10h - Le Piano

« Quelqu'un viendrait-il m'accueillir ?
Est-il possible que quelqu'un enlace mon corps épuisé ? »

- Forever rain

Mono

———

Park Jimin était de très mauvaise humeur.

Enfoncé nonchalamment dans le siège molletonné de cette salle de spectacle, les jambes tendues mais croisées aux chevilles, les coudes reposant de part et d'autre des accoudoirs de velours, le jeune homme, par son attitude, tentait de renvoyer à la terre entière toute son irritabilité.

Il fallait dire que le jeune coréen de vingt-six ans avait passé une très mauvaise journée.

Non seulement il avait loupé son réveil, le forçant à courir pour prendre la douche la plus rapide du siècle, mais une fois arrivé au travail il avait cumulé bourde sur bourde toute la matinée et l'après-midi n'avait pas été plus glorieux.

Jimin savait que lorsqu'une journée commençait comme la sienne, la malchance n'était pas près de s'arrêter pour si peu.

Il ne suffisait pas d'un réveil en panne, d'une douche froide prise à la vitesse de l'éclair, d'une tache sur sa nouvelle chemise, de trois tasses et deux soucoupes cassées dans le café où il travaillait, pour être débarrassé de la poisse. Il y avait même une loi là-dessus « tout ce qui est susceptible d'aller mal, ira mal ».

« Merci Murphy. »

De ce fait il n'aurait pas dû être surpris lorsqu'en sortant de son service, en début de soirée, un petit crachin était tombé sur la capitale sud-coréenne, réduisant à néant l'effort qu'il avait fait en prenant un shampooing lors de sa douche périlleuse.

Jimin avait ronchonné, persuadé que son ami et aîné Kim Namjoon lui avait refourgué sa malchance légendaire comme si ce genre de chose était transmissible.

« C'est clairement de sa faute. »

Mais évidemment, alors qu'il pensait passer une bonne soirée en compagnie de son ami et collègue Jung Hoseok, ce dernier lui avait fait la mauvaise surprise de lui annoncer que leur soirée tournait au rendez-vous organisé.

Toujours dans son siège, soupirant d'énervement depuis cinq minutes, Jimin jeta un coup d'œil colérique en direction de son voisin de siège. Hoseok, qui roulait et déroulait le fascicule en papier qu'on leur avait distribué à l'entrée de la salle, leva les yeux au ciel.

-Tu vas faire la gueule encore longtemps ?

-Très longtemps.

« Pour l'éternité. »

-Je suis désolé, d'accord ? Tenta son aîné en arrêtant de maltraiter la brochure. Ça devait être un simple rencard mais quand j'ai vu qu'elle avait flippé en me demandant si je venais tout seul, j'ai menti en disant que je venais avec toi.

-T'expliquer ne changera rien au fait que je vais devoir porter cette saloperie de chandelle toute la soirée.

Hoseok roula des yeux avant de reprendre :

-Elle va probablement venir avec une amie à elle donc tu ne vas pas porter la chandelle.

Jimin passa, pour la énième fois, une main dans ses cheveux décolorés. La couleur qu'il avait tenté de faire la semaine dernière avait viré et ses cheveux, un peu trop longs et épais à son goût, dégueulassés par la pluie, arboraient une couleur inexplicable.

Une sorte de blond foncé de différentes nuances.

De plus, le jeune homme voyait bien que les individus qui prenaient place sur les sièges dans la salle, lui jetaient des regards surpris. Il devait être la seule personne aux cheveux décolorés sur deux kilomètres à la ronde. Ces regards circonspects ne firent qu'empirer la mauvaise humeur déjà bien apparente du jeune homme.

Il s'enfonça un peu plus dans le siège comme un enfant boudeur et turbulent.

-Non seulement, persifla-t-il, tu me trimballes à un de tes rencards sans me prévenir...

-J'ai dit que j'étais déso...

-Mais en plus tu m'emmènes à un foutu orchestre symphonique !

Son aîné lui souffla un « chut » avant de reprendre :

-C'est un concerto pour piano, elle adore ça et Namjoon a galéré à avoir des places pour ce soir.

-Je m'en branle totalement !

-Tais-toi, le réprimanda Hoseok d'une voix qui se voulait chuchotante mais qui n'y parvenait pas, arrête de crier on va se faire virer de la salle !

Jimin croisa les bras, agacé.

-On a plus seize ans, hyung, reprit-il d'une voix sifflante, tu n'as quand même plus besoin de moi pour tes rencards !

-Je vais devoir m'excuser encore combien de fois ? soupira le dénommé.

-Autant de fois qu'il faudra, j'ai passé une journée de m...

-Arrête de jurer, se fâcha à moitié Hoseok toujours sans essayer d'élever la voix tandis que petit à petit la salle se remplissait.

Jimin avisa le public qui prenait place sur les sièges, cherchant les numéros référencés sur leur ticket. Certains avaient revêtu des tenues de soirée sobres mais esthétiques. Il y avait un certain nombre de personnes d'âge mûr ce qui faisait déjà soupirer d'avance le jeune serveur et ce même s'il distinguait dans le public quelques spectateurs dans la vingtaine ou la trentaine.

Qu'est-ce que des jeunes comme eux faisaient à un concerto pour piano ?

Il avait pourtant l'image que les concerts classiques et les opéras n'étaient destinés qu'à des gens très riches et très vieux qui passaient leur journée à répéter que les jeunes « ne savaient pas ce qu'était la vraie musique ». Parfois, Jimin aimait bien les clichés et les stéréotypes. Certes il ne fallait clairement pas en abuser ni les utiliser en tant que référence mais c'était un concept rassurant.

Ce concept se trouvait à présent ébranlé maintenait qu'il se retrouvait assis là. Il avait l'impression de n'être ni à sa place, ni dans son monde. Comme s'il avait usurpé l'identité de quelqu'un d'autre.

Il n'aimait pas du tout ce sentiment.

« J'aurais mieux fait de ne pas me lever ce matin... »

L'atmosphère de la salle était feutrée, presque solennelle, les gens chuchotaient alors qu'un immense rideau de velours noir séparait les sièges de la scène, donnant une aura intimiste, presque mystérieuse à l'endroit. C'était vraiment une ambiance bien particulière, presque fascinante et Jimin ne s'y sentait pas à son aise.

-De plus, reprit Hoseok, je suis sûr que si elle vient avec une amie à elle tu me remercieras plus tard.

-Je ne suis pas si déprimé de mon célibat...

-Jimin, tempéra Hoseok, t'es déprimé de ton célibat.

Le blond le fusilla du regard avant de reprendre :

-Un concerto pour piano, hein ? J'espère que tu ne lui as pas fait croire que tu étais un grand fan de ce genre de truc, au moins ?

Le manque de réponse de la part de son aîné le fit ricaner bruyamment.

-Hyung, tu es danseur hip hop, ni toi ni moi n'avons jamais foutu un pied dans un concert classique.

-Tu as fini de râler ? souffla Hoseok en lui donnant un coup sur la cuisse avec la brochure roulée entre ses mains.

Jimin fit mine d'avoir mal tandis que leurs voisins de devant, un couple d'une cinquantaine d'années, se retournaient, non seulement surpris par le bruit, mais aussi clairement dérangés par l'agitation des deux plus jeunes. Gênés, les deux serveurs reprirent correctement leur place et le blond arracha des mains de son hyung le fascicule roulé pour l'empêcher de s'en servir à nouveau comme arme. Hoseok coinça alors ses mains entre ses cuisses, nerveux.

-Je l'aime bien, j'ai envie que ça marche, c'est pour ça qu'on est là.

Jimin ne répondit pas, laissant sa nuque reposer contre le dossier du fauteuil. Il ferma les yeux quelques secondes, espérant vivement que ce concert classique ne serait pas trop long pour qu'il puisse enfin se coucher et mettre fin à cette horrible journée.

-Ça commence dans combien de temps ? geignit-il exagérément.

-Dix minutes, lis donc le programme, ça t'occupera.

La contrariété commençait à passer, ne lui restait que le goût amer de la fatigue et de la lassitude. Ça ne servait à rien, après tout, de se rebeller contre cette journée, peut-être même que le faire entraînerait plus de catastrophe encore. Il décida donc d'attendre que les choses se tassent.

Il allait sûrement s'ennuyer à mourir pendant cette soirée.

« De toute évidence. »

Néanmoins le blond se redressa à demi, passant une énième fois la main dans ses cheveux, faisant tinter ses nombreux bracelets argentés à ses poignets et il déroula sur sa cuisse le document maltraité pour tenter de lui redonner sa forme originale, en vain. Hoseok en avait fait de la bouillie comme l'hyperactif qu'il était.

Son aîné, justement, ne cessait de consulter son téléphone et de se tourner en direction de la porte pour apercevoir si sa belle et future conquête n'arrivait pas.

L'heure du rendez-vous ne devait pas tarder et Jimin se figea, parcouru d'une soudaine sueur froide. Elle n'allait quand même pas lui poser un lapin, n'est-ce pas ?

« Même si ma journée est merdique, je ne voudrais pas porter la poisse à hyung. »

Pour tenter de faire passer ce soudain malaise, ses yeux parcoururent le programme de la soirée mais sa main se figea à quelques centimètres de ses cheveux, où elle allait de nouveau passer.

-10 heures ? s'écria-t-il tout à coup en faisant sursauter ses voisins et le fameux couple de quinquagénaires qui se retourna dans un mouvement sec et sévère

Hoseok s'excusa auprès d'eux avant de frapper le décoloré à la cuisse.

-Tais-toi ! On va finir par se faire sortir si tu ne sais pas garder le silence.

Mais le plus jeune, les yeux écarquillés, montra le vieux papier froissé comme preuve de ce qu'il avançait :

-Ne me dis pas que ce foutu concert de piano va durer dix heures ?

Hoseok roula des yeux :

-Bien sûr que non...

-Mais c'est marqué dessus ! reprit Jimin en tentant de chuchoter, en vain.

-Mais non, soupira son interlocuteur, c'est le nom que le compositeur a donné à ce concerto. « Dix heures », en français.

-Attends, le coupa Jimin en clignant des yeux, un type a composé un concerto pour piano en l'intitulant « 10h » ?

-« Dix heures », rectifia Hoseok en prenant l'accent, je viens de te le dire c'est français.

-Ça veut quand même dire la même chose !

-Oui mais ce n'est quand même pas pareil, ça a vachement plus de classe en français.

-Arrête de chipoter, s'agaça Jimin en évitant le regard sévère que le couple de quinquagénaires lui jetait. C'est quoi cette idée pourrie d'intituler un concert pour piano comme ça ?

-Le compositeur est un génie, éluda Hoseok d'un geste de la main.

« Comme si ça pouvait tout justifier. »

-Et ? reprit Jimin avec mauvaise humeur. Le type a peut-être un QI gigantesque mais il ne sait pas lire l'heure ? C'est pour ça qu'il le note ?

-Ne sois pas désagréable.

Pourtant vu le petit regard que l'aîné jetait à la brochure le blond ne fut pas dupe. Le serveur s'arracha un sourire :

-Hyung, je suis sûr que tu as pensé la même chose que moi quand tu l'as appris.

Hoseok fit mine de regarder ailleurs mais au bout de quelques secondes il eut un petit sourire.

-J'avoue... J'ai trouvé ça complètement barge.

Ils se mirent à pouffer alors que leurs voisins chuchotaient en leur jetant des regards un peu froids.

-Mais en réalité, c'est vraiment un génie, reprit Hoseok en lissant sa chemise qu'il portait pour la soirée. Lis la brochure tout est écrit dedans.

-Genre quoi ? Qu'il a mis dix heures à composer tout ça ? ironisa Jimin.

-Oui et il l'a fait à dix heures du matin.

Le blond écarquilla les yeux mais son aîné reprit :

-Et le concert pour piano commence à dix heures du soir.

-Tu te fous de moi, en fait ?

-Pas du tout, insista Hoseok en se recoiffant distraitement, ses cheveux noirs tombant de part et d'autre de son front.

« Est-ce qu'il s'agit d'une vaste blague ? »

-Genre le type se lève un matin, boit son café et à dix heures te pond dix pistes jusqu'à vingt-deux heures ? Il se dit que ça ferait un bon titre et pour aller au fond de son idée, programme ses concertos à dix heures du soir ?

-C'est exactement ça.

Jimin se redressa, clairement sidéré par la nouvelle. Il fixa la salle presque pleine et consulta son téléphone. En effet, il allait bientôt être vingt-deux heures.

« Pourquoi je ne m'en suis pas rendu compte avant ? »

Il était évident que ce n'était pas une heure habituelle pour un concert de piano et pourtant la salle était quasiment remplie.

-Namjoon hyung a eu du mal à avoir les places, répéta-t-il les yeux dans le vague.

-Il a galéré, rectifia Hoseok, alors que son oncle est directeur de l'école d'art et de musique de Séoul, tu imagines ? Ce type est un génie, c'est un incroyable compositeur de musique. L'année dernière il avait intitulé son concert Daegu. Il est né là-bas et chaque morceau portait le nom d'une rue. Tu pouvais connaître tout un quartier rien qu'en écoutant sa musique. Dingue, hein ?

Jimin plissa les yeux, tentant de voir la photo de l'homme en question avant de reprendre, tout aussi étonné :

-Le mec il a vingt-huit ans, seulement ?

-Un virtuose du piano, récita Hoseok plutôt fier d'avoir réussi à tout retenir. Il fait des concerts partout dans le monde. Certains disent que c'est l'un des coréens les plus connus du monde de la musique, tu te rends compte ?

-Min Yoongi, épela Jimin avant de froncer les sourcils en fixant la photo. Il a l'air d'avoir une tête blasée...

Le fameux concerto pour piano « Dix heures », comportait une dizaine de pistes comme si le compositeur s'était découvert une obsession totale pour le chiffre dix.

« C'est à la fois dérangeant et fascinant. »

Jimin ne savait plus vraiment quoi en penser mais en observant la salle, il se montra curieux de savoir ce qui allait vraiment se jouer sur cette scène.

Certes, il n'était absolument pas attiré par la musique classique. Sa mère l'avait pourtant inscrit à des cours de piano, petit, mais il avait détesté en jouer, il se souvenait des crises qu'il faisait pour éviter d'aller au cours. Jimin se mit à sourire en se rappelant ces vieux souvenirs. Il préférait clairement écouter les ballades au violon, les vieilles chansons des artistes des années quatre-vingt, déclarant leur amour de manière déchirante ou de la musique actuelle, plus électronique.

« Je me demande vraiment ce que je fous là »

Mais la raison de sa présence lui fut rapidement rappelée lorsque Hoseok se leva, il sursauta légèrement alors qu'une jeune femme aux longs cheveux bruns se glissa entre les fauteuils et les jambes de ceux déjà assis pour les rejoindre.

Jimin se leva lentement, sentant revenir sa mauvaise humeur, lui rappelant qu'il allait gentiment devenir porteur de chandelle à plein temps à partir de maintenant.

Elle s'inclina avec un beau sourire et Hoseok en fit de même soudain nerveux mais néanmoins heureux. Jimin se présenta distraitement et elle s'excusa maladroitement de n'avoir pas réussi à venir avec son amie, qui avait malheureusement attrapé la grippe l'avant-veille.

Jimin soupira silencieusement, les laissant échanger en chuchotant tandis que les derniers retardataires prenaient place. Il posa son coude sur l'accoudoir, sa joue contre son poing fermé, se préparant à passer la soirée la plus longue et la plus ennuyante de sa vie.

Il repensa pendant quelques secondes à la remarque de son aîné sur son célibat.

En effet, peut-être fallait-il qu'il se mette aussi aux rencards, même s'il n'était pas un grand fan de ce genre de pratique. Son quotidien était devenu pénible et il devenait de plus en plus irritable avec le temps.

Aigri.

« Mais ce n'est pas comme si quelqu'un allait venir me libérer de toute ça... »

Il avait souvent ce genre de pensées mais elles étaient ensuite noyées dans son quotidien, balancé entre le fait d'être serveur et danseur, qu'aucun de ces deux métiers à plein temps ne pouvaient lui donner un salaire suffisant pour vivre. Il avait la sensation d'être toujours dans un entre deux.

D'attendre quelque chose qui ne venait pas.

Un je ne sais quoi qui ferait toute la différence.

Il jeta un coup d'œil nonchalant à la brochure froissée sur sa cuisse. Le nom de Min Yoongi le frappa alors que la photo de son visage avait été trop abîmée par les plis du papier pour le distinguer complètement.

Il y avait des individus comme ce type, des génies, qui n'avaient pas besoin de galérer à trouver leur place dans ce monde. Qui ne devaient sûrement pas vivre des journées pénibles, entre les réveils ratés, les douches express, les tasses de cafés renversés et les portages de chandelle aux rencards de ses amis.

Jimin l'enviait sans même le connaître, dégoûté de ne pas faire partie de ces gens-là, brillants, sur le berceau desquels une muse avait dû se pencher.

Ce sentiment d'injustice lui procura de nouveau une émotion terrible, amère et saisissante, lui rappelant inexorablement toutes les fois où il trouvait que sa vie n'avait pas de sens.

Que rien n'avait de sens

« Quelqu'un viendrait-il m'accueillir ? Est-il possible que quelqu'un enlace mon corps épuisé. » ?

Il eut un léger sursaut en se rendant compte que la luminosité de la pièce baissait au fur et à mesure des secondes et il redressa la tête et le reste de son corps de la position avachie dans laquelle il se trouvait.

La pièce fut entièrement noire quand le rideau se tira et Jimin ne put s'empêcher de ressentir un frisson d'anticipation.

La chair de poule remonta le long de son avant-bras et le silence puissant de la salle l'étouffa presque. Son cœur se mit à battre plus vite alors que le rideau terminait sa course jusqu'aux coulisses dans un bruissement d'étoffe sur le parquet ciré.

Un orchestre se tenait là, chacun des musiciens était assis sur son siège, l'instrument entre les mains, comme des statues de cire, sans bouger et, dans un coin à droite, un piano d'un noir brillant attendait là.

Attendait que son pianiste prenne place à son tour.

Il n'y eut pas d'applaudissements, seulement le silence envahissant, presque étouffant qui attendait. Personne ne bougeait, pas un bruit ne frôlait ses oreilles comme si cette scène était figée dans l'espace-temps. Puis enfin le fameux virtuose, le génie à l'obsession étrange autour du chiffre dix fit son entrée.

Le public se mit à applaudir poliment mais intensément et le jeune homme s'inclina devant l'assemblée avant de parcourir la distance nécessaire jusqu'à son instrument.

Jimin sentait son cœur battre à tout rompre et il se mit à déglutir péniblement. Il ne comprenait toujours pas ce qu'il fichait là et pourtant ses yeux étaient incapables de s'arracher à la scène. Il était fasciné, dans l'attente de quelque chose.

« Quelque chose de monumental. »

Il observa l'homme qui s'installait nonchalamment devant l'immense piano d'un noir brillant. Il fut surpris par son physique, légèrement déçu de ne pas être frappé par un charisme évident que le fascicule abimé n'avait cessé de flatter. À ses yeux le pianiste semblait être un astucieux mélange entre un homme et un adolescent. Un corps frêle d'une pâleur presque réfléchissante à la lumière parmi tout ce noir de son costume jusqu'au décor en lui-même.

« Il était étonnant que quelqu'un d'apparence si simple soit l'auteur de quelque chose de si compliqué ».

Jimin se sentait presque étouffé tant l'attente était à son comble. Il avait l'impression d'être mené par le bout du nez, obligé d'observer la scène, de subir la lenteur en plus de la nonchalance du pianiste principal. Tout se passait comme si le monde entier retenait son souffle.

Enfin, correctement installé, le virtuose jeta un coup d'œil à ses musiciens qui, tel un seul homme, préparèrent leur instrument. Délicatement, l'homme à la peau diaphane fit tourner ses poignets et craquer ses doigts avant de prendre une grande inspiration.

Et la première note fut donnée.

Le son résonna dans toute la salle dans un écho parfait et Jimin se cala dans le fauteuil, les deux mains sur les accoudoirs comme pour se préparer à un envol.

Cela faisait une éternité qu'il n'avait pas ressenti un tel sentiment dans ses entrailles.

Le pianiste enchaîna une suite de notes d'une fluidité merveilleuse qui semblait d'une simplicité accessible à première vue mais Jimin n'était pas dupe : rien de ce qu'il faisait ne semblait possible par une autre personne que lui.

L'homme s'arrêta, comme s'il jouait avec les nerfs du monde entier qui avait les yeux rivés sur lui. Sa technicité et le contrôle de son instrument méritaient déjà des applaudissements mais le public en haleine n'attendait que l'explosion, la phase saisissante de sa musique, l'enchaînement des symphonies.

Puis soudain les autres musiciens prirent vie et le son fut assourdissant, le piano sembla s'enchanter de lui-même et tout s'enclencha.

Ce fut incroyable.

Jimin sentit un frisson le parcourir en entier et il retint son souffle, comme si son cœur remuait à l'intérieur de sa poitrine.

Comme si par ce simple fait, s'annonçaient les prémices d'une suite impressionnante. Puis les doigts du pianiste se mirent à parcourir les touches. Il y avait une douceur inouïe dans ses gestes, il semblait à peine les effleurer et pourtant le son qui en sortait était clair, distinct et harmonieux.

Les notes paraissaient amusées, presque enthousiastes d'être jouées, vives parfois, aiguës à d'autres moments et les autres instruments se marièrent à elles. Les violons d'abord puis les contrebasses. Le pianiste jouait avec eux, allant et venant sur les touches le visage concentré sans aucune partition sous les yeux.

Puis peu à peu, au fil des minutes, des morceaux, une histoire semblait s'écrire et les notes si vives, si heureuses s'amenuisèrent.

Quelque chose semblait venir dans l'histoire racontée, des notes plus graves, plus sombres se distinguaient comme si, dans un univers parallèle, dans un monde magique, lumineux et grandiose, apparaissaient les présages d'une tristesse.

Les violons se turent, les contrebasses aussi, les flûtes s'arrêtèrent et ne resta que le piano seul.

Immobile dans le noir.

Le rythme et la cadence ralentirent alors considérablement.

Vint une note.

Puis une suivante.

Les doigts bougeaient avec une lenteur terrible maintenant un son qui s'élevait dans les hauteurs de la salle.

Un son, un frisson.

Une respiration, un tremblement.

Jimin se sentait saisi, palpitant sous chaque note de piano, embarqué soudain dans une tristesse au point de suffoquer.

Et le pianiste, seul, recommença sa symphonie, la même qu'au début mais le son était différent.

Tout semblait si triste et si doux à la fois, comme un chagrin déchirant aux larmes brûlantes.

Puis le ton monta et derrière lui un violon se réveilla dans une plainte sourde presque absente.

Jimin se sentait incapable de se dérober à ce qui allait suivre, les mains accrochées aux accoudoirs, le cœur au bord des lèvres, il attendait, brinquebalé dans ses émotions par le son d'un piano embelli par les mains d'un pianiste fascinant.

Il ferma les yeux, tremblant et puis soudain alors que le piano diminuait sa plainte, s'éteignant presque comme dans un dernier soupir, les violons se réveillèrent, bruyants, terribles et angoissants.

Comme les prémices d'une fin du monde, comme si on sonnait les cloches à l'approche d'une tornade, d'un orage.

Du chaos.

Puis le piano se remit en route, les gestes du musicien se firent plus secs, plus forts, plus passionnés mais à nouveau tout s'arrêta brusquement.

Jimin crut qu'il allait s'étrangler, la frustration dans laquelle il était entrainé était insoutenable.

Le temps d'un souffle, d'un clignement de paupière, chaque instrument se remit en mouvement.

Les notes montèrent crescendo, suffocantes, haletantes, de plus en plus fort, de plus en plus dangereusement et de plus en plus douloureuses.

Brinquebalés, envolés, tiraillés, le piano et les violons s'enchaînèrent dans un concerto impossible et pourtant d'une beauté à faire rougir les astres, chacun s'activant, allant de sa symphonie.

Cela aurait pu être la cacophonie si seulement le piano n'était pas le maître de la salle, puissant et magnifique.

Ce fut lorsque les notes se rejoignirent que le pianiste sembla prendre vie, il bougea comme une poupée désarticulée, traversé par les instruments, par sa musique, par le son.

Traversé par la passion, par l'histoire.

Tout monta.

Tout s'envola.

Tout prenait une ampleur incroyable. La musique s'élevait encore et encore, s'élevant vers le ciel, les cieux, ce fut presque épique et Jimin sentit ses yeux se mettre à déborder brusquement.

Il sentit sans voir la main de Hoseok sur sa cuisse, le visage inquiet qui articulait un « est-ce que ça va ? »

Mais il ne pouvait pas arrêter ses larmes, ni détacher ses yeux de la scène, brusqué dans ses sentiments, envahi par la puissance de la musique, par la symphonie sublime.

Par des émotions qu'il ne pensait plus jamais ressentir.

C'était plus qu'un spectacle, qu'un concerto, c'était une porte, un chemin vers une imagination, vers un autre monde, vers quelque chose qui le faisait souffler bruyamment, les yeux écarquillés de larmes.

Un sourire.

Une accélération.

Un raté de cœur.

L'explosion finale, cacophonique.

Stimulante.

Terrible.

Merveilleuse.

Extraordinaire.

« Extraordinaire ».

Puis tout s'éteignit.

Le son sembla flotter dans l'air comme un mirage et pourtant le silence avait repris ses droits. Dans la salle personne ne bougeait, pas un bruissement, les yeux de tous étaient obnubilés, focalisés sur les mains du pianiste, tendues au-dessus des touches, maître d'un scénario et d'un destin imaginaire.

Jimin ne bougea pas, des frissons parsemaient sa peau de part et d'autre de son corps, et il se sentit soudain tremblant.

Mais aussi terriblement bien.

Terriblement mal

Terriblement vivant.

Le pianiste se leva, cette même mine affable sur ce visage de poupée de porcelaine sous les projecteurs et s'inclina devant son public muet de stupeur, frappé par la beauté de sa musique.

Par la force de son histoire.

La grandeur de son talent.

Et Jimin se leva brusquement comme si on lui avait poussé des ailes et ses mains frappèrent entre elles douloureusement. Puis Hoseok suivit le mouvement, puis les autres spectateurs un à un prirent vie, la sidération laissait place à la raison.

Et le monde se leva, éclata en applaudissements et chacun essayait d'applaudir aussi fort que ce que la musique les avait fait vivre.

Mais rien n'atteindrait jamais aussi haut les cieux que ce que Min Yoongi avait provoqué ce soir.

Jimin pleurait, sanglotant comme un enfant, une chaleur douce et enivrante s'emparant de son torse et de ses épaules.

Il ne savait pas combien de temps cela avait duré, dix secondes, dix minutes, dix heures...

Peu lui importait.

Car ce qu'il ressentait là et maintenant c'était tout ce dont il avait besoin.

Il avait retrouvé ses émotions perdues, sa volonté de vivre.

De danser.

Alors qu'importe si ce chiffre dix avait un sens, ou si ça n'en avait pas.

Peut-être lui faudrait-il revenir écouter ce pianiste encore dix fois.

Peut-être lui faudrait-il dix heures pour se remettre ce qu'il avait ressenti.

Peut-être pas.

Jimin était prêt à poursuivre ce sentiment pendant dix ans.

Voire même dix siècles.

« À tout jamais ».

———

Merci d'avoir lu :)

Ecrire un Os est une nouveauté pour moi, c'est un exercice difficile, je suis en général plus à l'aise sur les fictions (très) longues. Néanmoins j'espère que ça vous aura plût. J'ai pris beaucoup de plaisir à l'écrire, c'est la chanson Light of the Seven de Ramin Djawadi qui m'a inspirée.

En tout cas je suis véritablement heureuse de faire parti de ce Calendar et je vous laisse entre de bonnes mains, il y a encore tant d'Os merveilleux à lire jusqu'au 24.

Prenez soin de vous~

ParkArtemis

*Traduction des paroles de RM par Bangtan Fansub

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