18h - Taehyung ou la quête de la lumière

« Je vais créer une lumière avec tous les morceaux de Lune que j'ai récoltés. »

- Scenery

V

———

À dix-huit heures, hier, la Lune est tombée.

Elle s'est détachée de la nuit naissante sous le regard impuissant des étoiles. Et, pareille à un cadre mal accroché, celui dont on se doute que le clou est trop peu enfoncé, elle a glissé le long du ciel jusqu'à ce que sa vitre d'argent s'éclate sur le plancher de l'Univers. Tous les fragments de son passé se sont dispersés dans les airs et s'y sont embrasés. La pluie n'a laissé derrière elle que des cendres sur le sol.

À cette même heure, j'ai vu un garçon émerger de la poussière. On aurait cru un habitant de la Lune avec ses cheveux clairs et sa peau blanche constellée de cratères sombres. Il n'aimait pas en parler, il m'a dit plus tard. C'était un peu l'histoire secrète de sa face cachée. Sur le moment, il m'a simplement raconté comment il était tombé et, les yeux sur ses chaussures, il m'a confié vouloir reconstruire la Lune pour chasser les cauchemars à venir. Et peut-être même qu'ainsi, il s'en irait la rejoindre dans leur monde nouveau.

« Il suffirait de retrouver quelques morceaux, mais comment les atteindre, comment les tenir dans ses mains ? Sur Terre, tout a brûlé mais là-haut, et il le mentionna sans même lever les yeux, les morceaux brillent comme de vraies étoiles. »

L'Automate qui m'accompagnait faisait sa drôle de tête : celle qui dit qu'on s'attache trop fort à tout ce qui disparaît. On ne l'avait sans doute pas codé pour comprendre la tristesse des orphelins de la Planète Bleue. On ne les codait pas pour grand-chose nous concernant.

« Bienvenue à l'école des Astronautes, j'essayai de le rassurer. Ici, notre étoile brille pour toujours. »

Lui aussi se mit à faire une drôle de tête puis ses yeux quittèrent ses chaussures et balayèrent le Hall de notre grand vaisseau. Il devait se dire qu'ici, où nulle trace de la Terre ne subsiste, l'absence de la Lune ferait moins mal et que les cauchemars ne l'atteindraient sans doute pas à l'autre bout de l'Univers. Ce n'était pas forcément vrai, mais il suffisait d'y croire. C'est ce que disait toujours le Capitaine avant d'ajouter « Maintenant que tu y crois, il faut que cela devienne vrai ! ».

Étrangement, cela ne s'appliquait que sur peu de choses et pas toujours celles que l'on voudrait.

Le Capitaine arrivait d'ailleurs dans le Hall avec ses cheveux tout ébouriffés et des étoiles brunes sur son visage. Le garçon de la Lune prit sa main et le suivit tandis que l'Automate s'empara de la mienne et me ramena dans ma chambre.

Ce n'est que le lendemain, ou peut-être un peu plus tard (le temps est une illusion sournoise, d'après les grands) que je compris le problème : cette chute, ce n'était pas comme les autres dix-huit heures où les figures nouvelles apparaissent dans notre ciel. Là, son ampleur nous avait ébranlés.

La destruction de la Lune avait dû être telle que l'un de ses morceaux avait entaillé le cœur d'Einai II. Depuis les baies vitrées, j'avais l'impression que l'étoile s'essoufflait sans cesse et j'avais beau frotter mes yeux et coller mon nez sur le verre, il y avait toujours cette brève apnée de la lumière. C'était forcément ça.

« L'étoile a un problème.

– L'étoile va très bien, enlève tes mains de la vitre maintenant. »

La vieille Automate passa son chiffon devant moi et repartit attaquer d'autres élèves. Elle finirait par briser la vitre à force de la frotter si fort et nous serions alors tous dehors, là où, pour nous, l'oxygène n'existerait plus. Je reculai d'un pas. Einai II eu un nouveau sursaut. Alors que j'allais chercher Gravité, la sonnerie annonçant son arrivée retentit. Elle nous fit tous approcher et, une fois le cercle de chaises presque complet, elle tapa dans ses mains. La discussion commença.

« Tu m'as l'air soucieux, Taehyung. Quel est le problème ?

– Einai II est en train de mourir, je crois. »

La réponse m'échappa mais je fermai la bouche pour ne rien dire de plus.

Les autres élèves se moquaient souvent du reste de l'Univers, mais encore plus de moi. Ils rigolèrent dans leur langue respective pendant que Gravité, comme toujours, considérait mes propos.

« Une étoile ne perd pas sa lumière, intervint un des élèves.

– Qu'est-ce que tu en sais ? »

Le fils du Soleil renversa sa chaise. Dans son ciel, le Soleil avait disparu. Il savait mieux que quiconque ce qui subsistait et ce qui s'en allait et le sujet embrasait autant ses cheveux que ses poings. On aurait dit un astre jeune et violent dont le besoin d'espoir ne saurait supporter la moindre atteinte.

« Très bien, tout le monde se calme, tempéra la voix calme de Gravité. Taehyung, si tu penses que l'étoile meurt, je te laisse monter une petite équipe et nous verrons à valider vos dires et votre plan. »

Le nous, c'étaient les supérieurs sur le vaisseau : Gravité pour veiller à la cohésion des individus, le Capitaine pour leur montrer le chemin et le Ciel Profond, celui qui savait tout, voulait tout savoir et n'enseignait jamais rien.

J'acquiesçai avec un peu d'amertume sous les derniers rires. Un doute, une hypothèse, tout ce qui ne concernait pas leur nombril les faisait ricaner.

« Comme je vous l'avais dit, nous allons accueillir un nouveau camarade aujourd'hui. Dites bonjour à Yoongi ! »

La silhouette de l'Automate Jimin se découpa dans l'encadrement de la porte. Il était le plus gentil de son genre et le seul qui portait un vrai nom (et non pas un chiffre ridiculement long), avec des joues comme les nôtres et une voix plus tendre encore que l'étincelle dans ses yeux. Puis, derrière lui, une petite tête grise apparut. Le garçon de la Lune.

Je desserrai les poings, surpris d'en voir la blancheur aux jointures.

Quand je relevai la tête, le garçon était déjà assis à côté de Gravité, en train de tirer sur ses manches. C'était comme s'il avait peur que l'on voie les contours sinueux de sa personne et qu'on se dise que, lui aussi, il avait enduré quelques collisions.

Il saurait bientôt que nous étions tous des mondes courant les flots de l'Univers, ballottés sans relâche, dans l'espoir d'atteindre une rive. De s'y tailler une place. Il n'articula pas l'ombre d'une syllabe pour s'en assurer. L'Alien sembla satisfait de partager un compagnon du silence.

Quand nous fûmes libérés dans la Salle Principale, ses doigts déformaient le tissu et tiraient si fort dessus que son col tendu laissait voir ses clavicules. Avait-il déjà vu le Soleil ?

Malheureusement pour lui, ici, la lumière artificielle était si forte que l'on ne pouvait ni lui mentir ni rien lui cacher.

La vieille Automate passa en arrière-plan et tapa le bout de son aspirateur dans un angle avant d'en secouer le tuyau : la langue d'une ombre ondulait en son bout. Personne n'y fit attention et je me dis que, de la même manière, personne n'irait regarder sous les manches du garçon.

Une nouvelle ombre flotta sous une table et disparut derrière une porte.

Au début, le Capitaine avait dit qu'il était normal d'en croiser. Nous ne sommes jamais très loin d'elles. Aussi, les tuyaux des couloirs laissaient parfois en apercevoir la forme molle. Pourtant, si l'une d'entre elles s'introduisait dans la Salle Principale, c'est que quelque chose allait mal. C'était une preuve, je signifiais en fixant l'Automate, pourquoi la faire disparaître en silence ? Pourquoi ne pas crier qu'une ombre venait de passer entre les parois métalliques ? Elle me renvoya mon regard sans broncher et je mis fin au contact. Personne n'irait regarder là-bas, personne n'y croirait. Taehyung, ne voit pas des ombres là où il n'y en a pas.

Oui mais tout va mal. Tout va mal parce que si elles sont là c'est que la lumière s'en va. Elle s'écoule depuis une blessure; c'est à cause de la Lune.

Un frisson traversa mon dos ; il faisait froid.

« – Taehyung, tu as rendez-vous. »

L'Automate Jimin se tenait devant moi. Depuis combien de temps me parlait-il ? Ses grands yeux ne me donnèrent pas la réponse.

Ce qu'il pouvait paraître inhumain à attendre là, sans bouger un seul de ses longs cils. Derrière lui, les îlots de tables s'étalaient comme des galaxies sur un même plan ; aucune ne semblait accueillir le garçon de la Lune. Il m'aurait fallu lui parler pourtant, avant qu'il ne se mette à rire de la situation, avant que les autres l'empoisonnent avec leurs fausses idées sur mes paroles.

« Je dois d'abord trouver quelqu'un.

– Tu le feras en revenant, d'accord ? Tu sais que les horaires sont stricts. »

Oui, c'était vrai. Je ne pouvais pas y échapper. J'abandonnai la Salle Principale pour suivre l'Automate Jimin à travers les couloirs. Ce rendez-vous tombait mal : Gravité devait déjà avoir fait son rapport. Cette fois-ci j'aurais besoin d'un peu plus qu'une déclaration pour me faire entendre. Trois colonnes se dressèrent dans ma tête.

Je savais que : la Lune était tombée, elle avait entaillé Einai II, Einai II s'éteignait progressivement, il lui fallait une autre lumière pour combler sa perte et la panser.

Le garçon de la Lune savait que : d'autres morceaux de Lune subsistaient dans le ciel.

Je ne savais pas si : j'allais trouver une équipe, convaincre le garçon de la Lune, nous allions pouvoir sauver Einai II, j'avais raison.

Les parties les plus importantes n'appartenaient pas aux bonnes rubriques. Je n'avais pas le temps de planifier plus.

La tête déformée d'une ombre se glissa dans un angle puis disparut aussitôt. Au bout du Couloir des Planètes, l'Automate ouvrit la grande porte sur l'endroit le plus étrange du vaisseau.

C'était une chaise posée au milieu de matière noire. Ce qui me paraissait étrange tout de même puisque son poids faisait vriller des galaxies alors qu'ici, elle n'était rien de plus qu'un cocon sans couleur. Il fallait s'asseoir, dire bonjour et attendre que le Ciel Profond nous réponde. Je n'aimais pas être là : il voyait tout de moi tandis que tout de lui n'était qu'hypothèses et vagues calculs mathématiques. La porte se ferma.

« Bonjour Taehyung.

– Bonjour Monsieur le Ciel. »

Un soupir perça le néant.

« J'ai entendu dire que tu voulais sauver l'étoile, est-ce vrai ? »

Il allait si loin dans l'infini que le Ciel Profond oubliait souvent ce à quoi tenait notre survie. Je devais sans cesse le lui rappeler pour qu'il se souvienne que nous ne vivions pas avec les mêmes règles que lui.

« J'ai vraiment vu la lumière de Einai II diminuer ! Je crois que les ombres attendaient ça.

– Nous pourrions changer de trait... D'étoile, il proposa avec sa platitude incompréhensible.

– On n'abandonne pas son étoile, Monsieur le Ciel. C'est lâche.

– Mais nous ne pouvons rien faire de plus.

– Justement, hier la Lune est tombée. Il y a eu de ses morceaux éparpillés partout, vous avez vu ?

– Peut-être, oui.

J'entends gratter du papier, crisser des roues. Des bruits lointains résonnent souvent ici, probablement pour nous rassurer.

– Je vais les retrouver et avec tous les morceaux de Lune que j'aurais récoltés, je ferai une nouvelle lumière pour Einai II. Comme une lumière combustible... Je dois encore réfléchir à cette partie. »

Là, le ciel profond s'était fait silencieux.

« Ne sois jamais seul et fait des rapports précis au Capitaine. Si tu ne le fais pas, nous changerons d'orbite sans tarder.

– Oui !

– Très bien, tu peux y aller. Ah et Taehyung ?

– Oui ?

– Je ne peux pas voir l'étoile mais je sais qu'elle compte beaucoup pour toi alors je ferai tout pour t'aider si tu le veux bien... Allez, va. »

Je courais bien devant l'Automate Jimin pour rejoindre la Salle Principale, la peur de mon estomac devenant le courage dont j'aurai besoin pour soutenir Einai. Le spectacle qui m'accueillit me cloua à l'entrée.

« Je te dis que c'est une planète ! Criait le fils du Soleil.

– Non, elle ne compte plus ! Répliquait le garçon de la Lune.

– Ma maman disait le contraire, t'en sais rien toi !

– Peut-être mais elle est pas là pour le répéter !

Peut-être mais au moins la mienne elle pourra revenir pour le faire parce qu'elle a pas explosé dans le Ciel. »

C'étaient mes paroles qui sortaient de la bouche du fils du Soleil et je m'en voulus d'en avoir parlé au petit-déjeuner. Surtout que ce n'était qu'une hypothèse.

On aurait dit une éclipse teintée de colère : le fils du Soleil était tout rouge et le garçon de la Lune serrait les poings. Il y eut un flottement durant lequel les Automates se regardèrent puis celui qui brûlait reçut le coup de celui qui retenait ses larmes. L'éclipse prit fin dès lors que les Automates séparèrent la progéniture des deux astres.

Je voulus appeler le garçon de la Lune mais on me retint.

« C'est urgent !

– Je sais, je sais, mais Yoongi est triste. Il ne faut pas l'embêter », me chuchota l'Automate Jimin alors qu'on emmenait les deux perturbateurs.

« Amusez-vous bien, les garçons » chantonna un autre quand on nous installa à nos îlots, comme si de rien n'était. On devait se moquer de moi : mon unique camarade était l'Alien. Comme il ne parlait jamais, on ne connaissait pas grand-chose de lui hormis ce que disaient les rumeurs : il était un hybride entre un humain et un lapin dont les dents mordaient constamment sa lèvre inférieure et qui n'aimait rien d'autre que son calme. Étrange formulation donc, car ce n'était ni un garçon ni un être qui s'amusait avec les autres.

Tant pis, j'avais besoin d'aide.

Je prenais une pièce du puzzle et tentais d'en trouver la place. Il me la prit des mains sans même lever la tête.

« J'essaye simplement de t'aider. »

Sans surprise, il ne répondit pas.

« Tu sais que l'étoile meurt ? J'aurais besoin de toi avec les morceaux de Lune et pas avec ceux de ce puzzle ridicule. Surtout que Mercure ne fait pas la taille de Vénus. »

Je n'aurais peut-être pas dû parler ainsi mais personne ne fait attention au réel problème. Comment fallait-il le leur faire réaliser ? L'Alien releva la tête, renversa le puzzle, me fit passer pour le coupable et se rassit l'air de rien pendant que l'Automate Jimin me sortait. Voilà pourquoi on ne voulait rien connaître de lui.

Ça n'avait plus aucun sens.

Le lendemain matin, Gravité nous fit faire des ateliers en groupe dont le thème « Exprimez-vous ! » aurait mieux fait d'être intitulé « Réconciliation obligatoire ». J'ignorai donc l'Alien et le fils du Soleil et m'attablai à côté du garçon de la Lune.

« J'ai besoin de ton aide, je lui glissai à l'oreille.

– Je sais. »

J'en oubliai le discours que j'avais préparé durant la nuit.

« On doit faire la paix avec nos contraires », assuma Yoongi en prenant un pinceau dans le bol au milieu de la table. Hoseok préféra un rouleau, l'Alien triait les feutres.

« Non, je parlais de Einai II. On doit récupérer les morceaux de Lune et il n'y a que toi qui les reconnaîtras. Tu as dit qu'ils contenaient de la lumière. »

Il sembla réfléchir à mes paroles puis secoua la tête.

« On n'aura jamais le temps de fouiller tout le ciel.

– Vous n'en aurez pas besoin, nous interrompit Hoseok. Jungkook a fait une crise hier, à cause de toi, et il s'est mis à dessiner plein de cartes dans notre chambre. »

Ce dernier griffonnait dans son coin.

« Et alors ? Je demandai.

– Et alors on peut vous en donner une qui vous intéressera si on fait partie de l'équipe. »

Enfants du Soleil et de la Lune se jaugèrent avant de se tourner vers moi. Derrière la baie, Einai II pulsait avec irrégularité. J'acceptai.

« Le problème avec les morceaux de Lune c'est que le plus gros, le plus intéressant, est derrière la barrière, continua Hoseok en pointant un cercle sur la carte que redessinait Jungkook. Il nous le faut mais c'est dangereux. Il faudrait une autre solution.

– On n'a rien d'autre, je répondais. Et si on ne se dépêche pas, le Capitaine changera juste d'étoile. »

Yoongi serra le poing.

« On sera spaghettisés avant d'avoir pu fuir ! s'exclama Hoseok.

– Spaghettisés ?

– Oui, quand une étoile est tellement grosse qu'à sa mort elle devient un trou noir. On tombe les pieds les premiers et tout notre corps s'étire et... »

Jungkook plaqua sa paume contre la bouche de Hoseok, une lueur étrange dans les yeux.

« Pourquoi on ne franchit pas la Barrière ? », demanda Yoongi.

Il était nouveau alors il fallait lui pardonner sa maladresse. Pourtant je vis l'Alien se retenir de plaquer son autre main sur sa bouche. Au lieu de ça, il prit un feutre noir et annota Interdit à côté de la Barrière des ombres. Yoongi m'interrogea du regard.

« Imagine que tu marches dans la rue, je commençai. Là, tu croises ton double mais tout en lui est ton contraire.

– Hoseok ?

– Non, toi mais à l'envers : ce serait ton clone d'antimatière. Les ombres c'est comme ça. Si on les touche, on s'autodétruit.

– La barrière, c'est ton double fois mille qui te court après dans la rue », plaisanta Hoseok en essayant de détendre les traits tirés de Yoongi.

Je grelottais. Je sentis les ombres se retourner dans les ventres des aspirateurs, saisir nos paroles pour les déchirer. Elles roulaient sous le vaisseau, sous mes pieds, là, sur ma peau. Elles roulaient sous nos langues, au creux de nos palais, soulevant nos lèvres à crisser sur nos dents.

« ... Ehyung ? »

L'espace, le sol, la salle. Je repris le contrôle de mon souffle.

« On ne peut pas les affronter mais si on ne fait rien, l'étoile mourra et nous aussi.

– J'ai une autre idée, annonça Hoseok. On prend le plus de morceaux possible pour traverser la Barrière et, là, on prend la plus grosse source de lumière pour Einai II et on repart. Au final, on perd un peu mais on aura quand même assez, non ? »

L'Alien acquiesça. Les supérieurs ne seraient pas d'accord. Je les regardais et hochais la tête. Einai avait besoin de nous.

Là, Yoongi se mit à fixer un point au-delà des baies. Quand il le pointa du doigt, on devina le fragment argenté mais aussitôt le doigt baissé, on en oubliait la présence.

Yoongi gardait les sourcils froncés et les paupières closes ; je plongeai la main dans le pot de crayon. Le petit caillou roulait comme une goutte de cendre dans ma paume, sa lumière cachée en son cœur. J'avisai le reste de la salle : personne ne nous avait vus.

Nous gardions un calme rieur, le même sentiment de fierté sur toutes nos lèvres. L'Alien partagea même un fin sourire avec nous tout en rayant un point sur sa carte. Einai II clignota comme pour partager notre petite victoire.

Je tendais le caillou aux autres mais aucun d'eux ne parvint à l'attraper.

« On a un problème », dit Hoseok.

J'acquiesçai en plaçant le fragment dans ma poche de poitrine. J'appréhendais déjà le schéma logique qui se créait un chemin dans mon cerveau.

« Je traverserai la Barrière tout seul. »

Ils voulurent rétorquer mais l'Automate Jimin les en empêcha. Le Capitaine m'attendait.

Dans le couloir, je sentais vibrer contre moi la fine énergie du fragment. Le Capitaine m'ouvrit la porte, avisa l'Automate (ses joues étaient plus roses que d'habitude) qui s'en alla et ouvrit grand ses bras.

« Mon astronaute préféré ! Viens, assieds-toi. »

Je me demandais parfois si les dimensions connues des scientifiques s'appliquaient dans ce vaisseau : on franchissait une porte et elle ouvrait sur un espace indépendant du précédent. Les baies, là, donnaient sur le nez du vaisseau. Les parois cabossées s'encombraient de cartes en tout genre, des souvenirs d'anciens élèves. Un jour, le Capitaine m'avait avoué qu'il tenait plus que tout à ces traces du passé.

« On m'a parlé de toi, aujourd'hui. »

Sous le bureau de verre, j'avais l'impression de regarder mes pieds comme si je me tenais debout dans l'eau. Je sentais le courant m'effleurer.

« Tu sais pourquoi ? »

Quand il parlait, les étoiles brunes dansaient sur ses joues. Parfois, j'avais l'impression d'y voir des constellations.

« Parce que je veux sauver Einai II. »

Le Capitaine acquiesça. Certains disaient qu'il avait fondé l'école des Astronautes et que c'était lui qui avait appelé la Gravité et le Ciel Profond. Ou peut-être avaient-ils eu envie qu'on s'intéresse à eux.

« Où est ton rapport, jeune homme ? »

Il ressemblait à un Automate débranché quand il attendait sans bouger, le menton dans un nœud de doigts. Mais ses yeux souriaient tout le temps.

« On a trouvé le premier morceau mais il n'y a que Yoongi qui peut le voir. »

Je m'arrêtai là. Il me demandait les noms des autres, quel était notre plan, quand aurions-nous fini. Je répondais comme je le pouvais même si je détestais lui mentir.

Son sourire s'est tordu à la huitième question. Il savait que je mentais. Quelque chose bougea dans sa bouche. Sa langue ressortit en pendant, noire comme une nuit sans astre. Il porta la main à ses lèvres.

« Taehyung ? J'ai quelque chose ? »

Ses pupilles mangèrent le blanc de ses yeux, gonflant, craquant la peau tout autour. Ses veines enflèrent et l'une d'elles éclata. Des ombres, partout, sortant en un flot visqueux à chaque battement de son cœur. Le Capitaine me regardait sans me voir.

« Taeh... »

Il était trop tard.

« Tu es revenu ! »

Le fils du Soleil ignora le chut qui suivit. L'Alien ne leva pas la tête de son puzzle. Le garçon de la Lune regardait dans le vide. Peut-être qu'il regardait la vie quantique virevolter dans les airs.

« Tu étais dans la Salle Blanche ? »

Yoongi ne bougea pas et ne remarqua même pas que tout le monde s'était figé.

« Oui. On ne doit pas en parler entre nous. »

On ne s'en parlait pas à nous-mêmes. La plupart du temps, on ne s'en souvenait même pas. La veille n'échappait pas à la règle : du blanc, des visages inconnus et l'étrange sensation d'être spaghettisé.

« Cette endroit me fait peur, dit Yoongi. Je ne sais pas pourquoi on nous y emmène.

– Le capitaine dit que quand on s'énerve, on sort de nos orbites, on erre et on finit par blesser d'autres planètes. La Salle nous permet de nous débarrasser de tout notre élan en trop.

– On peut être une planète qui erre et ne faire de mal à personne, répliqua Yoongi en tirant sur ses manches. Il se souvenait sans doute de ses séances lui.

– Le Capitaine te dira que non et il aura raison, comme d'habitude. »

Hoseok disait vrai mais il n'avait pas vu le Capitaine envahi d'ombres. Il ne voyait pas les dommages sur le vaisseau. L'Alien me fixa. Il ne parlait pas mais rien ne prouvait qu'il ne puisse pas saisir nos pensées. Un frisson parcourut mon dos.

Ce jour-là, le garçon de la Lune attira trois morceaux. Jungkook reçut une visite de sa famille (étrangement humaine). On attendait en évitant de s'appesantir sur le sujet. Hoseok brillait pour une mère absente, Yoongi ne parlait plus de la sienne et moi, j'attendais que ma mère, une grande astronaute, revienne de son long voyage.

En quelques jours, nous avions trouvé six autres morceaux dans le couloir étoilé, entre les tuyaux, dans la poche d'un Automate, lors d'une réunion de Gravité et le dernier, sur la table d'un autre groupe d'activité.

Cependant, j'avais beau être fier, l'étoile faiblissait chaque jour. J'avais l'impression d'errer dans une jeune nuit à toute heure du jour.

On me reprocha d'avoir fait peur à l'autre groupe d'activité. Injustement, le Ciel Profond me consigna dans ma chambre. L'Automate Jimin vint m'ouvrir la porte du bureau et referma derrière moi. Il y avait des yeux de partout dans le noir.

« Jungkook a demandé à te donner quelque chose, me souffla l'Automate.

– Il a parlé ? Ma voix se percha un peu plus haut que prévu.

– Non, il a écrit, rigola l'Automate. C'est déjà très bien. On passe très très vite devant la Salle et ce sera notre secret, d'accord ?

– Promis ! »

L'Alien attendait devant la porte de la Salle Principale, l'air très sérieux. Sans un mot, il me tendit un morceau de papier que j'enfonçai dans ma poche. Un petit sourire étira ses lèvres et, derrière son épaule, je pouvais voir le même sourire sur celles du Garçon de la Lune et du Fils du Soleil.

C'était ce soir, alors. Mais pourquoi si soudainement ? Pourquoi maintenant alors que nous allions être isolés ? Je ne pouvais pas voir Einai II depuis le couloir.

L'Automate Jimin marcha devant moi, il nous avait regardés d'un air triste.

« J'ai raté une information, c'est ça ? »

Il ralentit et posa sa main entre mes deux omoplates. Le froid du métal s'insinua sous ma peau. Ma porte nous faisait face. Quand j'entrai, il resta dans le couloir et chuchota dans l'entrebâillement :

« Le Capitaine veut changer d'étoile. C'est plus sûr pour toi.

– Non ! Non ! Je dois lui parler, laisse-moi sortir ! Si c'est à cause de ma crise, je peux le faire changer d'avis !

– Reste calme, je reviens dans quelques instants pour te sécuriser. N'aie pas peur, Taehyung. »

Il y avait des ombres dans ses yeux, dans sa voix et même la trace de leur encre sur ses lèvres. Elles le dévoraient lui aussi. Et si elles s'en prenaient aux autres ? Et si tout finissait avec elles, notre coin d'Univers englouti ? Il glissa dans le couloir et verrouilla derrière lui. Là où ses doigts avaient touché le fer, une longue trace noire s'étalait.

À force de tourner en rond, j'en venais à ouvrir le mot, à la recherche d'une aide quelconque pour trouver un plan de secours.

Nous sommes les lumières aux creux des horizons, brûlant dans le noir pour guider tes pas. Alors va, Astronaute, accomplir ta mission. Avance sans crainte : nous veillerons sur toi.

Alors c'était ce soir.

Ils ne me retiendraient pas.

Les référentiels dansèrent sous mes paupières : le haut éclate, le bas s'envole. Je chutais vers les étoiles à l'infini, si loin qu'elles ne paraissaient jamais s'approcher. L'océan vide de l'Univers me laissait flotter loin de toute rive. Dans la direction de mes bottes, un continent de taches d'or se dévoilait sous la brume de flots translucides et, du bout de l'index, je pouvais faire disparaître la frêle silhouette de notre vaisseau.

J'étais dans l'espace indifférent et froid.

Derrière moi dansait une chaleur inaccessible, comme ces flammes qui semblent jouer de la distance, qui vous chuchotent d'approcher plus près et attendent seulement de vous brûler les doigts.

Viens, elles disaient. Cherche, elles susurraient. Les ombres ou les flammes, peu importe, rien n'est ce qu'il parait dans mon Univers. Je ne voulais tout de même pas me brûler. Qu'aurait fait le Capitaine ? Me regardait-il depuis les baies pour me donner des directives ? Est-ce qu'il savait seulement où j'étais ?

Viens, elles disaient sans relâche. Et alors elles furent tout près. Les lueurs du Monde me tournèrent le dos et il n'y eut plus qu'un rien d'ombres grouillantes. Un mur brûlant de néant et de chuchotis.

Leurs langues frôlèrent ma combinaison.

C'était une nébuleuse de noirceur, issue de l'effondrement d'un tout, de son absence douloureuse. Une coquille avide d'être comblée par un autre.

Viens, viens, viens, elles demandaient comme des enfants.

« J'arrive. »

Elles voulurent mes poumons pour respirer, poussèrent vers mon cœur pour en apprendre le rythme, toquèrent à mon cerveau pour s'emparer de ce qui m'anime. Il me fallait lutter contre le courant pour avancer vers un nulle part toujours plus profond. C'était là que serait la plus fière lumière, celle du dernier morceau de Lune perdu dans sa chute.

Les ombres finirent par trouver ma poche de poitrine et elles tirèrent si fort que les morceaux de Lune s'échappèrent. Dans mes doigts tremblants, ils s'illuminèrent. Les ombres battirent en retraite avec des sifflements. Elles avaient des mains, des bras et des torses emmêlés. La masse compacte d'un mauvais alliage par un être sans finesse.

La lumière appela la lumière. Le dernier fragment scintilla dans le lointain avec le même chant muet que ses frères. Je me débattis aussitôt pour le rejoindre.

L'une des terribles lois qui font pleurer les galaxies s'appelle l'expansion de l'Univers. Elle se jouait désormais de moi, me montrant la distance sans le temps, me laissant faire un pas sans me dire de doubler le suivant. Le fragment attendait au bout d'un long couloir qui ne cessait de courir plus vite que moi.

Mes fragments s'épuisaient. La lumière fuyait toujours plus loin. Les ombres ricanaient. J'entendais le Capitaine m'appeler.

Si je pouvais juste aller un peu plus loin.

« Taehyung, revient ! »

La dernière chance me disait la même chose dès que j'en détournais le regard. Elle m'attendait à quelques cieux. C'est trop loin pour toi, se moquaient les ombres. Leurs yeux clignaient trop vite. Leurs têtes tournaient trop vite. La Nouvelle Lune mourrait encore, sa lumière brisée dans mes mains.

Qu'est-ce que je faisais là ?

« Taehyung ? »

Trop tard, il faisait noir.

J'écorchais le vide, chassais les griffes, hurlais pour raviver les bribes d'une braise éteinte dans mes mains. Le dernier fragment, si fier pourtant, vacilla et disparut dans le noir. Le froid grimpa dans mes os et se glissa entre mes lèvres.

C'était ça, le sentiment de la fin ?

Il y a longtemps à dix-huit heures, la Lune est tombée. J'aurais dû savoir que rien n'irait plus dans le ciel.

Elle avait glissé hors du tableau, l'image de sa protection émaillée par le temps. C'était peut-être prévu, comme extinction. Elle devait s'en aller pour permettre à des lumières nouvelles d'éclairer nos nuits. Tout comme mon étoile devait s'en aller à son tour.

« Taehyung... »

La voix anthracite flottait comme dans un rêve, délicate.

« Taehyung ! »

Mon prénom résonna comme un ordre dans mon crâne, brûlant comme la fumée rougeoyante au loin.

Un long frisson traversa mon bras droit, discret comme un message secret, glissé là par la lueur muette entre les ombres.

« Je n'ai pas réussi », je lui dis.

Les ombres volèrent mes larmes.

« Je suis tellement désolé. »

Je fermais les yeux sur les lueurs que j'avais abandonnées sur le vaisseau, sur l'orbite d'une étoile mourante. Je n'étais pas un héros.

C'était ça, le goût de la fin d'un Univers.

« Non. »

Yoongi agrippait ma main.

« Reste avec nous, stupide astronaute. »

Hoseok fronçait ses sourcils, l'air irrité.

« Respire. »

Je sursautai tandis que Jungkook se contentait d'un simple sourire.

Il n'y avait plus qu'eux, leurs peaux translucides et leur courage dispersé dans leurs pupilles. Ils se retournèrent et les ombres se mirent à sangloter en battant en retraite, lambeaux après lambeaux. Bientôt, la clarté des étoiles teinta le monde et le cœur gris de Einai II se découpa sur le fond constellé. Le vaisseau passa derrière sa silhouette. Il n'était pas parti. Ils m'attendaient.

« Promet-nous de ne plus jamais t'approcher de la Barrière, ils dirent de concert. On en reparlera plus, on aurait pas dû t'y pousser !

– C'est déjà trop tard, vous ne comprenez pas... Fuyez, laissez-moi !

– Promet-nous ! »

Le cœur se rétracta et l'image de mes amis trembla. Je promis dans l'espoir qu'ils s'en aillent vite avant la catastrophe. Je voulais qu'ils restent, qu'ils me tiennent un peu plus fort pour ne pas que mon corps connaissent le sort de la Lune. Je voulais qu'ils partent, qu'ils créent un Ailleurs où rien n'éclaterait et où l'étoile ne s'effondrerait pas. Au lieu de quoi, ils sourièrent et portèrent la main à ma poitrine.

« Elle n'a jamais eu besoin que de toi », murmura la voix du Capitaine.

Ils s'illuminèrent. Un souffle de mots guida mes pas. Alors je les répétai à Einai.

Je demandai à mon cœur ses atomes les plus lourds, ses battements les plus puissants, chaque grain de tout ce qu'il pouvait bien lui rester. Je lui demandai tout pour les placer dans les cendres de mon étoile. Je lui donnai mes larmes, le goût de fer sur ma langue, mon être tout entier.

C'était notre deuxième chance.

J'ouvrai alors les yeux et, sans la voir, je sentis la lumière s'embraser. Le froid fondit sur mes lèvres.

Le Capitaine me prit dans ses bras. Gravité et le Ciel Profond souriaient dans leur blouse froissée. Même l'Automate Jimin les imita. Dans l'encadrement de la porte, trois petites lumières veillaient encore sur moi.

Ils me dirent que tout allait bien, que tout irait mieux. Quand j'en eus le droit, j'allais m'asseoir devant les baies vitrées pour regarder Einai II. Sa lumière brillait sans faiblir.

C'était fini. Tout irait mieux.

Je sais que cela ne durera pas. Le Capitaine et le Ciel Profond surveillent les ombres et me tiennent éloigné de la Barrière mais je sens que l'étoile aura toujours besoin de moi. Je me doute bien qu'elle ne sera pas toujours forte et que la promesse trompeuse des ombres me rappellera.

Mais je sais aussi que je suis un Astronaute et que, qu'importe l'Univers dans lequel je serai, les astres de mon ciel veilleront sur moi.

Alors la Lune peut bien tomber, votre étoile s'éteindre ou votre vaisseau vous tourner le dos, ne laissez jamais les ombres vous faire croire qu'elles sont votre dernière solution. Et même si le voyage est difficile sur l'itinéraire de la vie, même si la tentation est grande de s'en éloigner, regardez autour de vous, cherchez vos astres. Ils seront votre lumière dans la nuit.

Nous sommes les lumières aux creux des horizons, brûlant dans le noir pour guider tes pas. Alors va, Astronaute, accomplir ta mission et avance sans crainte : nous veillerons sur toi.

———

Et voilà, le voyage prend fin ici. J'espère que la compagnie de ces petits Astronautes vous a réchauffés un peu en ce froid de décembre. Merci d'être là, pour ce joli projet, et bonnes fêtes !

WHISKY00NGI

*Traduction des paroles de Taehyung par u4eakooks_net, Lemoring, jisoobae et jeobyeol

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