Ils remontaient le tunnel en frôlant les ombres d'hommes et de femmes des siècles passés.

— Qu'est-ce qu'on va faire maintenant, Maître ? On va détruire les Chasseurs de Kraken ?

— Ils sont sympa, surtout ton oncle, là... Mais ils ont une propension à vouloir détruire le monde qui m'emmerde un peu quand même...

— Il a essayé de me transformer en l'un des siens, Maître. En tant que mon ancêtre, je ne peux pas le laisser errer comme une âme en peine. Toute ma famille préférerait qu'il repose en paix et qu'il passe définitivement de l'Autre Côté.    

— Je te laisse le faire alors. Tiens, tu n'as plus les armes que t'a laissé Ian ? 

— Je préfère... Ne plus trop tenter le destin. 

— Ca ne t'as pas trop servi pour l'instant ?

— Si, mais je préfère que les choses m'arrivent quand elles doivent m'arriver. Ce voyage m'a aidé à y voir plus clair, mais je ne sais pas si je suis prêt à relever tous les défis que j'y ai vu... 

— Tu as rencontré des Esprits ?

— Ceux de mon clan, les renards ! Et puis j'ai aussi vu... Le bossman...

— Je me disais bien que tu n'aurais pas pu repartir comme ça. Ca a été ?

— Il m'a parlé des Esprits que vous gouvernez, et de ce qu'il attend de vous.

— Je sais. 

— Et... qu'est-ce que vous en pensez ?

— Qu'est-ce que j'en pense ? Qu'est-ce que ça change, ce que j'en pense ? Au final, il faudra le tuer, comme tous les autres Loups, que ce soit le dernier Voyageur ou le premier... 

Elle continua sur un ton plus amer et triste qui surprit Yuya:

— C'est vrai qu'on a beaucoup en commun. On peut se mettre à la place des Hommes et des Esprits, même si lui et moi on est pas trop du même côté. On a les mêmes types de pouvoirs et après nous... Il n'y aura plus personne. 

Elle inspira profondément avant de reprendre:

"Et puis... s'il était un peu moins lâche et s'il ne se laissait pas dominer par ce Dieu Noir, ça aurait pu mieux se passer entre nous. Avec le pouvoir qu'on a, on ne peut pas se permettre de trop pencher d'un côté ou l'autre de la balance. Il faut qu'on sache rester impartial... Mais non, il est là, à se prendre pour le sauveur du monde, à tout gâcher... Et je vais devoir le tuer. 

Yuya sentit une pointe de colère et de peine dans sa voix et tenta de se retourner vers elle, mais elle le maintint par les épaules pour ne pas qu'il bouge. Qu'est-ce qu'elle ne voulait pas qu'il voit ? Sa tristesse ? Est-ce qu'elle pleurait ?

Il resta de dos, respectant la pudeur de Mastani et releva la tête vers la lumière dont ils se rapprochaient à une vitesse vertigineuse.    

— Maître ?

— Quoi ?

— Je suis content que le destin m'ait mis sur votre route.    

Elle lui ébouriffa les cheveux gentiment sans répondre. Il comprit qu'elle était trop remuée pour s'étaler plus en sentiments. 

— On arrive au bout, on va sortir dans l'eau et on aura pas l'avantage. En plus ton oncle nous attend, alors essaye de concentrer toute la magie possible tant qu'on est dans l'Entre-Monde. 

Ils se mirent à emmagasiner toute la magie possible autour d'eux en fixant la lumière blanche, jusqu'à ce qu'ils jaillissent d'un seul coup de la fissure. Ils se retrouvèrent écrasés par la pression de l'eau et le froid, et Yuya se tourna immédiatement vers le mort qui nageait juste au-dessus de lui. 

Il n'avait pas simplement préparé sa magie. Il s'était préparé à ce qu'il allait dire. Ses mouvements ralentis par l'eau et la pression, il se défit lentement de son collier de perle et le tenant d'une main, il pointa de l'autre le chasseur de kraken.

Il projeta son esprit vers lui pour que ses pensées l'atteignent. 

"Chasseur de Kraken ! Toi qui est membre de ma famille, tu sillones les mers depuis trop longtemps sans pouvoir trouver le repos ! Tu as bien servi les Hommes en nous protégeant des monstres marins, mais aujourd'hui ta pénitence prend fin. 

Moi, Yuya Taneda, chaman d'Outremer, je te libère de tes vieilles chaînes, je te défais de ta malédiction, et je t'ordonne de quitter le monde des vivants !"

Yuya ferma les yeux et sentit la magie dans ses veines qui se projetait dans l'eau pour libérer le mort de son maléfice. Sur Terre, comme dans le Monde des Esprits, la magie était une affaire de volonté, comprit-il, elle prenait les formes et la force qu'on lui imposait. 

Il rouvrit les yeux et sourit une dernière fois à son ancêtre. 

"Va en paix"

Le chasseur le fixa de ses yeux bleus électriques et son corps grisâtre se mit à briller. Il disparut dans un éclat de lumière soudain, ne laissant derrière lui que sa boucle en or qui se mit à tomber lentement vers les profondeurs. 

Yuya l'attrapa au passage et se mit à nager vers la surface avec Mastani. Il était temps que les morts retrouvent leur place dans ce monde. 

Ils sortirent de l'eau en même temps et trouvèrent le Vindsang en proie aux flammes. Un homme seul sur le pont faisait face à l'équipage aux yeux bleus, agitant autour de lui une torche enflammée pour les repousser, hurlant comme un fou dans le silence étrange des morts et de la glace. 

— C'est mon putain de bateau ! Et je vais vous jeter à la grande baleine blanche et aux krakens ! s'égosillait Grønvold de tous ses poumons. 

Prenant Yuya avec elle, Mastani bondit à bord et atterrit entre deux brasiers de feu vert de Saint Elme. 

— Grønvold ! Qu'est-ce que vous faites, remontez sur le brise-glace, je vous ai dit qu'on s'occupait de ceux-là !

— Vous aviez disparu ! J'ai cru que ces diables vous avaient emporté !

— Ça, ils sont pas prêts d'y arriver. Yuya, donne-moi ta main, et refais ton truc de moine, là !

— Le sort de bannissement de malédiction ? C'est juste de l'improvisation, Maître !

— Eh, comment tu crois que j'invoque des démons ? Suffit de donner l'air de maîtriser ce qu'on fait ! Vas-y, je vais te donner l'énergie pour les avoir tous !  

L'étudiant se positionna devant les morts en reproduisant les mouvements qu'il avait fait pour son ancêtre et concentra la magie dans sa main. 

Il donna un coup de pied dans le sol comme pour prendre tout le bateau dans son sort. Pourquoi de cette façon ? Il n'en avait aucune idée, il lui semblait avoir vu ça dans une vieille série télé quand un sorcier tuait des monstres. Si ça ne marchait pas, au moins ça avait le mérite de retenir l'attention des chasseurs. 

Il glissa l'anneau de son ancêtre entre ses doigts qui tenaient le collier et se mit à siffler entre ses dents comme s'il aspirait la magie entre ses lèvres. 

C'est ce que faisaient les Tengu avant d'attaquer selon les légendes que lui racontaient sa mère quand il était petit. Il sentit ses poumons se gonfler de magie et équilibrer le poids de son corps ainsi que sa charge énergétique. Ces vieilles légendes avaient donc du vrai !

— Vous tous, chasseurs de krakens ! Vous avez erré assez longtemps sur Terre, votre chasse sur ces océans prend fin aujourd'hui ! 

Mastani envoya tellement de magie dans le corps de son disciple qu'il eut du mal à la contrôler, il se sentit envahi d'une chaleur puissante qui accélérait subitement son rythme cardiaque et lui donnait envie de vomir. Il avait envie de sauter partout et de s'en prendre à ses ennemis à main nue, soudainement, comme le capitaine lorsqu'ils l'avaient sauvé. 

Consciente que la dose était trop forte pour Yuya, la sorcière diminua la quantité de magie qu'elle lui envoyait et il put poursuivre:

— Je vous bannis de ces mers ! Je brise les chaines de votre malédiction et je vous libère de cette existence ! 

Il relâcha toute la magie emmagasinée et libéra un puissant rayon de lumière fragmenté qui brûla immédiatement les morts comme un laser. Le sort fut si puissant que même le général des Loups disparut instantanément. 

Dès qu'il cessa d'imposer la pression magique à l'aide de ses bras, Yuya tomba en arrière, étourdi par le sort. Mastani le rattrapa par les aisselles et l'aida à se relever. 

— Guérisseur et exorciste, tu vas pouvoir ouvrir ta propre école, gamin ! s'écria-t-elle enchantée. 

Il ne restait plus un seul mort à bord du bateau, et les flammes vertes s'évanouirent immédiatement. 

Le capitaine reprenant son pavillon se mit à courir dans tous les sens pour examiner l'état du bateau.    

— Qu'est-ce qu'on va faire maintenant ? demanda Yuya essoufflé.

— On reprend le Vindsang, il ira plus vite que ce vieux cachalot peuplé de mollusques, cracha Grønvold du haut de la salle de pilotage. 

Mastani acquiesça. 

— Le plus vite sera le mieux. Ils faut qu'on montre aux Loups qu'ils ont les chiens de l'Enfer qui leur colle au cul. 

En moins d'une heure, ils remirent en état le remorqueur et libérèrent l'équipage du brise-glace. Trop heureux de retrouver son bateau et de savoir que son équipage avait terminé son errance, Grønvold lança les machines à pleine vitesse et ils atteignirent le continent en seulement une journée. 

Le Vindsang accosta bien plus au nord que prévu, sur un banc de sable qui faisait face une forêt boréale, la Taïga sibérienne. Alors que Mastani et Yuya se préparaient à débarquer, Grønvold vint les saluer une dernière fois. 

— Je ne me fais pas de soucis pour vous, vous avez déjà supprimé deux des généraux des Loups, vous n'allez faire qu'une bouchée de cette bande d'illuminés, dit-il en s'approchant. 

— Merci Grønvold, pour votre aide... Vous avez perdu beaucoup à cause de nous. 

— Ne dites pas ça, je l'ai fait pour une cause, et mes hommes aussi. Et puis... Vous avez sauvé mon âme ! Ne perdez plus de temps avec un pauvre vieux marin comme moi, maintenant. Vous savez que je n'irai jamais plus loin dans les terres...

— Merci pour votre aide, dit Yuya en s'inclinant. 

— Toi, petit, tu as de l'avenir sur un bateau. La mer t'apprécie, respecte-la toujours comme une sainte. Et vous... n'oubliez pas que vous me devez toujours une tournée à Heidao !

Mastani éclata de rire et le gratifia d'une poignée de main forte.

— Prenez soin de vous, Grønvold. Aller, Yuya ! Assez traîné ! 

Ils sautèrent dans l'eau glacée depuis le pont avant et montèrent sur le banc de sable pour regarder le Vindsang s'écarter de la côte et partir pour le sud en mugissant à grand coups de corne de brume. 

Cette fois-ci, il n'y avait plus de matelots pour chanter Hanging Johnny sur le départ, et c'est Yuya qui reprit le chant dont il se souvenait un peu en le sifflant dans le vent. 

Ce vieux chant qui parlait d'un marin amateur de pendaison encouragé par son équipage résonnait étrangement après ce qu'ils avaient combattu. Il jeta un œil à Mastani qui était déjà tournée vers l'est. A quoi pensait-elle ? 

— A la solidité et la longueur de la corde dont je vais avoir besoin...   

https://youtu.be/c1dbzNqEz0E