Chapitre 1 — Minerva

— Maman, c'est qui ?

Maman Sarah regarda l'enfant qui se cramponnait à sa robe. La petite fille avait quatre ans, ne faisait confiance à personne sauf à sa Maman, et était intelligente. Alors voir débarquer un homme à Grace Field, ça chamboulait évidemment les habitudes de la petite. Sarah lui caressa les cheveux pour la rassurer, un sourire amusé aux lèvres.

— Peut-être ton futur papa, Eve.

— Ah non, je veux pas ! s'écria ladite Eve en cachant son visage contre les pans de tissu.

— Eve... soupira Maman avant de regarder leur visiteur.

Que faisait donc James Ratri ici ? Pourquoi venait-il subitement, lui qui ne venait jamais auprès des fermes ? L'homme sourit avant de s'accroupir pour se mettre au niveau de l'enfant, cette dernière boudant toujours, refusant de croiser le regard du monsieur.

— Eve, dis bonjour, enfin !

— Veux pas, s'entêta la petite.

Sarah soupira, elle avait des choses à faire mais ne pouvait sans aller ainsi. Ce fut James Ratri qui lui apporta une solution :
— Je peux veiller sur elle si vous voulez.

— Pardon ? demanda la femme pour être sûre d'avoir bien entendu.

— Je peux m'occuper d'Eve si ça vous aide.

Décidément, la journée devenait étrange ! Sarah évalua le pour et le contre avant de finalement bien vouloir confier sa protégée au chef des Ratri. Elle se mit à la hauteur de l'enfant qui gonfla ses joues de mécontentement. Cette vue l'aurait fait rire habituellement, mais ce n'était pas le moment.

— Eve, j'ai des choses à faire, donc tu vas rester avec Monsieur Ratri. Pourquoi ne pas lui montrer tes dessins de future architecte ?

Aux derniers mots, le visage de la petite s'illumina et elle s'empressa d'attraper la main du monsieur pour l'emmener à l'intérieur de l'orphelinat, l'obligeant à être plié en deux à cause de la différence de taille. James suivit, amusé, sans protester.

Autoritaire, Eve l'obligea à s'asseoir à la petite table de coloriage avant d'aller chercher ses dessins et ses crayons de couleur. Le Ratri l'observa faire en riant doucement, la trouvant adorable. Après tout, elle n'était qu'une enfant...

Eve feuilleta la liasse de feuilles avant d'extraire l'un de ses dessins ressemblant à un plan d'architecte.

— Celui-là, c'est mon préféré ! Il représente ma future maison ! Là, t'as la chambre, et en face se trouve la salle de bain, puis là je veux ma salle à manger, là-bas mon salon. Et tu sais quoi, dans mon salon, y aura plein de plantes parce que c'est chouette les plantes ! déblatéra l'enfant avant de reprendre son souffle pour continuer la présentation, tout en agitant ses petites mains.

Une fois qu'elle était lancée, impossible de l'arrêter. Tant et si bien que James Ratri dut chercher l'occasion pour pouvoir enfin en placer une.

— Et si tu devais faire un refuge souterrain, il ressemblerait à quoi ? demanda-t-il avant que la gamine ne commence un nouvel exposé sur le plan d'une cabane dans les arbres.

— Un refuge souterrain ? répéta-t-elle. Hm...

Sans vraiment répondre à la question, elle attrapa ses crayons pour commencer à dessiner un nouveau plan, celui d'un refuge souterrain. Entre passages secrets et répartition des pièces, Eve ne laissait rien au hasard. Elle ne releva la tête de son œuvre que lorsque le monsieur dut partir pour rentrer chez lui.

Elle l'accompagna jusqu'à la porte, son dessin dans les mains. Il s'apprêtait à s'en aller, mais la petite le retint en s'accrochant au bas de son pantalon. Sans parler, elle lui tendit le dessin avant de filer. Impossible pour elle de se douter qu'elle venait d'offrir le futur point B06-32 à celui qui allait être Minerva. A moins que...

L'homme s'entretint d'ailleurs avec Sarah au sujet de la petite Eve dont le sourire était adorable et l'intelligence remarquable du haut de ses quatre ans.

— Eve est... surprenante. Adorable, intelligente, et surprenante.

— C'est rare qu'elle laisse quelqu'un prendre un de ses dessins, l'informa la jeune femme.

— J'en ai de la chance !

Sarah ne posa aucune question de pourquoi cette venue soudaine dans une ferme. Elle n'était, après tout, qu'une gardienne de troupeau qui retardait son arrivée à l'abattoir en livrant des enfants. Devenait-elle aussi monstrueuse que ceux auxquels elle tentait d'échapper ? Peut-être bien. Et lui, James Ratri, resterait son supérieur, regardant à peine ce système sur lequel il veillait. C'était injuste, mais c'était comme ça, rien ne changerait.

Ils arrivèrent à la grille et le Ratri retira son chapeau avant de s'incliner devant Sarah. Puis il se releva après quelques secondes, un sourire étrange aux lèvres, et s'engagea ensuite dans le couloir sombre menant au Centre, sans une explication. Pas même un mot. Emportant secrets et dessin.

Sarah était perdue, décontenancée... et méfiante. Mais elle ne pouvait rien dire. Qui la croirait après tout ? Le frère de l'actuel chef de clan ? Elle rit de sa bêtise avant de faire demi-tour pour retrouver les enfants dont elle avait la charge. Si la plupart d'entre eux se précipitèrent vers elle à son retour, certains restèrent en retrait. Dont Eve.

— Étrange... pensa Maman en plissant les yeux avant de prendre Isabella dans ses bras et Leslie par la main.

Eve sourit, du même sourire étrange que leur visiteur. Sarah sentit son sang se glacer dans ses veines et un frisson lui parcourir la colonne vertébrale. Non, quand même pas... Si ? Eve ne serait tout de même pas..? Impossible pour l'adulte d'arriver au bout de sa pensée à cause de l'absurdité de cette dernière.

— Allez, les enfants, allons manger ! s'écria finalement Sarah en passant à côté de l'orpheline.

La jeune femme était mal à l'aise, avait l'impression que le regard de la petite la suivait sans se défaire de l'étrange sourire. Eve n'avait jamais eu ce regard ou ce sourire. Est-ce que James Ratri y était pour quelque chose ? Qu'avait-il fait ? Qu'avait-il dit ?

Leslie lâcha la main de Maman et prit la main de sa grande sœur en souriant, et les deux passèrent devant Sarah qui ne put détacher son regard d'Eve. Cette dernière agissait de nouveau comme tous les jours, tant et si bien que l'adulte crut avoir rêvé l'étrange comportement de l'enfant. Après tout, elle ne pouvait pas savoir, n'est-ce pas ? James Ratri n'aurait pas pu tout révéler à une gamine de quatre ans ?

N'est-ce pas ?