79 चामुण्डा Chamunda
La Lune disparut du ciel, s'effaçant progressivement alors que le Soleil Bleu prenait en puissance, irradiant peu à peu toutes les autres sources de lumière.
Les étoiles semblèrent tomber de la voûte céleste en milliers de petites comètes d'or, se consumant avant même de toucher le sol.
Une grande onde de Magie illumina quelques instant le monde, comme un souffle à la puissance dévastatrice. Certains se cachèrent le visage, essayèrent de protéger leurs yeux, de se coller au sol pour échapper à la déflagration qui balaya la Terre. La vague d'énergie frappa toutes les créatures, elle innonda les corps de sa froideur étrange, chassant le sang et la vie dans les corps qui n'avaient pas été habitués à cette sève corrosive qu'est la magie.
Sans un bruit, sans un soupir, sans une larme, des êtres tombèrent, par millions, incapable de contenir tant de puissance dans leurs corps. Des Sans-Pouvoirs, des sorciers, des mutants, des animaux, des végétaux. Aucune sorte d'être vivant ne fut épargnée.
En quelques instants, des milliers d'âmes disparurent de la surface de la Terre. Et en quelques instants, des milliers de nouvelles âmes apparurent, alors que leur monde venait de s'ouvrir à un autre.
Il n'y eut plus de nord, de sud, d'est ou d'ouest, alors que les deux univers se croisaient à nouveau et s'entremêlaient comme les corps de deux arbres poussant ensemble jusqu'à la fusion totale.
Yuya se laissa transpercer par cette onde, offrant son corps à la Magie. Il sentit la morsure froide du monde des Esprits tomba à la renverse, secoué par la transformation radicale qui venait d'opérer. Sans points cardinaux, sans repères physiques, il avait l'impression de s'enfoncer soudainement dans le sol. Heureusement pour lui, son voyage dans le Monde des Esprits lui avait appris à utiliser sa volonté pour contrôler son corps. Il décida de rester à la surface de la terre et ses pieds remontèrent d'eux-mêmes sur le sol. Il poussa un soupir de satisfaction, rassuré de savoir que ce monde n'était pas si différent de ceux qu'il connaissait. Mais une pensée ombrageuse naquit immédiatement à la suite de ce constat. A part lui et les deux Voyageurs... qui d'autre saurait quoi faire pour ne pas se laisser engloutir par ces nouvelles lois physiques ?
La mer sous ses pieds disparut totalement et les créatures marines se retrouvèrent pourtant à l'aise sur ce sol qui n'avait plus de propriétés solides. Les bateaux fantômes reprirent leur route sur terre, sans y laisser une trace, et les krakens s'enfoncèrent dans les roches comme dans des eaux profondes. Toutes ces créatures monstrueuses semblaient à présent voguer sur un océan de calme et de quiétude, comme s'ils n'étaient plus animés par la volonté, tels des animaux repus. Leur maître avait donc calmé ses envies belliqueuses.
Yuya se retourna vers Munetoshi. Tenant toujours le corps de Mastani dans ses bras, le bossman observait le monde autour de lui comme un enfant devant un gigantesque tableau fantastique, incapable de reprendre son souffle.
Yuya l'aida à déposer la sorcière sur le sol et sortit son collier de perles en faisant signe à Munetoshi de s'écarter tout en la maintenant. Il ne savait pas comment il avait su ouvrir la Fracture, ni comment il allait à présent comme convoquer un Esprit, mais tout son être semblait poussé par une sorte d'automatisme hypnotique, comme si une mécanique antique venait de s'activer en lui. Était-ce son sang de chaman qui s'exprimait ? Il n'en avait aucune idée. Les raisons n'avaient plus d'importance. Seuls les actes comptaient à présent.
Il se sentait poussé par des forces bien supérieures à lui, comme si tout son être réagissait à des dynamiques nouvelles, celles de l'instinct, de la même façon que Mastani s'était toujours battue.
Laissant son esprit être emporté dans les courants magiques qu'il pouvait presque caresser des doigts, il se mit à tracer un cercle du doigt, pour donner une forme à sa volonté, et parla:
— Chamunda, Ô Déesse de la Destruction, ta championne requière ton aide.
Un vent ardent balaya l'espace autour d'eux et le Dieu noir se plaça à côté du bossman pour le protéger. Bientôt, une énergie terrible commença à remonter des entrailles de la terre et le sol devint brûlant. Il se mit à trembler comme la peau d'un tambour et une femme au corps bleué en jaillit brusquement, accompagnée par un vent brûlant et chargé de sable qui balaya la plaine.
Elle était immense, aussi grande que le dieu noir et pourtant bien plus impressionnante de par sa forme. Elle était simplement vêtue d'une jupe de toile noire et ses seins n'étaient couverts que par ses longs cheveux noirs ornés de perles d'or et de pierres souterraines. A son cou pendait un collier de crânes humains qui tombait jusqu'à ses reins. Sa peau était d'un bleu sombre étrange, presque gris, qui faisait ressortir ses immenses yeux noirs de fauve enragé.
Yuya tenta de rester droit devant elle, alors que tout son corps lui intimait de reculer, de fuir cette apparition démoniaque qui l'emplissait d'une peur primitive. Il tint bon. Parce qu'en dessous de son diadème d'or orné d'une lune blanche, son visage magnifique rappelait celui de Mastani. Il avait les mêmes traits larges et emprunts d'une force étrange, à cela près que ses lèvres d'un rouge sombre cachaient deux longues canines aiguisées.
— Dame Chamunda, souffla soudainement le dernier Rokkaku en se prosternant.
La déesse resta silencieuse en le voyant, comme si elle ne reconnaissait pas sa magie, comme s'il lui était tout à fait étranger et indifférent, et se tourna vers Yuya qu'elle dévisagea de ses immenses yeux noirs. Que voyait-elle en lui ? Le disciple de sa championne ? Celui qui avait réuni les Deux Mondes ? Ses iris pénétrants s'attardèrent un instant sur le collier de perle qu'il tenait dans ses mains, puis elle se tourna vers Mastani et son visage empli de colère se tordit de douleur.
— Ma belle championne, transpercée par une vile lumière blafarde... Qui pensait pouvoir te tuer ainsi, comme un oiseau dans le ciel ? Il te reste bien des démons à dresser avant que les dieux ne t'accordent le repos...
Elle tendit une de ses grandes mains griffues et présenta sa paume, dans laquelle apparut un fragment de verre lumineux, qui semblait rempli d'un liquide rouge. Son regard se tourna à nouveau vers Yuya.
— Répare son corps et j'y verserai à nouveau son âme, dit-elle d'une voix mélodieuse.
Yuya regarda la plaie béante de son maître, sentant le désespoir le gagner.Comment pouvait-il avouer son incompétence à une déesse maccabre ? Réanimer un homme dans le coma ou soigner une malédiction, il pouvait le faire, mais réparer des tissus et un muscle imprégnés de phosphore... C'était impossible.
— Laisse-moi faire, intervint soudainement Munetoshi en l'écartant pour se pencher sur Mastani.
Yuya le regarda s'interposer sans réagir, perplexe. A force de se concentrer sur le regard de la déesse, il s'était mis, comme elle, à ne plus voir le sorcier à ses côtés.
— Vous pouvez...
— Il y avait de grands guérisseurs dans mon clan, expliqua le bossman en posant ses mains à plat sur le cœur de la sorcière. Des siècles de mariages arrangés entre familles de Loups pour améliorer nos dons...
Ses mains se mirent à trembler et le phosphore contenu dans la plaie s'éleva comme du sable, quittant le corps de Mastani pour se répandre sur le sol. Puis, lentement, les os se ressoudèrent, les tissus du cœur s'étendirent comme des mains cherchant à s'attraper entre elles, se tissant avant d'être à nouveau irrigués de sang. Yuya vit le thorax de son maître se couvrir à nouveau d'une peau totalement neuve, un peu plus pâle que celle d'origine.
— Dis-lui de verser son âme, demanda Munetoshi en gardant ses mains sur sa poitrine, je suis prêt à faire repartir le cœur.
Yuya se tourna vers la déesse et s'inclina rapidement.
— Votre... « championne » est prête, dit-il en réutilisant le terme donné par la déesse elle-même.
La déesse se baissa lentement et tenant le fragment de verre rouge entre deux de ses doigts, en versa lentement le contenu entre les lèvres de Mastani. Ses tatouages se mirent à bouger faiblement sur sa peau, comme s'ils sortaient d'hibernation.
D'un coup de pression magique, Munetoshi fit repartir son cœur. Puis il fit glisser ses mains derrière ses épaules pour la soulever et placer son visage contre le sien, à l'affût d'un souffle de vie.
Elle ne se réveillait pas. Pris de panique, le bossman la serra plus fort contre lui et essaya à nouveau de la réanimer. En vain.
Chamunda s'accroupie en face de lui et l'observa, jetant aussi un œil au dieu noir derrière lui comme si elle remarquait enfin leur présence.
Est-ce que les créatures du royaume de Mastani ignoraient totalement celles de celui de Munetoshi ? La déesse regardait le dieu sans aucune animosité, comme s'ils étaient tout simplement incapables de dialoguer. Ils n'avaient aucune emprise l'un sur l'autre, aucun rapport de force, aucun lien réel.
Tel un serpent, Chamunda passa doucement une de ses longues mains entre les bras du bossman. Il s'écarta brusquement, révulsé par le touché macabre de la déesse.
— Réveille-toi, Mastani. Tu n'as pas fini de me servir.
Un bref murmure balaya la plaine comme le sifflement d'un vent étrange dans les herbes sauvages.
Comme si Mastani obéissait à Chamunda par-delà la mort, elle ouvrit les yeux brusquement et sa poitrine se souleva dans une première inspiration saccadée. Elle tourna la tête vers la déesse et la contempla en bougeant ses lèvres pâles silencieusement, encore incapable de prononcer un mot.
— Doucement... murmura le chef des Loups dans une inspiration nerveuse.
Yuya sentait qu'il avait envie d'exploser de joie et de la serrer contre elle pour écouter son cœur battre contre le sien, mais la présence de la main de la déesse entre elle et lui le paralysait totalement. Tous pouvaient sentir la chaleur étouffante et le souffre de l'Enfer à travers la présence de Chamunda. Son touché direct avait dû révulser le sorcier et tout son corps n'aspirait certainement plus qu'à retourner aux ténèbres protectrices des eaux froides profondes. Fébrillement, il continuait de maintenir Mastani entre ses bras, supportant le contact écoeurant.
L'incarnation de la Destruction retira lentement sa main, laissant Munetoshi reprendre son souffle.
Yuya poussa un soupir apaisé alors que Mastani reprenait peu à peu des couleurs. Il ne vit pas d'adoration dans les yeux de son maître, ni de servitude envers la déesse. Il n'y avait en elle que de la reconnaissance, une forme d'humilité pleine de sagesse qui poussa la sorcière à s'écarter de Munetoshi de ses bras encore tremblants pour placer ses deux mains jointes sur son cœur avant de s'incliner à genoux devant Chamunda.
La déesse s'esclaffa doucement.
— Les remerciements te vont si mal, Mastani, remarqua-t-elle d'un ton amusé. Garde-les pour ceux qui ont sacrifié l'univers pour que toi et moi puissions continuer de le mettre à feu et à sang.
Le jeune homme se sentit soudainement soulagé de savoir son maître libre et lié à la déesse par non pas dans la servilité mais dans l'altérité.
Chamunda se redressa pour contempler le soleil bleu qui s'élevait au-dessus de la plaine, et les milliers de morts qui recouvraient la terre.
— Voilà un spectacle comme je n'en espérais plus... Le chaos et la destruction... Ce nouveau monde a tant de choses à offrir... Nous aurons tout le temps d'y exercer notre emprise, à présent.
Elle lança un dernier sourire démoniaque à sa championne, puis à Yuya qui en resta pétrifié de terreur, avant de plonger à nouveau dans les entrailles de la terre.
A son tour, l'Esprit de l'Eau se tourna vers son champion et après un regard qui sembla totalement dénudé d'émotions aux yeux du disciple, disparut en s'évaporant. Peut-être que lui aussi, tout comme son maître, n'était pas sensible aux Esprits des eaux.
Mastani essaya de se lever faiblement et Munetoshi la rattrapa avant qu'elle ne tombe. Tremblante comme un nouveau-né, elle regardait autour d'elle sans comprendre.
— Que s'est-il passé ? Où sont les étoiles ? Et... et la lune ?
Ses questions naives d'enfant à peine éveillé fendirent le coeur du sorcier. Il s'apprêtait à lui répondre, mais Yuya lui fit signe de se taire. C'était lui qui avait déchiré le Voile, c'était de sa faute. De par sa faiblesse et son amour pour son maître, le monde avait été condamné.
— Les étoiles ont disparu, Maître. Elles sont... fondues dans la Magie du monde, souffla-t-il.
La sorcière se mit à respirer plus difficilement, prise de panique.
— Quoi ? C'est impossible, je n'ai pas ouvert le Voile, je...
— C'est moi qui l'ai fait, déclara sombrement Yuya.
Elle écarquilla les yeux, stupéfaite. Elle non plus, elle ne l'en avait pas cru capable ? Pourtant elle l'avait vu traverser le Voile par accident, elle savait qu'il s'était véritablement éveillé en Outremer... Le maître avait-il donc été dépassé par son élève ?
— Pourquoi, Yuya ? Pourquoi ? Tous ces gens... Tous ceux que nous avons essayé de sauver... Ils sont morts, c'est ça ? ... Et toi ? C'est toi qui l'a obligé ? dit-elle en essayant de se défaire de l'étreinte de Munetoshi, malgré ses jambes chancelantes.
— Il n'y est pour rien, Maître. C'est moi, et moi seul qui en ait pris la décision, en mon âme et conscience.
— Toi ? Yuya ? Non, c'est impossible...
— Je devais le faire pour que Chamunda puisse vous ramener à la vie, déclara-t-il d'un ton atone.
Un doute venait de naître en lui. L'avait-il bien fait pour cette raison ? Cela... avait été l'élément déclencheur, le déclic d'une idée qui avait déjà germée dans son esprit. Il osait se l'avouer seulement maintenant, mais il s'était préparé à ce choix depuis sa rencontre avec ses origines chamanes en Outremer...
— Ma vie. Ma vie n'a aucune importance, comparée à celle des milliers de personnes qui sont mortes ! Ecoute ! Est-ce que tu entends le chant du monde ? Non, il n'y a plus que la mort et les forces magiques qui gouvernent à présent ce monde ! Je... je t'ai appris tout ce que je sais, je t'ai montré que la Terre avait encore un espoir...
Donnant brusquement un coup de pied dans le sol, Yuya laissa soudainement exploser toutes ses convictions, sous la forme d'une colère animée sur son visage par des traits de renards.
— Maître, voilà trois siècles que l'humanité vit en sursis, alors que la magie lui a été offerte pour qu'elle ait une chance de changer ! Et elle n'a fait que reproduire les mêmes guerres inutiles, retournant encore et encore à l'asservissement des peuples et à l'exploitation des ressources. Il était temps qu'elle ne soit plus toute puissante face à la Nature ! Vous m'avez éduqué, vous m'avez fait voir le monde, et j'en ai forgé ma propre vision, différente de la vôtre...
Elle baissa la tête, et cligna des yeux, comme si ces paroles l'irritaient, puis elle haussa les sourcils, reprenant soudainement son attitude nonchalante habituelle. Est-ce qu'elle comprenait ? Est-ce qu'elle... lui pardonnait ?
Elle s'écarta de Munetoshi doucement et regarda son t-shirt troué en poussant un juron.
— Dis plutôt que tu n'y as pas réfléchi une seconde, imbécile ! Tu t'es totalement laissé emporter dans le groove et maintenant tu dois trouver des explications pour raconter comment tu as foutu le monde en l'air ! Ne t'ais-je pas appris à avoir l'air un peu plus sérieux et convaincu quand tu mentais ? J'ai l'air de quoi avec ton histoire de vengeance sur l'humanité ? C'est presque aussi bidon qu'un discours de Loup !
— Pardon ? s'exclama Munetoshi atterré par le retour de flamme de la sorcière.
— Quelle bande de guignoles vous faites, tous les deux ! Eh, regardez-vous avec vos grands yeux de carpes frites, vous en revenez pas hein ? Mastani revient d'entre les morts, plus en forme que jamais ! plaisanta-t-elle alors que son monologue commençait à l'épuiser physiquement.
Elle se plia en deux, posant ses mains sur ses genoux pour reprendre son souffle lentement.
— Quoi ?! J'ai ouvert le Voile pour vous et... Monsieur Rokkaku vous a soigné ! Vous pourriez au moins nous remercier ! s'écria Yuya sans savoir comment nommer le bossman en sa présence.
La sorcière éclata de rire devant la gêne de son élève, malgré ses pas encore flageolants, et saisit Yuya par l'épaule pour l'obliger à se pencher en avant et lui frotter la tête affectueusement.
— Moi, te remercier, gamin ? Tu rêves ! s'esclaffa-t-elle en le frottant plus énergiquement malgré ses protestations.
Munetoshi haussa les sourcils, consterné, et un sourire bienveillant naquit finalement sur son visage.Mastani était bien de retour parmi eux.
Sans oser approcher, il laissa le maître renouer avec son élève à sa manière et se tourna vers le soleil bleu dont les éruptions magiques zébraient le ciel de lueurs blafardes.
Que le monde était silencieux à présent.
Des herbes folles et des fleurs avaient déjà commencé à pousser au milieu des corps, utilisant la mort pour créer la vie, transformant le champ de bataille en un jardin merveilleux.
Ses Esprits libérés allaient ça et là dans la plaine à la recherche de survivants, sans aucune animosité, tandis que ceux de Mastani reprenaient peu à peu vie.
Le bossman vit quelques Loups de Midgard au loin qui redécouvraient le monde, quittant les montagnes pour le rejoindre. Il n'irait pas à leur rencontre. Cet univers leur appartenait à présent, à eux comme aux Esprits, et il n'avait plus rien à leur offrir qu'ils ne pouvaient trouver par eux-mêmes.
Munetoshi se tourna vers l'est et vit un homme seul, debout sur le promontoire rocheux qu'avait créé Mastani pour protéger les soldats des eaux. Lentement, l'homme retirait ses brassards de général et contemplait le monde nouveau devant lui, impuissant, dépouillé de tous ses atours. Il avait laissé tombé son glaive et son arc, retiré son casque et sa cuirasse, vaincu, prêt à recevoir le châtiment des perdants.
Le sorcier le laissa regarder le paysage là-haut. La réalité était bien assez dure comme punition pour l'Imperator. Combien étaient-ils, ceux parmi ses hommes qui avaient survécu à la chute de la Terre ? Que lui restait-il de peuple à gouverner, d'armées à mettre en marche ? Les vertus chimiques du phosphore qui avaient fait de lui le pourfendeur des dieux étaient à présent inutiles. Elles ne valaient plus rien.
L'errance et la déchéance étaient les seules choses qui l'attendaient.
Où était son allié, d'ailleurs, le prince du Dongnan ?
En se tournant plus vers le sud, Munetoshi le trouva marchant seul, au milieu de la plaine. Allait-il retrouver sa famille ? Chercher si elle avait survécu ?
Zhang Hui levait les mains au ciel, sentant les courants de magie dans l'atmosphère traverser son corps. Il repartait vers le Sud-Est. Le monde du Soleil Bleu pouvait maintenant devenir le théâtre de ses illusions.
D'immenses oiseaux aux poitrails couverts de plumes d'or traversèrent la plaine silencieusement, partant vers le désert, et Munetoshi fut envahi de nostalgie. A quoi ressemblait maintenant l'Outremer ? Est-ce qu'il allait pouvoir y retourner ?
Alors qu'il fixait l'horizon, il sentit une main chaude serrer soudainement la sienne.
— C'est le monde que tu voulais, n'est-ce pas ? Il te plaît ? l'interrogea Mastani en s'appuyant sur lui.
— Ça ne l'aurait pas été sans toi, ma Reine...
Elle l'embrassa doucement et regarda tristement l'Imperator, puis Zhang Hui au loin.
— L'humanité va avoir besoin de comprendre, d'apprendre, dit-il en les voyant errer comme des âmes en peine.
Elle se tourna vers Yuya qui s'était assis dans l'herbe montante pour se laisser transporter par la magie qui irradiait le monde à travers les rayons du nouveau soleil. Ses cheveux volaient au vent et il levait le menton pour laisser la brise caresser ses joues.
Il était en train de prendre conscience de cet univers neuf, qui n'était plus aussi dense et réel que la Terre, mais pas encore aussi abstrait et inconsistant que celui des Esprits.
— Il y aura quelqu'un pour créer un pont entre les Hommes et les Esprits.
Munetoshi se tourna vers le jeune garçon et l'observa un instant.
— Oui, c'est possible. Mais il est encore jeune.
— Le monde lui apprendra, comme il nous a enseigné à tous les deux.
— Et nous ?
— Cette terre est bien assez vaste pour qu'on puisse s'y cacher quelque part, non ? déclara-t-elle en souriant.
— Pourquoi veux-tu que nous nous cachions ? Nous avons enfin notre place ici... Plus que jamais, nous pouvons régner, protesta Munetoshi.
— Parce qu'il faut des responsables, des faiseurs d'Apocalypse, pour porter le poids de ce nouveau monde.
— Mais c'est ton disciple...
— Il n'est pas prêt à en supporter la charge. Comment pourrait-il aller vers les Hommes et les guider après ça ? Regarde nous, l'envoyé du Dévoreur d'Etoiles et la championne de la Déesse de la Destruction ?
— Les antagonistes parfaits... grinça-t-il amèrement. Et puis après tout, à quoi nous servirait la gloire ? Le regard des autres et la responsabilité ? Ça m'a tout l'air d'une autre prison humaine...
— Oui, laissons ça à Yuya. Aller, dit-elle en se serrant contre lui avec un sourire sombre, on a tous notre temps pour leur apprendre à vraiment nous détester, maintenant.
Ils s'embrassèrent à nouveau, plus passionnément. Oui, le monde, peut importe son nouvel aspect, méritait de connaître les flammes de l'Enfer, les vagues du Chaos. Les taverniers pouvaient commencer à cacher leur alcool, les moines pouvaient aiguiser leurs lances et les vendeurs de brochettes faire chauffer leurs grills. Ce serait l'hystérie, la terreur et la débâcle partout sur leur passage. Et cette idée les ravissait déjà.
Après une dernière étreinte fougueuse, Mastani s'écarta de Munetoshi pour s'approcher de Yuya.
— Petit... nous devons partir, annonça la sorcière.
— Je sais, je vous ai entendu, répondit-il en se retournant vers elle négligemment. Vous me laissez me débrouiller seul. Où est-ce que vous avez l'intention de partir ?
Elle s'accroupit dans l'herbe à ses côtés, un instant.
— Probablement l'Outremer, et ensuite... eh bien nous verrons là où les nouilles sont bonnes et où l'alcool est fort. Et toi ? Où vas-tu aller ?
— Il y a tant à faire maintenant... J'ai peur d'être perdu dans ce vaste monde sans vous, Maître.
— Ne m'appelle plus comme ça, Yuya. Tu es ton propre maître, maintenant. Je n'ai plus rien à t'enseigner, si ce n'est à boire. Mais ça... je crois que tu dois une tournée à un Démon du Hasard qui t'en apprendra les rudiments. N'oublis pas d'honorer ton pacte avec lui.
Elle se releva difficilement, encore affaiblie par son retour parmi les vivants.
— On se reverra ?
— On se reverra, affirma-t-elle avant de lui donner une dernière tape amicale.
Et quoi ? Rien de plus ? Pas de longs au-revoir et d'embrassades qui s'éternisent dans des regards pleins de larmes ? Yuya prit une profonde inspiration pour regarder son maître s'éloigner aux côtés du bossman. Non, tout cela n'était pas pour Mastani. Tant qu'il y avait une existence dans ce bas-monde, il n'y avait aucune raison de craindre de ne jamais se revoir.
Et puis après tout, parmi toutes ses batailles, ses marques de son passé qu'elle portait sur sa peau, cette aventure n'avait-elle pas été qu'un minuscule grain de sable pour elle ?
Alors qu'elle ouvrait le sol à ses pieds, elle s'arrêta subitement. Est-ce qu'elle allait revenir l'embrasser ? Lui dire vraiment au-revoir ?
Toujours dos à son disciple, elle leva une dernière fois le poing en l'air, levant son auriculaire et son index.
— Et n'oublis pas, gamin ! « Nous sommes tous sur une route sans fin, à travers le monde, pour le rock'n'roll » !
Yuya sourit tristement. Tout cela lui semblait maintenant bien dérisoire, dans cet univers presque abandonné des Hommes. Est-ce que la philosophie de son maître survivrait à ce nouvel âge ?
Il se rassit face aux montagnes, contemplatif, laissant les sorciers préparer leur départ, et sentit le vide infini reprendre contrôle de son cœur, l'alléger de toutes ses émotions. Il pouvait laisser son maître partir. Peut-être que pour lui aussi, cette aventure ne serait qu'un grain de sable dans un sablier, qu'une anecdote, un commencement, une...
Brusquement, la terre trembla une dernière fois du déplacement souterrain de Mastani, dans un grondement brutal, semblable à celui du tonnerre.
L'onde de choc résonna au fond de Yuya, allumant le feu dans ses entrailles et chassant la plénitude de son esprit dans une nouvelle explosion d'émotions.
Il leva les yeux au ciel, agacé, énervé, puis envahi d'un sentiment de fierté.
Oui. Telle était la réponse à sa dernière interrogation. Le monde aurait toujours besoin de trouble-fêtes malhonnêtes et licencieux pour l'empêcher de tourner droit.
Il lui faudrait ses hellraisers.
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