grouille. lâche Seokjin, après avoir regardé le poste radio.
-Sans blague, répond Namjoon, la voix tendue. »
Ah oui. J'ai oublié de vous préciser. Mieux vaut éviter de se retrouver sous la pluie à 9 heures. En gros (toujours sans explication scientifique farfelue et inutile), il s'est mis à pleuvoir cette sorte d'acide, tous les jours, à 9 heures. Tout ce merdier a commencé par là, et il a plu de plus en plus longtemps. De base ça piquait juste un peu. Puis ça a fait des plaques rouges aux petits malins qui se croyaient dans un film de Woody Allen, qui aiment la pluie et qui restaient en dessous pendant des heures. Au bout d'un mois, on a eu les gros titres aux infos, un ordre du président nous a interdit de sortir de chez nous après 9 heures. Les pluies duraient une, peut-être deux heures. Après, ça a duré trois quatre heures. Maintenant, faut pas compter avant la tombée de la nuit pour pouvoir sortir sans protection, que bien évidemment, on a pas.
Là où c'est un peu stressant, c'est qu'on doit prendre le bateau pour l'Ailleurs, et que si on le loupe aujourd'hui, on l'atteindra jamais. Avant qu'il soit vraiment trop tard, que l'Ailleurs soit plein, que les bateaux ne circulent plus, que plus rien n'existe. Le gouvernement, avant de se dissoudre complètement, a mis en place ce système. Un port, par pays, où des navires partent tous les jours pour l'Ailleurs. Ça en arrangeait certains, qui habitaient juste à côté. Et puis il y a les gens paumés, ceux qui viennent de pays où il n'y a pas d'accès à la mer. Certains ont abandonné, se sont résignés au fait qu'ils vivaient les dernières semaines de leur vie. Nous, avec Namjoon, c'est pas l'option qu'on a choisie. Quand on a entendu ce message à la radio, avant qu'ils coupent toute communication, on a pris la voiture et on a foncé sans réfléchir vers le port le plus proche. En voiture, avec seulement un arrêt toutes les vingt-quatre heures, on en avait pour deux semaines. On a traversé le continent, on a vu le paysage se détériorer, se faire attaquer par la pluie, se dessécher. On a survécu à une tempête. Notre ami Taehyung n'a pas eu cette chance. On l'avait ramassé sur la route, il était plein d'espoir. Mais je crois qu'il n'y a plus de place pour l'espoir dans ce monde. Aujourd'hui, c'est le dernier bateau. Et forcément, il part à 9 heures. Avant que la pluie ne tombe. On sait pas si c'est une symbolique que les États ont choisi. Sûrement. En fait on s'en fout. On a presque pas pris de retard, mais on y croyait plus trop, à réussir à choper ce dernier navire. C'est pour ça, qu'on était si content de voir le port. Maintenant, Namjoon fonce. Moi, je sens mon cœur imploser. On va y arriver. On va y arriver. On va y arriver.
Namjoon est stressé. J'angoisse. Je sais pas trop si je devrais continuer à écrire. Il faut que je vous dise quelque chose, au cas où on meurt maintenant (jamais trop prudents), ou qu'on arrive pas à avoir le bateau. Avant, j'étais prof. De français (oui je sais, on dirait pas, mais à quoi bon s'encombrer de belles formules alors que le monde s'écroule). J'aimais mon métier. Ça me manque de me sentir utile. Et Namjoon, je crois qu'on se le dira jamais, mais qu'on est amoureux. J'aimerais essayer de le lui annoncer. C'est pour lui que je me tue à chercher l'Ailleurs.
Voilà. Adieu, peut-être.
***
Le carnet est au fond de l'eau, en pièces. L'image est très jolie, il s'écroule au ralenti, entouré de ses pages noyées, vers les abysses. Ici au moins, il a l'air paisible. Peut-être même que le carnet est heureux d'être dans la mer. Mais la raison pour laquelle il y est, en morceaux, est un peu moins douce. Seokjin en a arraché les pages, avant de les lancer par-dessus bord. Il était déjà trempé, le carnet, avant d'entrer en contact avec l'étendue d'eau. Trempé de ses larmes. Sûrement qu'il n'y a plus besoin de le dire, mais tout ne s'est pas passé comme prévu.
Namjoon n'a pas réussi à atteindre le bateau à temps. Il s'est en quelque sorte sacrifié pour que Seokjin y arrive. Une fois sur le bateau, il l'a vu, au loin. Rétrécir. Sachant qu'il ne l'embrasserait plus. Que jamais, il ne lui dirait ce qu'il avait sur le cœur. Encore une fois, Seokjin vous dirait que ça n'a rien d'original, mais que ce n'est pas ça qui compte. C'est ce que Seokjin écrirait s'il était capable d'écrire. Le carnet repose dans la mer attaquée par la pluie acide. Cette pluie se dessine à travers le hublot. Seokjin est juste en dessous de ce hublot, recroquevillé, la tête perdue dans son corps. Comme ça, il ne voit rien, personne ne voit qu'il pleure, et c'est tant mieux. Comme ça, selon l'angle, on dirait que la pluie lui tombe dessus. Sûrement que c'est ce qu'il ressent, au moins sur le coeur.
Seokjin refuse de parler à qui que ce soit. Ils ont eu du mal à le calmer, quand le bateau a démarré, qu'ils sont partis de la Terre, que quelque part dans son coeur il a vraiment réalisé qu'il ne verrait plus jamais Namjoon. Il était fou. Furieux, détruit. Complètement fou. Des gardes sont venus pour le maintenir, ils ont fini par lui donner un somnifère, parce qu'il faisait peur aux enfants. Quand il s'est réveillé le lendemain, il n'était pas encore 9 heures. Alors il a regardé par la fenêtre, en attendant que la pluie démarre. Ça lui a rappelé, quand ils passaient ces minutes-là, avec Namjoon. Dans la voiture, la musique baissée. L'attente de cette pluie mortelle, juste au-dessus du toit. À chanter, se sourire. Raconter des choses sur l'Ailleurs. Imaginer à quoi ça pourrait ressembler, leur vie, après tout ça. Une fois, ils se sont embrassés, sous la pluie naissante. Ils ont fait l'amour, sans trop oser se regarder dans les yeux, après. La triste ironie, c'est que ce temps qu'ils ont pris pour vivre ce qui se passait dans leur cœur, aurait pu être celui qui aurait sauvé Namjoon. Seokjin a attendu, regardant le ciel, des images plein la tête, des sanglots coincés dans la gorge. Et des larmes se sont échappées de ses yeux, en même temps que l'acide s'est écroulé des cieux. C'est là qu'il a déchiré son carnet, qu'il a ouvert la fenêtre rapidement pour le jeter à l'eau.
Seokjin n'a pas parlé, depuis. À personne.
Le navire est un peu organisé comme un pensionnat. Il y a un pont, pour quand il ne pleut pas, mais la plus grande partie est intérieure. Il est immense, et quelques mois auparavant, vu comme ça, on aurait plutôt cru à une croisière hors-normes. Quelque chose pour les riches. Frappés par la bonne fortune.
Qu'en est-il maintenant?
Il y a une cantine, à laquelle il faut faire la queue tous les jours, pour avoir une espèce de bouillie étrange. Une salle de repos, une salle de cinéma où ils passent tous les classiques, une salle avec quelques tableaux pour conserver la culture et le patrimoine, et même une salle de sport. C'est étrange, et ça sonne faux. Un peu comme si le gouvernement préparait ces bateaux depuis beaucoup de temps, comme s'ils savaient que tout ça allait se passer depuis des années, sans qu'ils ne préviennent personne. Mais l'histoire est déjà assez banale comme ça pour qu'on y rajoute des conspirations antigouvernementales.
Seokjin ne côtoie personne. Certains groupes d'amis se forment, autour de lui, à la cantine, dans les salles prévues à cet effet. On dirait presque une croisière. C'est étrange. Il se le répète, mais il n'aime pas ça. Alors il s'enferme dans sa cabine, sans parler à qui que ce soit. Parce que sentir la vie autour de lui, voir les autres reformer un univers, un quelque chose, ça le tue. Savoir que tout continue, alors qu'on ne devrait peut-être pas. Savoir que la vie suit son cours, alors que quelque part, Namjoon est peut-être déjà mort. Ça le tue. La Terre ne peut continuer de tourner si facilement.
Il dort, fixe le plafond, s'assoit en-dessous du hublot, mange, écoute son unique album, en boucle. Il compte les jours, sur un petit papier. Des bâtons, comme un prisonnier. Et parfois, il s'interroge, sur l'utilité de continuer tout ça.
Quelques fois, à la cantine - puisque c'est le seul lieu dans lequel il se rend, hormis sa cabine - certaines personnes tentent d'engager la conversation avec lui. Il la refuse, répond froidement, sèchement, en baissant la tête. Il ne fait que manger son plat rapidement avant de repartir dans sa cabine. Sur son lit, il fixe le vide, ou la fenêtre. Il observe la pluie dégouliner contre la vitre, imagine qu'il s'agit de son visage. Ou de sa vie. Ou du monde. Envahi dans un torrent d'acide, pourquoi pas. Il imagine que les gouttes s'écroulent en rythme avec la chanson qu'il écoute.
Parfois il y a des appels obligatoires, pour que les gens qui gèrent le navire soient certain que personne n'est passé par-dessus bord, et pour comptabiliser les futurs habitants de l'Ailleurs. Seokjin s'y rend, ne parle à personne, écoute les conversations futiles des autres. Se demande. Pourquoi eux. Et pas lui.
La dernière fois, alors qu'il marchait dans les couloirs lentement, toujours des écouteurs dans les oreilles, une sorte de rage derrière les oreilles, quelqu'un l'a accosté. Il y avait une ardeur dans ses yeux, de la folie dans son regard. L'homme lui a hurlé dessus, jovial, il lui a promis qu'ils étaient là grâce à Jésus, et que tout ça, tout ça, ce n'était que parce qu'Il avait eu pitié d'eux. Il a répété que Jésus était grand. Seokjin a eu l'impression d'être dans le métro, un instant. Le soir, à la cantine, il a vu le même homme se faire embarquer, et les autres le regarder froidement, avec un air hautain, le genre d'air qui reproche de déranger leur petit confort spirituel. Alors Seokjin a encore plus eu l'impression d'être dans le métro.
De là où ils sont partis, il y en a pour trois semaines de voyage. Trois semaines. Et puis enfin, la sécurité, vraiment. Parce qu'ils ne sont pas certains de ne pas rencontrer un ouragan, ou un tsunami, quelque part sur le trajet. Le navire est paré, blindé, tout ça, mais on ne sait jamais. La nature l'emporte toujours, si elle le décide. Seokjin n'est pas entièrement rassuré, alors parfois, il dort mal. C'est souvent aussi parce qu'il rêve de Namjoon, et qu'il le revoit, s'éloigner, rester sur le quai, avalé par la pluie. Il le revoit sourire malgré la douleur, comme pour dire « bon voyage ». Comme s'il savait que Seokjin garderait cette vision, et qu'il voulait la rendre la plus douce possible.
Ce soir, toutes les cabines sont vides, parce qu'ils passent Fight Club au cinéma. Seokjin n'aime pas ce film. Namjoon lui disait que c'était un affront. Il aimait le fait que ça l'énervait. Seokjin a toujours du mal à se faire à l'idée que ce navire possède un cinéma, et un musée, une salle de sport. Il se lève de son lit, marche dans les corridors étroits et fantômes. Les rayons de la Lune s'infiltrent un peu partout. Seokjin a envie de pleurer. Un peu. Tout le temps. Il se rend au musée, personne ne s'y trouve. Ça ne l'étonne pas. Devant les oeuvres, il s'arrête. Il prend le temps de les regarder, vraiment, comme si elles constituaient la dernière image qu'il ne verrait jamais. Il respire, observe la Lune à travers les vitres. Il marche, court légèrement, histoire de se sentir un peu plus en vie. Devant les tableaux impressionnistes, il se dit que les gens n'ont pas si tort de tous trouver ça fantastique, même si ce ne sont pas ceux qui le touchent le plus. Il compte chaque pas, mesure leur importance, comme si chacun était le dernier. Se dit que c'est un peu lourd comme pensée, mais que la saveur qu'elle donne à ses gestes est agréable. Il s'égare. Se retrouve. Pense. Devant les tableaux expressionnistes, il prend une grande inspiration. Et il laisse une larme couler le long de sa faible joue, avant de la rattraper avec son doigt, de l'emprisonner dans sa poche.
Avec Namjoon, quand ils savaient que c'était la fin du monde, mais qu'ils n'avaient pas encore annoncé l'existence de l'Ailleurs à la radio, ils s'étaient rendus dans un musée. Peut-être bien que c'était la nuit la plus douce que Seokjin n'a jamais vécu.
Quand il ressort du musée, le film est terminé. Les gens, partout dans les couloirs, en parlent. Ils disent que c'est quand même un véritable chef-d'oeuvre. Les gens, ils ont l'air tout à fait normaux, paisibles. Ça fait quelques jours que le voyage a commencé, et c'est comme s'ils avaient oublié où ils étaient, pourquoi ils y étaient. Comme s'ils avaient oublié que d'autres personnes n'avaient pas réussi à atteindre ce confort dans lequel ils se retrouvent. Seokjin ne les comprend pas. Les gens sont tous calmes, et rassurés. Et c'est drôle, comme à la bordure de l'apocalypse, plus rien ne ressemble à la fin du monde.
La vie est étrange, sur ce bateau. Elle est étrange, sans Namjoon.
Seokjin ne peut s'empêcher de penser à lui.
Tout ça. Tout cet assemblage qui fait que Seokjin ne comprend plus trop ce qu'il fait là. Sur ce bateau, à la recherche d'une autre vie qu'il n'est plus certain de vouloir mener. Pas avec ces gens qui l'entourent. Pas sans Namjoon. Une idylle qu'il avait pourtant construite durant deux longues semaines. Un peu aux dépens de Namjoon. Qui n'est plus là.
***
Je sais ce que vous vous dites. Que ça devient mélodramatique, vraiment triste, et que franchement, pour un recueil de Noël, on a fait meilleur esprit chaleureux qu'une fin du monde où le héros a envie de se tuer. Rassurez-vous. Votre neuf décembre se passera très bien, ou qu'importe le jour d'ailleurs, je sais pas si vous lirez cet OS dès la publication. Ça se passera bien. Vous, vous ne vivez pas une fin du monde. Prenez un bon chocolat chaud et munissez-vous d'un plaid, c'est la saison, et je vous jure que si une fin du monde vous tombe dessus demain, vous me remercierez de vous avoir fait passer votre dernière soirée dans un plaid, avec un chocolat chaud.
Pour info, j'ai chopé une serviette en papier à la cantine, et le stylo, il était dans mon sac. Lui, je ne l'ai pas jeté à la mer. J'irai demander une feuille à l'administration (ouais, y a une administration par bateau), parce que là, la pauvre serviette, elle est triste et ne ressemble pas à grand chose avec tout ce que j'écris dessus.
Enfin bref. La vie est longue, ici. Ça fait dix jours. Je comprends pas bien pourquoi je me tue à rester à bord, pourquoi j'essaie pas de rejoindre mon carnet au fond de l'océan. Je me noierais dans les bons souvenirs, ce serait beau. Je me demande si l'encre est restée sur le papier, ou si ma vie s'est diffusée partout dans le bleu mélancolique. J'écrivais là-dedans depuis tellement longtemps. Il y avait même quelques poèmes, dessus. L'écriture y était plus soignée, le style plus recherché. On était pas tous en train de crever quoi. Je regrette de l'avoir lancé à l'eau.
Je sais que vous vous dites que j'ai pas l'air très triste, ni traumatisé, là comme ça, en vous parlant. Peut-être même que vous me jugez, que vous trouvez que mon personnage est franchement antipathique, qu'il s'en est remis vachement vite, de ce qu'il s'est passé. Mais je préfère juste ne pas en parler. Ça me libère, d'écrire. Alors à quoi bon alourdir cette seule bulle d'oxygène que j'ai, avec ce qui fait que j'ai littéralement envie de passer par-dessus bord.
Hier, on a eu une bonne frayeur, parce qu'une tornade est passée pas loin. On la voyait dans l'horizon. Et puis finalement, elle s'est écartée. Pour nous c'était un soulagement. Mais j'ai pas pu m'empêcher de penser qu'elle est partie percuter un autre navire. Parfois, je pense à la vie des gens qu'on vole, en étant ici. À tous ceux qui pourraient y être à notre place. À lui.
J'aimerais franchement vous écrire un poème. Je suis pas certain d'avoir la force de faire ça. Je vais quand même essayer, qui sait.
Dans la mer translucide de tes désirs
S'est noyée la trace de mes souvenirs
Un papier léger, des feuilles adulées
Que nous avons longuement observées
L'encre s'est répandue
Ta joie m'a répondu
Quand j'ai hurlé la nostalgie
À ma destinée, simple léthargie
De ton regard, tu les remplissais
Ces feuilles au charme particulier
Comme un philtre d'amour
Tu buvais mes mots, chaque jour
Mélodramatique inutile. Désolé.
J'espère que mon carnet se sent bien, là où il est.
L'homme regarde par le hublot, avant de chiffonner sa serviette. Il rit doucement, puis regarde sa montre. Deux minutes après, il est 9 heures. Deux minutes après, la pluie s'abat sur la mer, semble vouloir effacer tous les tourments qui y sont mêlés. Ou alors les amplifier. Ce n'est pas trop possible de savoir, parce que nous ne sommes pas dans la tête de la pluie.
Seokjin s'endort, car ses paupières sont lourdes. Il n'a pas vraiment dormi, cette nuit.
Le lendemain matin, à la cantine, il mange un croissant qui a un goût de carton. La nourriture n'est pas très bonne, ici. Elle est essentiellement reconstituée, recyclée, et les croissants, c'est une exception. Habituellement, le matin, le navire propose plutôt du lait fade, et des céréales sans goût. Alors qu'il mange son croissant machinalement, et qu'il fixe le vide, son regard en croise un autre. C'est un peu étrange. Comme si on le réveillait, qu'on lui donnait une claque. Il se redresse, plonge ses iris dans ceux de l'autre. L'autre, ça le fait fuir. Le temps que Seokjin cligne des yeux, le temps que son cœur laisse un battement s'échapper, qu'il résonne sur toutes les parois de son corps, partout dans sa cage thoracique, l'autre s'enfuit. Seokjin se frotte les yeux. Il hausse les épaules, réfléchit. Retourne dans le gris de ses pensées. Dans le manque de ses désirs.
Le soir, Seokjin écrit un autre poème, sur une autre serviette qu'il a prise à la cantine. Avant ça il a regardé les étoiles, et pensé à Namjoon. Sûrement que c'est pour ça que le poème ne lui a pas plu, et qu'il l'a chiffonné, pour le jeter à l'océan.
Une missive noyée dans une mélancolie bleutée. Une missive à l'amour, à l'univers. Et un océan de larmes acides, emportées par les peines arides. Seokjin réfléchit. Seokjin retourne toutes les scènes, comme dans un film. Il se dit qu'après tout c'était Namjoon qui voulait absolument se rendre à l'Ailleurs, peut-être même plus que lui. Alors ça le fait doucement rire. Parce qu'il faut bien rire, sinon personne ne le fera.
Encore une fois, il s'endort, se demandant pourquoi il se trouve sur ce bateau censé l'amener au paradis.
***
Salut, c'est moi. Vous vous dites probablement que la personne qui s'occupe de la mise en page a fait une connerie, a oublié de mettre ce passage en italiques. Mais non. C'est vraiment moi. J'ai pas réussi à avoir du vrai papier, alors je me suis arrangé comme j'ai pu, parce que j'aime vous parler, que ça me détend, et qu'honnêtement écrire sur des serviettes c'est pas la joie. Donc, dorénavant, je m'occupe de la narration. J'espère que ça ne vous dérange pas.
Je me dis que je vais réutiliser les négations. Vous savez, maintenant que je suis narrateur, j'ai des responsabilités. Enfin je crois. Et puis, juste pour la beauté de la langue française. (Sérieusement, elle est belle cette langue, arrêtez de la gâcher avec des mots bizarres ou des phrases sans sens, s'il-vous-plaît).
Il y a aussi quelque chose. On m'a demandé en tant que narrateur de rendre une heure importante et particulière. 9 heures. C'est un peu stressant, parce que maintenant tous les jours, à 9 heures, j'aurai peur que quelque chose m'arrive. Si c'est le cas, je tacherai de bien le raconter. Il faut que vous vous souveniez de cette heure. Qu'elle vous marque. Je sais pas pourquoi, mais c'est comme ça.
Je crois qu'avec tous ces soucis techniques, on s'écarte pas mal de l'histoire. Je m'en excuse. Enfin bref, je vous préviens simplement que je n'ai vraiment pas envie de reparler de Namjoon, mais s'il-vous-plait, ne vous dites pas que je n'ai pas de cœur. Dites-vous simplement que je suis humain.
Reprenons, voulez-vous.
***
Nous sommes vers dix-sept jours de voyage, et finalement, dans trois jours, nous arrivons à l'Ailleurs. Dit comme ça, ça donne la sensation que le voyage n'a pas été si long, que le temps défile plutôt rapidement. Mais croyez-moi, ce n'est pas le cas. C'est simplement parce que je vous épargne toutes ces heures interminables où je reste allongé dans mon lit, à fixer le plafond. J'ai fini par mémoriser chaque détail de ce plafond, j'ai même sympathisé avec l'espèce de cafard qui s'y balade parfois. Bref. Je vous passe tous ces moments. Et comme c'est principalement eux qui constituent mes journées, le temps vous parait court.
Parfois je regarde l'océan. Et j'aimerais plonger dedans. Parce que je ne comprends plus grand chose. On m'a toujours parlé de la triste réalité de la condition humaine, sans que je comprenne réellement la profondeur de ce concept. Je n'aimerais pas paraître arrogant, mais je crois que dorénavant, je saisis.
Rien ne me satisfait. Alors que je fais partie des heureux élus, comme on nous répète souvent.
Honnêtement. Très honnêtement. Vous êtes un peu ma seule raison de continuer. J'espère que je ne vous ennuie pas trop.
Les pluies s'intensifient, et je commence à comprendre pourquoi le gouvernement refusait de lancer d'autres bateaux après celui-ci. La situation dehors semble empirer de jour en jour. Dorénavant, ce sont de véritables torrents qui s'effondrent sur le tapis marin. Je vous le jure. Je crois que je n'ai jamais vu de pluie si forte.
Il est bientôt 9 heures. Ça m'effraie un peu, vous savez. J'aimerais qu'on ne m'ait jamais parlé de cette histoire d'heure. Enfin bref, je suis toujours dans la même cabine, à m'impatienter, à réfléchir, un peu trop. Les autres, ils font des activités, se divertissent, vont au cinéma. Je ne comprends toujours pas. Tout ce que je sais, c'est que mon cœur s'accélère, parce que d'ici cinq minutes, n'importe quoi pourrait se passer.
Je regarde le ciel. C'est alors qu'un miracle se produit. Il n'est pas 9 heures, toujours pas, mais mon cœur se remplit si fort, en oublie d'angoisser. Là, juste à ma fenêtre, il y a un oiseau. Il vole, tranquillement. Je crois que je n'avais pas vu de signe de vie aussi fort et pur depuis des semaines. Je ne pensais même pas réellement qu'il restait des animaux en vie, sur Terre. J'aimerais que vous puissiez le voir. Il est beau, vraiment beau. Je regarde ma montre. Et je réalise.
Votre cœur a-t-il déjà chuté? Le mien le fait, à cet instant précis. Si fort que je le sentirais presque se briser au fond de ma poitrine.
Il est 9 heures. Et l'oiseau, il vole innocemment dans le ciel. Alors la pluie commence à s'abattre. D'abord quelques gouttes, qui attaquent ses plumes. Dans son regard, un peu d'effroi. Souvenez-vous que depuis quelques jours, ce sont des torrents affreux, qui s'écroulent. Comme des lames qui chutent du ciel. Je crois que je n'ai pas besoin de vous décrire ce que l'oiseau subit, la douleur qu'il endure.
Il est 9 heures, et cet oiseau est maintenant comme un carnet, perdu au fond de l'océan. Il est 9 heures, et malgré toute ma peine pour lui, je suis soulagé que rien ne se soit passé à l'intérieur du navire.
***
Demain, dans l'après-midi, nous arrivons à l'Ailleurs.
Ce soir, comme pour célébrer la fin du voyage, il y a une soirée, dans une salle qui fait un peu bar, ou discothèque. Cet endroit est définitivement incompréhensible, mais le plus étrange, c'est que les gens ne réagissent pas. Ils ont presque l'air heureux d'être ici. En un sens, ça semble logique. Nous sommes presque en sécurité. Mais quelque chose me perturbe. Peut-être que je suis simplement stupide de ne pas profiter. Peut-être que je ne mérite pas ma place ici, et que je ne réalise pas que ce bateau est un ticket direct vers l'Ailleurs, que tout le monde adule tant, que j'adulais tant.
Je n'avais franchement pas envie d'y aller, à cette soirée. Mais je me suis dit que ça pourrait me changer les idées. Enfin, plus honnêtement, j'étais d'abord parti pour rester dans ma cabine, mais j'ai vite compris que je n'arriverais pas à dormir. Alors je me suis levé, r-habillé (j'vous jure, il fait si chaud dans cet endroit), et je me suis résigné à y aller.
(Honnêtement, si je devais vous conseiller une chanson pour la scène qui suit, ce serait Hunger Of The Pine.)
En marchant dans le couloir, me dirigeant vers le bar, j'entends des cris au loin. D'abord effrayants, je me rends compte qu'il ne s'agit que de hurlements d'amusement, liés à de l'alcool qui imprègne les couloirs, même jusqu'ici. J'arrive à la porte. Elle laisse échapper quelques couleurs, par la fente légère. Tout ça ne m'attire que très peu, mais j'ai besoin de me changer les idées.
Je prends une grande inspiration, et j'entre.
Dans la pièce, les lumières tournoient de partout. La musique est extrêmement forte, et comme j'arrive un peu tard, tout le monde est déjà un peu alcoolisé. Les gens dansent, les gens s'excitent de partout, et honnêtement, leur sueur sent la fin du monde. À vrai dire, tout dans cet endroit empeste la fin du monde. Même s'ils sont rassurés, on sent l'instinct bestial de toutes ces personnes, qui ne peuvent s'empêcher d'avoir inconsciemment encore peur, peur de mourir, peur de ne plus jamais pouvoir ouvrir les yeux. Peur de ne pas arriver à l'Ailleurs. Cet endroit empeste la fin du monde.
Et vous savez quoi? C'est enivrant, comme odeur.
Rapidement, je prends un verre d'alcool. Je me mêle à la foule, d'abord sans parvenir à bouger mon corps. Puis il y a cette personne. Cet homme, qui arrive, danse près de moi, très près de moi. Il me colle vraiment, ce con. Mais j'ai pas envie de le repousser. Il est plutôt sexy. Alors seulement, je la sens, la fin. Je la sens monter au cerveau, aidée par le verre que j'ai bu trop vite, et les mouvements du bateau. Il y a toute cette masse autour de moi, et cet homme, éphèbe effrayé, messager de la crainte non-assumée, qui s'amuse, qui donne toute l'énergie qui lui reste. La tête tourne. Fort. La faim aussi. La faim dévorante de ne plus penser. De ne plus être humain.
Ici, on a peur presque autant qu'on ne danse.
Alors je relâche tout. Enfin. Je me fonds dans le décor, me déambule dans les fureurs de la mort.
Il fait chaud, et l'autre retire son haut. Entre-temps, j'ai réussi à attraper un deuxième verre d'alcool, sans même vraiment savoir comment, ni pourquoi. C'est juste, tellement agréable, de ne plus penser. La pièce est rouge, puis verte, puis bleue, puis violette. La musique a l'air d'avoir encore augmenté, la foule de s'être épaissie, c'est maintenant comme si toute la population du navire était présente. La peur semble s'être évaporée. Mais comme l'alcool, c'est en vapeur qu'elle monte le plus à la tête. Il y avait une tornade, pas si loin, il n'y a pas si longtemps, et personne ne l'a oublié. On aurait pu mourir, il y a très peu de temps, et personne ne l'a oublié. On fait juste semblant, vous savez. Toute la foule saute, hurle, bouge à peu près en rythme. Toute la foule vit à en mourir. Et la peur s'expulse, flotte au plafond, s'empare de l'air, le rend inaccessible et irrespirable. L'homme devant moi est beau, sans son haut. Il est plutôt musclé, et des gouttes de fin du monde ruissellent le long de son torse.
On va l'appeler Jungkook, pour vous faire plaisir. Et disons qu'il a les cheveux longs, pour vous faire baver.
Il se colle à moi, imite tous les autres. Trempé d'effroi et de fausse joie, il bouge, se déhanche, regarde partout.
Les regards sont tous perturbants, et perturbés. Les yeux sont rouges, humides, égarés. Les pupilles semblent vouloir s'échapper de leur orbite. Les visages ne sont plus très humains. Des bêtes, partout, qui crient, qui se défigurent par l'alcool et l'excitation spontanée. Des gouttes de sueur partout, sur tous les fronts, qui dégoulinent sur les crocs de la crainte, qui laissent leur marque jusque dans les pommettes de certains. Les lèvres, ou plutôt gueules, bougent dans tous les sens, les muscles de chaque centimètre de chaque visage se crispent, et en réalité, la crispation est la maîtresse de toutes leurs expressions. Les cheveux tombent tous, laissent échapper des gouttes, encore, de sueur, toujours. Il y en a un qui louche, les iris déformés. L'autre a un oeil à moitié fermé, et chasse quelqu'un, une proie humaine explosive d'hormones, il est une vipère assoiffée de plus de crasse bestiale, à goûter du bout des crocs. Une foule de visages désarticulés. Qui m'entoure.
Tous compressés par la lumière et la musique, tous martelés par les hurlements sauvages, tous emportés par la horde gueulante. Le sol tremble, le bateau tangue, les pensées s'échappent et implosent en de simples désirs incontrôlés, incontrôlables.
C'est alors que je croise son regard. Je ne sais pas trop si vous savez de quoi je parle, mais il y a des personnes, qui sans raison, vous attirent. Ce regard, je l'ai déjà vu, quelque part. Il m'intrigue. En une fraction de seconde, il m'a soulevé le cœur, m'a volé un battement. Alors je m'excuse auprès de Jungkook, qui va très sûrement me remplacer rapidement, et je m'extirpe de la foule en délire. Vers le bar, sur les hautes chaises, l'air se fait beaucoup moins rare, beaucoup plus accessible. Je m'accoude contre celui-ci, et cherche l'homme que j'ai aperçu. Très honnêtement, j'ignore ce à quoi je pense. C'était un regard furtif, comme quelqu'un que je connaissais, comme quelqu'un que j'aurais dû rencontrer plus tôt. Un regard qui parlait, sans rien dire, et qui en un instant infime vous arrache du délire. Je cherche tout autour de moi. Impossible de le retrouver. Mon cœur se calme, l'adrénaline redescend, des images remontent, mon carnet me manque, et je pense à... ouais, pas besoin de le dire. Je commence à me dire que j'ai seulement halluciné, que je me suis inventé une lubie, ou peut-être simplement que mon subconscient m'a ramené à la raison. Je regarde tout autour de moi, et je me demande comment j'ai pu, ne serait-ce qu'un instant, faire partie de tout ce bestiaire humain. Je ne vois plus qu'une masse insensée, à laquelle je ne pourrais jamais me mêler.
« -Tu danses plus? »
Une petite voix, pas si loin.
Vous savez. Parfois, il n'y a aucune explication rationnelle. Parfois, vous avez envie de vivre. Vous avez envie de tout plaquer, de sentir le vent dans vos cheveux. C'est soudain. Et ça ne s'explique pas. Il y a certaines choses comme ça. Je crois que ce regard en fait partie. Le genre qui fait tout oublier, qui donne envie de vivre l'instant sans même se demander si ce sera triste après. Un bourgeonnement quelque part dans le cœur, je ne sais pas. J'imagine que vous visualisez. Je l'espère, parce que c'est important. Pour moi, à cet instant, c'est important. L'homme en face de moi m'attire. Sans raison. Et son regard m'apaise. J'essaie de paraître plus tranquille, plus lassé de tout le brouhaha chaotique qui nous entoure.
« -Nan. C'est pas trop mon truc finalement. »
Il souffle du nez, sans me lâcher des yeux. Je ne sais pas trop si c'est possible, mais autour de tous ces gens qui empestent la fin du monde, là, maintenant, ça ressemble à une scène banale. Comme s'il n'avait jamais plu, comme s'il n'y avait jamais eu aucune tornade, ni aucun tremblement de terre. Comme si aucune secousse, si ce n'est quelque part dans le cœur, n'était jamais parvenue jusqu'à la surface de la réalité. Un air de banalité dans toute cette apocalypse. Je crois que c'est ça qui me subjugue le plus, et qui m'attire. On se regarde, on comprend.
On comprend tout. On se comprend. Sans avoir besoin de parler.
« -On se tire?
-On se tire. »
Encore une fois, l'histoire prend un tournant que vous connaissez. Deux garçons, qui ne sont pas à l'aise à une soirée, et qui prennent la porte. Sérieusement. Me dites pas que vous avez jamais lu une fanfiction avec une scène pareille. Mais là, pour une fois, je vous dirai que j'apprécie. Parce que justement, vivre une histoire simple, ça fait du bien.
Il court devant, je le suis. J'ai encore un peu d'alcool dans le sang, alors parfois, quand je cligne des yeux, c'est Namjoon que je vois devant moi. C'est son dos, c'est sa nuque. Mais je ne suis pas censé en parler, ni même y penser. Je trébuche, il se moque de moi, j'ai l'air un peu hébété, il a simplement un air d'été, dans les yeux. Nos pas résonnent dans la ferraille du bateau, partout dans les couloirs, jusqu'au-dessus de nos têtes.
Je sais pas si vous croyez au coup de foudre. Mais moi non. Et croyez-moi, ç'en était pas un. Peut-être qu'on en est au point culminant de l'histoire. Que tout le reste, c'était juste pour préparer le terrain, pour vous faire comprendre à quel point cette rencontre change un peu tout. Peut-être bien que c'était ça. Mais c'était pas un coup de foudre. Et en plus, si ç'en était un, vous croyez pas que ce serait arrivé à 9 heures?
Arrivé devant la porte, celle qui mène au pont, il se retourne, et me sourit. C'est drôle, parce que son visage n'a rien d'un visage qui sourit facilement. Partout, chaque détail, chaque courbe, chaque trait, tout indique que cet homme ne sourit jamais. Mais cette nuit, c'est un peu différent. Je crois qu'il a simplement envie de sourire, sans raison. Et qu'on ne peut pas lui en vouloir, parce que de toute façon, plus rien n'a vraiment de sens. Alors voilà. Je lui souris en retour.
On passe le cap. On s'offre à la nuit. C'est excitant, de s'y offrir comme ça, complètement, entièrement. De tout lui donner. Dans le ciel, il y a des milliers d'étoiles. Je n'avais pas vu ça depuis longtemps. Le ciel sans filtre, la nuit sans vitre. Elles scintillent toutes les unes plus que les autres, et j'aimerais trouver une métaphore que jamais personne n'a utilisé pour décrire des étoiles, mais ce serait s'écarter de leur beauté. Parce que ces étoiles, elles sont simplement belles. Elles sont belles pour ce qu'elles sont, et parce qu'elles sont là. Rien de plus. C'est tout ce qui nous émerveille, et ça faisait longtemps, que je ne m'étais pas émerveillé devant une telle simplicité.
« -Tu crois qu'elles savent, tout ce qui nous arrive? demande-t-il, le souffle coupé. »
De la fumée s'échappe de ses lèvres. C'est de l'air, un peu frais. Un peu irréel. Un peu léger.
« -Je sais pas. Tu penses qu'elles laisseraient faire tout ça, si elles savaient?
-Bien sûr, dit-il en riant. Je crois même qu'elles nous en veulent, et que ça les dérange pas vraiment. On sait plus les regarder. J'imagine que ça les fout en rogne. »
Il est drôle, cet inconnu.
« -Au fait, moi c'est Yoongi. lâche-t-il, soudainement.
-Seokjin. »
Encore une fois, il me sourit. Mais ça ce sont les étoiles qui me le disent, parce que dans la nuit, je ne vois pas vraiment son visage. Je réfléchis. Il y a toutes ces choses, qui me passent par la tête, et que j'aimerais exprimer. Sans raison. C'est juste que, j'ai la sensation qu'il me comprendrait, et ça fait du bien. J'ai la sensation pour la première fois depuis vingt jours d'être avec une personne qui pourrait savoir tout ce que je voudrais dire, avec mes mots maladroits. Alors je dis un peu tout ce qui me passe par la tête, et ça le fait rire, la plupart du temps. Appuyés contre la rambarde, la tête plongée dans la nuit étoilée, nous discutons pendant des heures, de tout et de rien.
On a pris une décision, il n'y a pas si longtemps que ça. C'était un peu fou, parce qu'on ne se connaissait pas. Mais là, je sais. Je sais que c'était le bon choix.
Il me dit qu'il trouve ce navire trop bizarre, je lui réponds que je n'arrête pas de me dire ça, aussi. Il me raconte ce qu'il faisait avant. Je lui raconte mon métier. Il me raconte à quel point ça l'a perturbé, que ça ne lui fasse rien de savoir qu'il ne reverrait jamais sa famille ou son entourage. Je lui dis que ça n'a rien de grave. Il me dit qu'il sait. Je lui dis que ça ne se voit pas. On rit. Il me raconte des blagues, des choses qui lui sont arrivées dans sa vie, même la première fois qu'il a embrassé un garçon. Moi je lui réponds en parlant de mes poèmes, et je regrette de ne pas en avoir au moins un à lui faire lire. On s'exprime. Vraiment. On se raconte à peu près tout. On prend du recul, sur un peu tout, on se dit la vérité. Rien que la vérité. Et c'est étrange, d'avoir une discussion où on ne ment pas une seule seconde. C'est agréable.
Et on réalise. On réalise, qu'on a l'impression d'avoir tout vécu. Que c'est sûrement pour ça que ce bateau nous semble étrange.
C'est alors que je me sens vivant. Je sais que lui aussi, ça se voit dans ses yeux, qui semblent s'éveiller. Dans le lointain, sur la ligne de l'horizon, un léger voile bleuté se dépose. Un voile plus clair que la nuit qui nous environne. Un voile vivant, qui vire au vert, au rose, et peu à peu monte vers les étoiles, qui s'affaiblissent. Un homme voit des milliers de levers de soleil, dans sa vie. Mais j'ai la sensation qu'aucun n'a jamais été plus beau que celui-ci. Lorsque l'astre s'est dévoilé, au loin, l'esprit embrasé, le cœur apaisé, prêt à affronter toutes les douleurs de la Terre qui meurt, je l'ai senti. Lui aussi. Aucun lever de soleil ne sera plus beau que celui dont nous sommes les premiers témoins.
Peut-être même que c'est le dernier lever de soleil, que c'est pour ça qu'il est si joli.
Yoongi m'a expliqué. Tout expliqué. Devant le soleil levant, comme une renaissance, il m'a raconté son histoire, la dernière que je ne connaissais pas. Elle s'est étrangement échappée de ses lèvres comme un râle d'espoir. Yoongi ne voulait pas forcément vivre après l'apocalypse. Yoongi ne voulait pas réellement monter sur ce bateau. Mais voilà. Il y avait lui. Yoongi est amoureux d'Hoseok. Il est monté sur ce bateau, a accepté de partir à la recherche de l'Ailleurs, rien que pour Hoseok. Ils avaient une petite maison à part, dans les montagnes, ils se contentaient de pas grand-chose. Rien d'autre que leur amour. Yoongi a fait tout ça pour Hoseok. Mais Hoseok n'est pas là, et ça, je ne lui ai pas demandé pourquoi. Il ne me l'a pas dit. Sûrement qu'il n'aurait pas réussi à me donner la pure vérité. Dans ses pupilles mélancoliques, j'y ai ressenti comme un reflet. Yoongi et moi, nous ne sommes pas si différents l'un de l'autre.
« -Tu l'imagines comment l'Ailleurs, toi?
-Moi? dit-il en riant.
-Oui. je lui réponds, sérieusement.
-Je l'imagine pas.
-C'est drôle. »
Je crois que mon regard paraît vague et indécis, en tout cas c'est l'état de mon esprit.
« -Pourquoi?
-Moi non plus je l'imagine pas.
Je l'imagine plus. je me reprends.
-C'est drôle. »
Il souffle du nez. Yoongi n'a plus trop l'air d'avoir envie de sourire. Il réfléchit, regarde le ciel nouveau. Quelque part il se dit sûrement que c'est injuste, qu'on se rencontre comme ça maintenant. Enfin, c'est ce que moi je me dis.
« -Tu sais pas quoi. dit-il timidement.
-Quoi.
-J'ai envie de t'embrasser. »
Alors je ris. Je ris, parce qu'il n'y a que ça que je trouve à faire. Et surtout parce que moi aussi, j'en ai envie. Parce qu'en réalité, depuis le premier regard, je m'accroche à ses lèvres comme au dernier souffle de ma vie.
Je le lui dis.
Le soleil en fond, nos visages se rapprochent. Sûrement que ça semble précipité, mais la fin du monde nous attend, et nous, on n'a plus vraiment le temps de réfléchir.
Il m'embrasse, en pensant à Hoseok. Moi, je l'embrasse, en pensant à Namjoon. Peut-être qu'on s'embrasse parce qu'on en a envie et qu'on s'attire irrationnellement ; parce qu'il y a beaucoup de ça, aussi. Et en réalité, je vous dirais que c'est sûrement un peu des deux. On s'embrasse. D'un baiser qui marque comme la pluie. On s'offre une escapade, une légère mélancolie assumée, tout en acceptant de la renouveler. Je sens sa lèvre supérieure contre ma langue, et je pense à celle de Namjoon. Je sens une larme contre ma joue, sûrement qu'elle lui appartient et qu'elle porte les souvenirs d'Hoseok. Mais il y a aussi cette couleur nouvelle. Celle qui dit qu'on a la sensation d'avoir tout vécu. Celle qui dit que nous sommes prêts. Que c'est beau, qu'on s'en rende compte à deux.
Et peut-être que demain, on serait arrivés à l'Ailleurs ; ou peut-être que l'histoire sera prévisible jusqu'au bout et qu'il n'y a pas d'Ailleurs, que tout ça ce n'est qu'une invention du gouvernement pour maintenir la population au calme le temps que tout s'effondre, ou alors pour divertir la population le temps qu'eux se trouvent un bon endroit pour rester en vie. À vrai dire, on n'en sait strictement rien. Mais ça importe si peu.
Il est 9 heures, et je le sais, parce que je sens une goutte couler sur mon front, laisser une légère marque, brûler ma peau à la surface. Mais je sens surtout le baiser de Yoongi, qui me comprend. Je sens ce baiser et toute la vie qui en déborde, tout le désespoir, toute l'envie de rester dans un endroit qu'on connaît, dans une vie qu'on a passé tant de temps à construire. C'est un choix un peu égoïste. Un peu décevant. Un choix qu'on a en réalité fait au début de la nuit, dans votre dos, quand Yoongi a fermé la porte à clef avant de la jeter dans l'océan. Peut-être que j'aurais dû vous le dire. Mais vous n'auriez pas apprécié cette nuit comme nous l'avons fait.
Sûrement que c'est un choix égoïste. Mais je crois qu'aucun de nous n'a la force d'affronter un nouveau monde. Alors qu'importe si l'Ailleurs existe ou non.
Nous, on a décidé, à 9 heures, de s'embrasser, et de laisser la pluie nous emporter. Et je vous jure que ça a fait du bien, je vous jure que c'était beau.
C'est vrai que ça fait pas trop Noël. Alors ré-imaginez la scène, toujours sur le pont, devant le ciel nouveau, mais avec des flocons partout. C'est beau, non? C'est comme ça que Yoongi et moi le voyons. On n'est pas tristes de laisser les flocons emmener notre corps. Vraiment pas. Parce qu'on a déjà l'impression d'avoir tout vécu, et c'est probablement ce qui compte le plus.
Joyeux Noël.
C'était Seokjin, un parmi tant d'autres, qui je l'espère, vous aura marqués comme la pluie.
———
coucou vous. déjà, merci d'arriver jusqu'ici, c'est très touchant pour moi (: . j'espère que cette petite histoire vous aura plu, malgré les tournures pas toujours joyeuses que prend le scénario. il y a une confession que je dois vous faire : même avec ces péripéties un peu tristes et cette fin pas toute rose, je me suis éclaté à écrire cet OS. jouer avec la narration comme ça, s'amuser autant avec le quatrième mur, ç'a vraiment été un pur plaisir et je crois que je suis sincèrement heureux voire peut-être même un peu satisfait de pouvoir présenter une histoire sous un tel format.
et plus généralement, faire partie de ce projet aussi fut, que dis-je, est un pur plaisir ; et j'espère sincèrement que ce calendrier vous apporte autant de chaleur qu'il peut nous en apporter à nous, vos petits pères noël des mots (enfin en réalité vu tous les talents qu'il regroupe, je n'oserais en douter).
je ne sais pas trop quoi dire d'autre à part merci, encore. merci à tout le monde d'être si compréhensif et encourageant, merci à kevin et toute la clique de me faire sourire bien souvent, merci à vous d'être si enthousiastes.
passez un bon noël parce que noël c'est trop chouette, et profitez bien de toutes les autres histoires qui restent à venir.
votre petit engrais à fleur-du-cœur, -sansae-
*Traduction des paroles de BTS par ARMY France
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