8 雲海市 La ville de Yunhai



Les hautes tours défilaient les unes après les autres, entrecoupées par les grands écrans qui projetaient les images d'hommes et de femmes souriants sur les arches de l'autoroute. Yuya redécouvrait ce monde étrange, blanc, noir et lumineux, auquel il n'avait jamais appartenu.

Il n'avait passé que quelques semaines dans une autre ville du Dongnan avant d'être envoyé « à la campagne », dans son école de magie. Il se souvenait encore du choc qu'il avait vécu après avoir débarqué dans le port de l'ancienne ville de Chengdu, renommée Xianmu après la Fracture.

Lui qui n'avait jamais connu qu'un archipel montagneuse et le port de Yokohama, il avait mis quelques jours à réaliser qu'il était encore sur Terre. Il avait été horrifié par la violence des gens, leur indifférence envers les autres. Tout lui avait semblé cher et dénaturé, fade, trop grand et sans goût.

Aujourd'hui il revenait en ville, abandonné par ses rêves et ses ambitions, et tout ce monde lui paraissait étrangement délavé. Il n'était plus subjugué par la densité de population qu'il ne pouvait qu'imaginer en regardant ces tours immenses, il n'avait plus envie d'entrer dans chaque rue pour goûter tout ce que les vendeurs à l'étale proposaient.

Il n'était plus un étudiant en sorcellerie, ses deux années ne lui avaient pas appris grand-chose, et il ne pouvait plus rien faire. C'était la seule réalité qui arrivait encore à l'émouvoir. La dernière once de sentiments positifs qu'il possédait venait de la présence de la grande sorcière devant lui, mais il n'arrivait plus à s'en satisfaire. Elle allait repartir, et le laisser seul dans cette ville immense.

—Ca va aller, Yuya ? demanda-t-elle soudainement.

Elle pouvait réellement écouter ses pensées, se dit-il, ou alors elle en suivait à peu près le fil.

—Ca ira... répondit-il en tentant de maîtriser sa voix. Vous pouvez me déposer devant un hotel et je trouverai un moyen de me débrouiller.

Qu'allait-il faire après ? Il n'avait pas d'argent, il ne connaissait personne. Mieux valait ne pas y penser. Son avenir s'arrêtait aux prochaines minutes. A quoi bon voir plus loin ? Il s'interdisit de pleurer à nouveau devant la sorcière.

Mastani sortit de l'autoroute et gara sa moto sur le trottoir d'une rue presque déserte où les panneaux affichaient des restaurants de rue proposant des plats tels que des 擔仔麵, des nouilles au bouillon, 烏龍麵 des bols de nouilles épaisses, udon ou encore des葱花餅 , des galettes à l'oignon frais. Elle descendit de la moto et en garda le contrôle pour empêcher Yuya de tomber en descendant à son tour. Il regarda tout autour de lui sans voir un seul hôtel.

—Mais il n'y a pas de-

—Ouais. Et moi j'ai faim. Viens, je connais un bon vendeur de 章魚燒 (takoyaki).

Il la fixa sans comprendre et elle sourit en sentant sa perplexité. Les 章魚燒 étaient un plat ancien venu du district d'Outremer, un de ceux qui rappelaient le plus son village à Yuya. Est-ce qu'elle le savait ? Est-ce qu'elle avait un but derrière cette invitation ?

—Je... je n'ai pas d'argent, répondit-il en baissant la tête honteusement, je vais vous attendre près de la moto.

—Te fiche pas de moi, aller je t'invite.

—Je ne peux pas accepter, vous m'avez sauvé la vie, je vous suis redevable.

—C'est juste des boulettes de pâte au poulpe, s'écria-t-elle brusquement, tu crois que j'ai pas de quoi t'inviter ? Tu deviens insultant, là !

Il releva la tête et vit un sourire malicieux s'esquisser sur le visage de la sorcière. Elle devait avoir vécu longtemps dans le Dongnan pour savoir comment retourner la politesse traditionnelle des Dongnaniens contre eux.

Il sourit à son tour et la suivit. Ils s'écartèrent de la moto et se rendirent dans une petite échoppe ouverte sur la rue. De grands ventilateurs tournaient au plafond, juste à côté des écrans aux couleurs jaunâtres qui diffusaient les informations en boucle.

L'air à l'intérieur était suffoquant malgré la présence de trois ventilateurs. Le grill où les boulettes cuisaient dans de petits moules ronds en fonte réchauffait la pièce alors que la température extérieur avoisinait déjà les trente-sept degrés.

Derrière le grill, un cuisiner au tee-shirt sale retournait les boulettes avec une pique en bois qui lui servait aussi de cure-dent. Ses cheveux crasseux étaient plaqués sur le sommet de son crâne en une longue mèche qui tenait toute seule grâce à la graisse et à l'humidité qui s'y étaient figés.

En entrant, Mastani le salua en lui envoyant un baiser. Sans réagir, il se mit à retourner les boulettes plus rapidement.

—Tu viens encore manger à l'œil, vieille renarde ?

Elle s'assit sur le comptoir devant le cuisinier et se pencha en avant, au-dessus du grill, pour révéler sa poitrine.

—Vieux Hong, tu vas pas me laisser à la porte...

L'homme eut un regard rapide en-dessous du cou de la sorcière et sourit de toutes ses dents jaunes. Il prit une grande cruche couverte de farine séchée et fit couler de la pâte fraîche dans les moules vides.

Yuya s'assit à côté d'elle et le cuisinier partit à son réfrigérateur pour chercher une tentacule de poulpe à découper, sans plus prêter attention à ses clients. Il garda la tête basse, sans oser parler à Mastani. Peut-être avait-il mal jugé cette femme étrange. Peut-être était une sorte d'esprit renard, un 狐狸精 connu pour séduire les hommes...

Les 章魚燒 arrivèrent devant eux, sur une petite assiette couverte de sauce sucrée et de copeaux de poisson séché avec des oignons frais. Il hésita.

—Qu'est-ce qui se passe Yuya, tu n'as pas envie de « takoyaki », comme vous dites en Outremer ?

—Je croyais que vous aviez de quoi payer...

Elle se pencha vers lui.

—J'ai de quoi payer, souffla-t-elle pour que le vieux Hong ne l'entende pas, mais si je peux avoir quelque chose gratuitement, il est hors de question que je mette une seule pièce sur le comptoir.

—Vous n'avez pas de... Vous n'avez pas de retenue ! Vous ne trouvez pas ça dégradant ?

Comme pour lui prouver que cela ne la gênait pas, elle se pencha de nouveau sur le comptoir et fit une œillade au cuisinier avant qu'il ne reparte vers son réfrigérateur. Il se mit à rire et à siffloter gaiement.

—Tu es bien sorcier, toi. Tu juges ce que tu vois, pas ce qui est. Hong n'est pas prêt faire autre chose que regarder mon décolleté. En vérité il aimerait bien avoir le même, sans me flatter.

—Quoi ?

Elle ne répondit pas et se saisit d'un cure-dent pour manger une première boulette. Yuya vit le cuisinier revenir et l'écouta siffler « You spin me run » en écarquillant grand les yeux.

—Essaie de prendre un air moins ahuri, petit, tu vas le mettre mal à l'aise.

— Mal à l'aise dans quel sens ? Il va croire que je...

— Ah, vous les hommes, vous vous croyez vraiment irrésistibles, haha !

Yuya baissa les yeux en sentant ses oreilles rougir. La sorcière cessa de se moquer et lui fit face. 

— Bon, qu'est-ce que tu comptes faire maintenant ?

— Je n'en sais rien... Je n'ai plus rien. Et ces Loups... Ils vont revenir, n'est-ce pas ? Il faut qu'on prévienne la police quand même, qu'on les dénonce.

— Crois-moi, la police doit déjà être au courant... Les Loups-

Elle fut interrompue par le vieux Hong qui revint vers eux. 

— Allez vous servir pour la boisson, brailla-t-il en désignant le fond de la salle. 

Il gratifia Yuya d'une œillade qui le fit blêmir. Mastani éclata de rire. Pour oublier les visions du cuisinier avec une paire de seins, Yuya se leva pour aller chercher du thé froid aux bidons en acier qui étaient mis à la disposition des clients.

Le restaurant n'était pas très grand, mais il remarqua immédiatement deux clients qui dénotaient avec la crasse du reste de la salle. Ils étaient assis sur des tatamis derrière un paravent représentant les îles au milieu de l'océan d'Outremer.

Il y avait un homme à la veste violette sombre des étudiants de quatrième année de l'école de magie de Yunhai, 昆侖大學, l'Université Kunlun. Il portait une moustache noire parfaitement taillée et ses longs cheveux noirs tombaient dans son dos. Sa peau sombre et la boucle en or qu'il portait à l'oreille droite laissait penser qu'il venait d'un autre pays, peut-être le Nouveau Madras ou les îles de la République de Malacca, les restes de l'ancienne Indonésie.

La femme qui mangeait en face de lui était bien plus grande, elle portait une robe drapée noire qui la serrait au cou. Ses cheveux noirs coupés courts étaient terminés par des mèches violettes qui rappelaient quelque chose à Yuya. Elle tourna la tête vers la salle et fixa soudainement l'étudiant d'un regard noir. Il sursauta. C'était Moira, la plus grande sorcière européenne de tout le Dongnan.

Ses yeux bleus, irisés de mauve étaient si concentrés sur lui qu'il eut l'impression qu'elle allait lui lancer un sort. Il se dépêcha de tourner des talons et de retourner au comptoir. Il venait de voir Moira, réalisait-il à peine. La meilleure invocatrice du pays. Ici à Yunhai.

Il retourna s'asseoir à côté de Mastani qui était en train de discuter avec le vieux Hong. Elle avait commandé des légumes bouillis et deux bols de riz au vinaigre pour accompagner les boulettes.

—Tu as pris ton temps. Tu as vu quelque chose d'intéressant ? demanda-t-elle tout en sachant parfaitement qui il avait vu. Bon, parlons d'autre chose. Tu aimes le bok choy bouilli ? Sers-toi.

Sans se faire prier, il prit entre ses baguettes une petite quantité de légumes et les mâcha lentement. Ils avaient un goût étrange. Ni sucré, ni salé, quelque chose de profondément frais et vivifiant, plaisant mais indescriptible. En voyant son air étonné, Mastani sourit.

—Tu te souviens quand je te disais qu'il n'y a pas que les sorciers qui peuvent maîtriser la magie ?

Yuya resta silencieux et tourna la tête vers le cuisinier qui sortait à nouveau des ingrédients de son frigo. Le jeune homme lança un regard interrogatif à la sorcière.

—Comment est-ce qu'un cuisinier peut utiliser la magie ?

—Les animaux et les plantes sont chargés de magie, en les travaillant d'une certaine manière, ils gardent leur nature magique même après la cuisson. C'est ce que Hong sait faire. Et c'est ce qui fait qu'il est renommé au point d'attirer de... VIEILLES MORUES AVARIÉES ! Cria-t-elle subitement en se retournant lentement.

Yuya se retourna et vit que l'étudiant à la veste violette et la femme en noire s'étaient approchés.

—Toujours un plaisir, Mastani, siffla Moira en la foudroyant du regard. Qu'est-ce que tu fiches à Yunhai ? Ta tente de clodo s'est trouée et il t'en faut une nouvelle ? T'as trouvé un autre chien errant pour faire les poubelles avec toi ?

—Et toi, tu vas au restaurant avec ton escort-boy ?

—Tu parles à Gillas Malhalao, mon disciple. Tu ferais mieux de l'appeler « Sire », sale chienne. C'est le fils du roi de Madras, et il sait déjà mieux réaliser ses invocations que toi, la dernière de la classe !

—Sale intello prétentieuse... Moi je suis jamais passée sous le bureau de maître Argall pour apprendre ses incantations. Tu as fini de faire de la lèche au Dongnan, tu pars mettre ton cul au chaud à Madras alors ?

Yuya regarda les deux femmes, choqué. Était-ce normal pour ces étrangères d'employer un langage aussi grossier ? Elles avaient été ensemble à l'école de magie ?

L'air dans la pièce devint soudainement insupportable. Les deux femmes se toisèrent furieusement, les écrans télé se mirent à grésiller et les ventilateurs s'emballèrent. Une odeur de carbonisé commença à émaner du grill.

—Eh, si vous voulez vous crêper le chignon, c'est dehors les combats de sorcières, beugla soudainement Hong, mettant fin au duel de regards.

—Je n'ai pas l'intention de me battre avec une sorcière de son niveau, qui n'a même pas terminé son cursus, répondit Moira dédaigneusement. Regarde-toi, Mastani, tu es encore à chasser des primes comme un chien errant, alors que moi j'ai déjà un disciple, et je dois en refuser des dizaines toutes les semaines. On me demande même d'ouvrir ma propre école d'enseignement magique.

Mastani serra les poings si fort que les baguettes en bambou qu'elle tenait commencèrent à craquer sous la pression. Moira souriait déjà, fière de sa dernière attaque. Mastani jeta ses baguettes brisées sur le comptoir et se leva brusquement.

Au lieu de répondre immédiatement par une pique encore plus acerbe, elle resta silencieuse, et tourna la tête vers Yuya. Elle le fixa un instant, comme si elle hésitait, puis elle se retourna vers Moira pour la regarder dans les yeux:

—Eh bien figure-toi que moi aussi j'ai un disciple, il s'agit de Yuya Tanada, sorcier métamorphe venu des îles d'Outremer.         

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