66 IMPERATOR MONTVM Le Général des Montagnes


Hudson regarda le fond de la bassine d'eau avec appréhension. Ça n'avait rien du torrent noir qui l'avait emporté dans les montagnes, et pourtant il y trouvait quelque chose d'étrangement semblable. Lorsqu'il fixait l'eau sombre, il avait l'impression d'y voir la forme spectrale qui le hantait maintenant depuis plusieurs mois. Un homme couvert de noir, aux cheveux mouillés et au regard vide, qui tendait la main vers lui pour l'attirer vers les abysses.

Il sursauta et eut un mouvement de recul, manquant de renverser la bassine.  

La nuit avait été longue, et pleine d'angoisses. Moira, ses liens avec le Dongnan, il avait tout perdu... Et son Invocatrice continuait d'hanter ses nuits, comme si sa présence était devenue plus forte depuis sa disparition. 

Il ferma les yeux en pensant à ce corps fin et pâle qu'il ne retrouverait jamais, probablement immergé dans les eaux limpides d'une rivière de montagne...

Il fallait pourtant qu'il retourne à la réalité, qu'il se lave le visage, qu'il libère sa peau de la poussière et de la sueur, comme tous les matins de ces dernières semaines dans le désert.  

 Il essaya de plaquer en arrière sa mèche trop raccourcie, par réflexe, et contempla son visage amaigri et tanné par le soleil. Il avait l'impression d'être l'un d'eux à présent, comme si même ses yeux s'étaient assombris en s'habituant au désert, se plissant naturellement pour se protéger de la lumière trop forte. Ses cheveux étaient passés à un blond doré étrange.

Il lava sa tête sans oser la plonger entièrement dans la bassine, de peur que de vieux souvenirs ne resurgissent, et s'essuya rapidement alors qu'il entendait le bruit régulier de lances et de glaives qui frappaient des boucliers. 

— Ça y est, on y est, c'est la putain de guerre, murmura-t-il pour lui-même en enfilant des brassards de cuir sombre. 

Il se tourna vers la cuirasse épaisse qui lui avait été posée directement sur son lit de camp et observa l'aigle du Kopet Dagh gravé dessus. 

Il y avait eu droit au retour des auxiliaires partis en reconnaissance à Shangri-La. Ils y avaient découvert une ville déserte, presque totalement abandonnée, portant les marques des affrontements là où Hudson les avaient indiquées. 

Les souterrains avaient été inondés volontairement et le reste du monastère central était parti en cendres. La mort de La Sirène avait pu être confirmée par les otages qu'ils avaient fait en trouvant les Loups retardataires qui se préparaient à partir pour le Karakhitar. 

A partir pour Balasagun, oui, c'était évident, même si ces Loups de bas étages n'avaient pas voulu révéler cette information. Cela avait suffit pour qu'Aelius offre sa confiance au détective. Et une place dans ses rangs.  

Hudson passa à sa taille la ceinture de lanières pendantes qui protégeaient ses cuisses avant d'enfiler une cotte de maille faite d'un métal sombre.

Un enfant du Dongnan aux cheveux parfaitement rasés entra dans la tente en restant accroché au rideau d'entrée. Son teint sombre et ses yeux fins rappelèrent au détective le visage de Dawan et des bergers des contreforts du Tibet septentrional. 

— Centurion de la Cohorte VI ? demanda respectueusement l'enfant.

Hudson sourit, attendrit par ces airs si familiers des enfants du Dongnan qui lui rappelaient son ancienne vie à Yunhai. Le genre d'enfant des rues à qui il donnait toujours un pain vapeur, 饅頭, avant de partir au commissariat...

— 這是什麽名字啊,叫我Keith吧!(zhe shi shenme mingzi, jiao wo Keith ba, qu'est ce que c'est que nom, appelle-moi donc Keith !)  

L'enfant lui jeta un regard dénué de tendresse, plein de mépris.

— Centurion de la Sixième Cohorte d'Auxiliaires, dit-il d'une voix plus sèche, militaire, l'Imperator attend dehors pour voir vos progrès. Il ordonne que vous sortiez sur le champ pour vous présenter face à votre adversaire.      

Hudson leva les yeux au plafond de sa tente. Y'a plus de jeunesse... 

  — Préviens l'Imperator que j'enfile mon armure. Et... attends une seconde avant de partir ! 

L'enfant qui s'était immédiatement retourné vers l'extérieur obéit et s'arrêta. 

— Oui, Centurion ?

— Je n'ai pas eu le temps d'aller au pilori ce matin. Est-ce que l'émissaire a parlé ? 

— Lequel, Centurion ? 

— Hum... Celui des Loups, dit-il au hasard pour commencer. 

— Dès la relève de la garde, il a continué de répéter la même chose. Les mêmes divagations depuis trois jours. Que le Soleil Bleu ferait de lui un roi et que nous allions tous périr dévorés par les Esprits... 

— Le manque d'eau et le véritable soleil ne l'ont pas encore affaiblis... Et l'autre émissaire ?   

— Il a continué de répéter que c'était une grossière erreur et qu'il était dans notre camp. 

Hudson s'esclaffa en enfilant sa cuirasse. Une semaine auparavant, alors qu'ils venaient de monter le camp au milieu du désert de Gobi, un émissaire du Dongnan leur était venu pour leur annoncer les nouvelles dispositions de son Etat et la part qu'il souhaitait prendre dans la guerre contre les Loups. 

Zhang Hui avait éliminé le Conseil. Le Dongnan était passé à la force pour bloquer les Loups en préparant ses sorciers au combat et en renforçant la sécurité aux frontières pour éviter que d'autres paysans ne soient enlevés. Et le nouveau tyran au pouvoir avait demandé à ce que le Kopet Dagh se mette à partager ses informations pour préparer une attaque d'envergure sur les Loups. Quelle douce illusion...

Aelius n'avait pas particulièrement réagit à la nouvelle. Il savait pertinemment ce que son message public avait fait au Dongnan, et il s'était attendu à ce que la réponse se fasse avec un nouvel interlocuteur. Et il savait aussi que Zhang était le seul ayant assez de courage et de stupidité pour se mettre à la tête du Dongnan seul. 

Par conséquent, leur première prise de contact s'était faite sans surprise. 

Une fois de plus, les Hui montraient leur appétit insatiable pour le pouvoir.   

Au fond, ce n'était pas une mauvaise chose... Sur le court-terme. Le rejeton ferait un allié téméraire et entreprenant face aux Loups, qui pourrait tenir le pays le temps d'une crise. Mais il serait parfaitement incapable de le gérer sur une longue durée en période de paix. Zhang n'était pas fait pour diriger selon les règles, il ne pouvait régler ses affaire que dans l'ombre protectrice de politiciens fantoches. 

Sans eux, il était à découvert, incohérent et ne comprenait rien de l'exercice le plus périlleux de la politique, celui que les mafieux maniaient si mal: la rhétorique. Car l'art de convaincre n'était pas celui de persuader, et si Zhang savait persuader par la force, la manipulation ou la corruption, il était incapable de se faire aimer du peuple. 

Et son régime n'avait rien de nouveau à proposer. Un nouveau gouvernement autoritaire, dirigé par un homme sans scrupules ? Cela ne fonctionnerait pas. Il faudrait que le Dongnan change, qu'il laisse plus de place aux Sans Pouvoirs après cette guerre. 

C'est pour cela qu'Aelius avait décidé de ne pas laisser Zhang contrôler l'attaque. Il aurait les informations qu'on voudrait bien lui faire parvenir, et il devrait comprendre que son "armée" de sorciers tout juste sortis de l'école ne présentait aucun avenir. Elle serait envoyée en première ligne pour occuper les Loups. 

Tout ce qui intéressait le Kopet Dagh, c'était le ravitaillement que le Dongnan pouvait lui fournir.

Pour bien le faire comprendre à Zhang Hui, on avait installé son émissaire au pilori, juste en face de celui des Loups, qui était venu peu avant pour annoncer la fin des temps et offrir aux Sans Pouvoirs une chance de sédition. Deux factions étrangères au Kopet Dagh, dont aucune ne méritait de traitement de faveur. 

Hudson ficela la dernière lanière de sa cuirasse et ramassa son casque de centurion en cuir avant de se diriger vers la sortie. 

— Ne faisons pas plus attendre l'Imperator. 

La puissante lumière du soleil l'éblouit un instant et la première ombre qu'il vit fut celle de deux dromadaires gigantesques qu'on faisait passer sur le chemin de sable devant sa tente. 

Une caravane venait d'arriver pour approvisionner le camp. Des caisses en provenance du Dongnan, des villages isolés et des villes frontalières qui avaient choisi d'aider le Kopet Dagh en faisant fi des ordres du nouveau tyran. 

Il entendit les grognements des animaux de bât et leur piétinement qui soulevait le sable en grand nuages à des kilomètres à l'est. Le désert était trop inhospitalier pour les véhicules, particulièrement la zone de dunes qu'il leur restait à franchir avant d'arriver au Karakhitar. Le sable se déplaçait en vagues, au gré du vent, et aucune route ne survivait à ses flots impétueux. Certains appelaient cette zone la Mer de Sable des Villes Englouties, car des villes entières y avaient déjà disparues. 

C'est une mer de tentes qui attendait Hudson pour l'instant. Nullement alourdit par son armure, il se mit à slalomer entre les tentes et les feux de camp au pas de course, gardant une main posée sur le pommeau de son épée. Il rejoignit une grande place de sable où les cargaisons étaient descendues des dromadaires.  

Il remonta un peu plus haut vers le quartier d'entrainement, la caserne improvisée du campement. Là, sur une autre place de sable où les hommes passaient en rang pour des exercices matinaux, l'attendait l'Imperator. 

Aelius ne portait pas tout le temps son immense cape carmin et son armure de combat. C'était un Seigneur de Guerre et un général victorieux, mais c'était avant tout un homme qui ne s'embarrassait du protocole que pour se faire respecter. 

Comme à son habitude lorsqu'il n'y avait pas de menace directe, il faisait nouer ses cheveux moins fermement dans son dos et ne portait qu'une tunique de coton blanc, retenue à sa taille par une ceinture qui servait aussi à retenir son pugio, une dague qu'il gardait toujours près de lui. Le pantalon plus sombre et déjà coloré de sable qu'il portait laissait penser qu'il avait lui aussi participé aux premiers entraînements de la journée.  

Hudson ne put retenir un sourire en le voyant ainsi, regardant ses troupes défiler d'un œil expert. C'était bien le premier politicien qu'il rencontrait qui s'entraînait parmi ses hommes. Aelius était un homme passionné, un perfectionniste qui cherchait le meilleur dans chaque chose et dans chaque homme. Sans lui, le détective aurait probablement péri dans les montagnes ou de la main de Zhang Hui à son retour au Dongnan. Aujourd'hui il était centurion, il dirigeait une cohorte de cinq cents hommes...   

Il s'avança face au Seigneur de Guerre et s'inclina respectueusement face à lui. 

— Centurion Hudson de la sixième cohorte d'auxiliaires, se présenta-t-il humblement. 

— Tu es en retard, Centurion. Pourquoi n'étais-tu pas ce matin en train de courir avec tes soldats ? Ils se sont levés à cinq heure pour s'échauffer et n'ont pas vu leur officier s'exercer avec eux. 

— Je... j'ai passé la nuit à utiliser mes sens de Pisteur pour essayer... de percevoir quelqu'un. 

L'Imperator s'approcha de lui d'un pas lent et se pencha près de son épaule pour murmurer à voix basse:

— Les morts sont toujours muets, mon ami... Je suis navré pour ta perte.  

Hudson hocha la tête, remerciant l'Imperator pour sa compréhension. Au cours de sa première semaine au Kopet Dagh, il s'était entièrement livré  à Aelius. Comme tout auxiliaire rejoignant son armée, il avait dû accepter de révéler chaque détail de sa vie antérieure devant un tribunal militaire qui devait le juger apte à rejoindre le Kopet Dagh. 

Il avait réussi haut la main. 

Son histoire personnelle était de celles qu'Aelius aimait entendre. Celles d'hommes talentueux et investis qui se retrouvaient isolés et déconsidérés par un système corrompu et des patrons ignorants. 

Après le tribunal, l'Imperator avait fait venir l'ancien détective dans ses quartiers pour lui poser plus de questions, et c'est là qu'il avait parlé de Moira. Evidemment, ce que voulait le Seigneur de Guerre, c'était entendre parler de sa vieille connaissance, Mastani, et Hudson n'arrivait toujours pas à savoir quelles étaient les relations d'Aelius avec la sorcière, mais il avait été obligé d'évoquer ses enquêtes et la présence de Moira.  

Aelius s'écarta alors de lui et reprit d'une voix forte pour qu'elle porte dans le campement:   

— Eh bien, puisque tu ne fais pas tes exercices avec tes hommes, nous allons voir ce que tu donnes en combat sans échauffements, Centurion ! Taches de bien te battre, car c'est l'honneur de ta cohorte qui est en jeu. Soldats ! Votre officier va se battre pour vous ! Il affrontera le Centurion Polius de la Première Cohorte de cavaliers !    

Hudson grinça des dents silencieusement. Le Centurion de la Première Cohorte était un citoyen du Kopet Dagh, un guerrier immense issu d'une famille noble, qui avait grandi avec ses règles strictes et la meilleure éducation militaire possible. 

Il dépassait Hudson de deux têtes et ses épaules puissantes supportaient quotidiennement le poids d'une cuirasse ornée de peau de monstre aux couleurs fauves qui lui donnait un air encore plus imposant.  

Le détective vit le Centurion Polius s'approcher d'une démarche puissante. Les soldats commencèrent à s'attrouper autour de la place. Les cavaliers de la première cohorte se mirent à frapper le sol de leurs pieds et s'attroupèrent autour de leur officier en l'acclamant. 

Ce genre d'affrontements de gradés était courant dans le camp de l'Imperator. Il estimait que les hommes ne méritaient de se battre que pour des chefs vaillants et déterminés à se battre pour leur honneur. 

Hudson trouva des hommes de sa cohorte dans la foule qui se constituait. Ils se différenciaient des autres par leurs tenues moins régulières, parfois rehaussées de vêtements traditionnels des montagnes, de tissus de la péninsule indienne ou de tatouages d'Outremer. Les auxiliaires étaient des soldats non-citoyens, des étrangers se battant corps et âme pour le Kopet Dagh, à qui on laissait encore un peu de leur ancienne culture, avant qu'ils ne s'illustrent par leurs faits d'armes et qu'ils n'embrassent la citoyenneté.

Polius s'inclina profondément devant l'Imperator et se défit de sa lourde peau de bête. On lui jeta un long bâton de bois. Il se mit le faire siffler dans l'air en le faisant tourner à sa gauche puis à sa droite. 

Sa longue barbe noire et son grand nez lui donnaient des airs de vautour, fixant le monde du haut de son perchoir, et pourtant, aucun sourire malsain de charognard ne s'affichait sur son visage. Voilà ce qui qualifiait les centurions expérimentés dont Hudson devait s'inspirer. Le respect et la discipline. Il en était encore loin, il le savait pertinemment, mais Aelius lui avait fait confiance en lui laissant gérer des troupes. Il fallait qu'il s'en montre digne.  

Il se tourna vers les hommes de sa cohorte, qui portaient pour emblème un bélier, et leva le bras pour répondre silencieusement à leurs encouragements. Ils étaient fiers, confiants.  

Quelques semaines plus tôt, il aurait été terrifié, il aurait cherché le réconfort pernicieux de sa flasque de whisky, il aurait voulu prendre ses deux colts pour se défendre, il aurait cherché à attaquer son ennemi rapidement, après l'avoir désorienté par la parole, pour cacher sa propre incompétence au combat...

Mais il n'avait plus besoin de tout ça. 

Il était Centurion du Kopet Dagh. 

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