Aelius se tenait penché en avant, les deux bras posés sur la table, les yeux rivés sur la carte qu'on venait de lui présenter, alors que deux de ses généraux pointaient du doigt deux endroits à la fois. 

—... leur repli sur les collines ne présage rien de bon, nous gagnons du terrain dans la plaine mais les troupes sont à découvert et il n'y a toujours aucune trace des invocations de leur chef, expliqua le Centurion Polius.

— Nous ne devons pas les laisser fuir dans les montagnes en cas de retraite, nos chars ne passeraient pas, ajouta un autre. 

— Oui mais nous pourrions utiliser plus facilement le terrain entre les flancs abruptes ! 

Sans plus écouter ses officiers, Aelius releva la tête vers l'homme qui se tenait devant lui. 

Zhang Hui haussa les sourcils. Affalé dans sa chaise, il avait ôté son costard noir et déboutonné le haut de sa chemise pour mieux respirer dans l'air ardent du combat. 

— Quoi, mon avis vous importe, maintenant ? siffla-t-il en se redressant. 

— Nous sommes alliés, Monsieur Hui. Il est temps de montrer ce que vos troupes savent faire. 

— Et pourquoi cela ? 

Aelius contint le spasme nerveux de ses lèvres supérieures. Cela faisait deux jours qu'il vivait sous la même tente que le nouveau leader du Dongnan, et son caractère volontairement infantile l'exaspérait de plus en plus. Comme si la présence de l'Imperator lui rappelait trop son père, Zhang se faisait un devoir de traiter le Seigneur de Guerre avec autant d'égard qu'un adolescent en pleine rébellion. 

Mais connaissant les pouvoirs du clan des illusionnistes Hui, tout cela n'était certainement qu'une mascarade de plus pour préserver ses troupes et laisser le Kopet Dagh s'épuiser avant d'envoyer le Dongnan rafler la victoire.

— "Pourquoi cela" ? Répéta l'Imperator en frappant la table brutalement, mais vous avez appris la stratégie dans une cours d'université, Monsieur Hui ? Je n'ai rien à vous expliquer. Il vous reste 30 000 hommes en réserve, déployez-les dans les montagnes pour bloquer les Loups !     

— Je ne sais pas... fit le leader du Dongnan en prenant un air boudeur.

— Monsieur Hui n'a pas compris qu'il en va de la sécurité de son enfant à naître, intervint soudainement une voix derrière eux. 

Hudson entra dans la tente en s'appuyant sur ses béquilles et s'arrêta en face de Zhang. Il avait enquêté sur le parrain de la mafia bien avant de travailler pour lui, et il savait pertinemment que sa famille, cette chose si précieuse qu'on lui avait ôté dans l'enfance et qu'il essayait de reconstruire depuis des années, était son talon d'Achille. 

— Ah, on me donne la parole, puis on donne la parole aux traîtres ! Bientôt même les chevaux auront leur mot à dire, ricana Zhang en lançant un regard froid à l'ancien détective. 

— Nous n'avons plus le temps pour ces enfantillages, protesta Hudson.

— C'est ça... oublions le passé. Vous faites bien de le dire, j'allais justement vous parler du corps d'une sorcière noyée qu'on a retrouvé à Shangri-La, j'aurais pu vous dire où on l'avait incinéré, mais tout cela, c'est de l'histoire ancienne...

— Messieurs, nous sommes en guerre. De toute ma vie je n'ai jamais vu une réunion de généraux en campagne aussi ridicule, les coupa sèchement l'Imperator. La Guerre ne supporte pas les vieilles rancœurs, c'est une déesse possessive et exigeante, qui demande toute l'attention de ses serviteurs.    

Hudson ne répondit pas. Il détourna le regard pour cacher sa colère. Moira... Il inspira profondément pour répondre lorsque des cris retentirent à l'extérieur de la tente. 

— Arrêtez-vous ! Reculez !

— Laissez-moi passer ! cria une voix en pleine mue, mais dont le timbre semblait familier au Centurion. 

Il sentit une magie qu'il connaissait bien émaner de l'extérieur de la tente. Il se précipita dehors sans plus faire attention à Zhang Hui. 

— Yuya ! s'écria-t-il en sortant. 

Devant lui, au milieu des généraux du Dongnan et du Kopet Dagh, un jeune garçon aux cheveux mi-longs et à la barbe naissante se débattait furieusement. 

— Monsieur Hudson ? Qu'est-ce que vous... Dites-leur de me laisser passer !   

Se sentant soudainement submergé de souvenirs et de joie, le Centurion fit signe aux soldats de le lâcher et s'approcha pour l'aider à se relever. 

— Yuya, mais qu'est-ce que tu as grandi ! Que fais-tu ici ? 

— Je vous retournerais bien la question, mais je n'ai pas le temps. Je dois prévenir l'Imperator et le Conseil du Dongnan. 

— Il... Il n'y a plus de Conseil au Dongnan, répondit Hudson, inquiet. Vous n'avez pas... été en contact avec le monde civilisé depuis des mois, hein ? 

— Non, nous poursuivions le bossman en Outremer. 

Hudson sentit un coup de froid caresser tout son dos à l'utilisation de ce "nous". Il serra les dents en repensant à ce que Tyros lui avait dit dans le désert.

— Ton... Maître est là ?

— Elle est en train de rejoindre le champ de bataille. Elle...

Alors qu'il allait parler, un immense dragon de flammes et de cendres surgit du centre de la plaine pour se dresser au milieu des armées. Les soldats autour d'eux se mirent à pousser des cris de stupeur. 

— La voilà, finit Yuya en souriant. 

L'Imperator suivit de ses officiers sortit immédiatement de sa tente, alerté par le grondement monstrueux de la bête. Zhang Hui apparut derrière lui, remettant sa veste de costard sur ses épaules sans enfiler les manches. Yuya serra les poings en voyant le symbole du Dongnan cousu sur sa chemise. Décidément, il y avait des chose qu'il ne supporterait plus jamais. Pas après l'Outremer...

— Voici Mastani du Rājavaṃśa ! s'écria-t-il à l'attention de tous les soldats présents, elle vient affronter le bossman pour vous ! Ne la blessez pas ! J'ai un message de sa part pour votre chef !

— Nous avons l'habitude de combattre aux côtés de la sorcière, déclara alors Aelius en approchant avec méfiance, et toi, qui es-tu ? 

— Yuya, voici Titus Aelius, Seigneur du Kopet Dagh, notre Imperator, expliqua rapidement Hudson en sentant que le jeune garçon se renfermait soudainement.   

— Je suis Yuya Taneda, dernier héritier du clan des chamans Taneda d'Outremer et disciple de Mastani, dit-il d'une voix ferme et froide, montrant ainsi sa fierté à afficher le statut interdit de chaman devant le leader du Dongnan.

Zhang Hui écarquilla les yeux et passa une main dans ses cheveux, exaspéré. 

— Je savais que cette sorcière était une source d'ennuis... chuchota-t-il pour lui-même.      

— Tu m'as l'air d'être un disciple averti et puissant, si tu as pu nous atteindre, Yuya Taneda remarqua respectueusement l'Imperator. Quel est le message de ton maître ? 

Rapidement, il amena le jeune homme dans sa tente en faisant signe à Hudson de le suivre. 

Le Centurion essayait de garder un air neutre et professionnel comme ses camarades, mais il ne pouvait empêcher la sueur de perler sur son front. Il avait prévenu l'Imperator des plans des Loups. Tous les deux savaient à présent qu'elle serait la clé pour déchirer le Voile... Il savait ce qui devait être fait. Mais est-ce que Aelius était prêt à sacrifier aussi son élève, un adolescent ? 

Il se retrouvèrent tous à l'intérieur et Yuya ouvrit sa veste noire de cuir, si semblable aux habits de son maître, pour se mettre à l'aise et prendre la parole. 

— Mastani sait ce que le bossman s'apprête à faire. Il n'a pas encore sorti ses Esprits car il attend que vos armées se placent sur la fissure qui se trouve au centre de la plaine. Il va l'ouvrir pour envoyer une partie de vos armées dans l'Autre Monde, où ils seront piégés. Il faut que vous envoyez des ordres rapides pour écarter vos troupes de la fissure, sinon elles serviront de nourriture aux Esprits qui n'en seront que plus puissants pour vous affronter. 

L'Imperator se tourna vers le leader du Dongnan. Zhang ne faisait plus de grimaces sarcastiques, il affichait le même air inquiet et dur que son homologue eurasien. 

— Je vais envoyer l'ordre immédiatement, déclara soudainement l'illusionniste, à la grande surprise d'Hudson. 

Plus que les Sans-Pouvoirs, il connaissait la puissance d'un bossman, et savait ce que celui-ci pouvait faire. 

— Pareillement, siffla l'Imperator d'une voix grave, Centurion de la Sixième Cohorte, suivez-moi, je dois vous voir en privé. Yuya, restez ici le temps que je prévienne mes troupes. 

— Je vous attend, mais faites vite, répondit le jeune homme sans aucune politesse.  

Il ne savait pas qu'on ne donnait pas d'ordres à un supérieur hiérarchique ? Les officiers autour de lui froncèrent les sourcils mais ne voyant aucune réaction de la part de leur chef, ils ne dirent rien. 

Hudson suivit immédiatement Aelius à l'extérieur et ils prirent un chemin entre les tentes pour rejoindre le campement jonché d'antennes et de paraboles des transmissions. 

L'Imperator donna des ordres clairs, qui furent immédiatement transmis à tous les officiers munis d'oreillettes sur le champ de bataille. Puis il se tourna vers Hudson. 

— J'ai vu les doutes dans ton regard, Keith dit-il sur un ton bien moins formel qu'à son habitude. 

— Que comptez-vous faire, Imperator ? Vous ne m'avez pas donné vos intentions depuis que nous savons ce que les Loups préparent.

— Tu as vu ce petit, Hudson ? Tu pensais vraiment que j'allais m'en prendre à lui ? Ce n'est qu'un enfant élevé par un démon, il en prend le verbe et les gestes, mais il a bon fond. Et Mastani elle-même n'est autre qu'une sainte portant la peau d'un monstre démon pour dissimuler ses actes lumineux dans ce monde croupissant. 

Hudson entrouvrit la bouche, estomaqué par la ferveur avec laquelle parlait l'Imperator.

— Qu'est-ce que vous dites ? Mais c'est une sorcière ! Elle a déjà abandonné le Dongnan pour partir explorer l'Outremer, on ne peut pas lui faire confiance !

— Tu as entendu cet enfant ? Nous n'en savons rien. Ils se peut qu'ils aient réellement pourchassé les Loups là-bas. 

— Imperator, je vous ai dit ce que j'ai trouvé à Shangri-La, dans la chambre du bossman. Il nourrit une passion pour elle, et rien ne nous dit que ses sentiments ne sont pas réciproques. Elle pourrait très bien nous trahir et—

— Tu n'as aucune idée de ce qu'elle a déjà accompli pour le Kopet Dagh, et de l'intégrité de cette sorcière, Keith. J'ai confiance en elle, et maintenant que je la sais parmi nous, mon cœur s'apaise. Nous serons victorieux, à ses côtés.       

Hudson dévisagea son Imperator avec incompréhension. Comment pouvait-il lui faire confiance ? Ce n'était pas une Sans-Pouvoir ! Et elle était liée aux Loups par le sang, et... et il avait vu de ses propres yeux ses liens avec le bossman ! 

Son seigneur lui apparaissait soudainement non plus comme un mystérieux chef de guerre mais comme un bon commandant, peut-être trop naïf. Il n'y avait donc que lui pour se rendre compte de la vérité ? 

— Calme-toi, Centurion. Ne porte pas ta colère sur la mauvaise personne, lui intima Aelius en posant une main sur son épaule.

Hudson ne répondit pas. Il baissa les yeux en hochant la tête et l'Imperator le laissa au milieu du campement des transmissions pour aller préparer son char. Le Centurion regarda au loin Yuya qui décrivait aux généraux du Dongnan et du Kopet Dagh l'endroit où se trouvait la faille, et repensa à Mastani. 

Une fois de plus, il se retrouvait seul pour agir. Il n'y avait plus que lui d'assez logique et courageux pour faire ce qui devait être fait, abandonné par les politiciens et les hommes de principes qui refusaient de se salir les mains...