64 山海間 Entre Montagnes et Mers
Les nuages passaient sur les montagnes en découvrant puis recouvrant leurs sommets pointus toutes les minutes. Elles semblaient se mouvoir dans la brume, comme si le monde tout entier avançait dans une lente marche d'errance.
Yuya sautait d'une roche à l'autre, s'aidant de sa queue pour se stabiliser lors de ses sauts. Il suivait Seika et Tobihi depuis maintenant ce qui semblait être une journée complète, car les lueurs du ciel blanc commençaient à se teinter de jaune ocre.
Même si le jeune apprenti trouvait ce paysage magnifique, il n'arrivait pas à réellement l'apprécier. Il n'y avait pas d'étoiles, pas d'astres dans le ciel, et sans ceux-ci, ces montagnes n'étaient que des pierres noires couvertes d'une vaste étendue laiteuse sans âme.
Ils arrivèrent sur le flanc d'une montagne où avaient été posées de lourdes dalles de pierre grises, au beau milieu de la végétation. Couverte de lianes et de fougères, cette allée serpentante était à peine visible.
Entre les camphriers et les ficus géants qui couvraient cette forêt brumeuse, Yuya aperçu les formes blanches de statues représentant des Esprits... Comme sur l'île des Rokkaku...
Ils approchaient donc. Les deux autres renards, qu'il considérait maintenant comme ses propres oncles et tantes, avaient totalement cessé de parler. Ils respectaient un silence presque religieux et s'étaient remis à quatre patte pour se glisser dans les herbes.
Ils montèrent jusqu'au sommet de la montagne en empruntant des centaines de marches, et pénétrèrent une brume dense par-delà la forêt, à une hauteur où ne poussaient plus que des herbes folles.
Un vent puissant balaya alors la montagne et Yuya découvrit un grand temple de bois noir, au toit très bas et évasé, semblable à l'architecture antique du Dongnan.
Seika et Tobihi s'arrêtèrent devant une grande porte de pierre près d'une petite pagode à l'entrée du terrain sacré du temple, délimité par un mur d'enceinte.
— Nous n'irons pas plus loin, jeune héritier. C'est ici que nous nous quittons, déclara alors Seika avec beaucoup de politesse. Le Voyageur va vous ramener dans votre monde.
— "Les montagnes bleues s'étendent par-delà le mur nord, des eaux blanches bouillonnent à l'est de la ville. Nous sommes ici pour nous dire au revoir, comme une graine de pissenlit solitaire partant pour des milliers de lieux. Les nuages flottants dans l'esprits du voyageur, nous nous quittons en faisant signe de la main, et les hennissements des chevaux nous séparent." récita soudainement Tobihi avec un sourire triste.
Elle prit entre ses deux mains les pattes de Yuya et les joignit pour le saluer en retenant une larme.
— Nous attendrons votre retour avec impatience, fit Seika en le saluant à son tour d'une accolade virile qui cachait mal sa peine.
— Merci, je serai éternellement reconnaissant pour l'aide que vous m'avez apporté, répondit Yuya. Rentrez bien, je ferai tout mon possible pour rentrer rapidement.
Les trois renards s'inclinèrent avant de se quitter et Yuya se retourna vers le temple.
Il entra dans la zone sacrée du temple et ressentit immédiatement la magie fantôme l'entourer. Tout autour de lui semblait inconsistant et sans réelle place dans ce monde. C'était comme si... Le Vide pouvait habiter un espace. Comme si le Rien pouvait être contenu.
Cette pensée n'avait rien de nouveau pour Yuya. Des centaines de philosophes taoïstes avaient tenté de l'expliquer avec des mots dans le monde des Humains. Ils avaient tenté de comprendre avec une perception d'homme ce qui était du fait des Esprits et de la Magie... Le Vide, la Voie, le Dao...
Il entra dans le temple et s'assit devant l'unique statue qui emplissait l'espace. Un homme en armure, au visage fin et aux cheveux mouillés, posant un pied sur une tortue enlacée par un serpent. Le Dieu Noir.
La brume entra dans le temple par les portes et Yuya sentit une présence à ses côtés. Sans y prêter attention, il se pencha en avant pour signifier son respect au dieu. Qu'il soit l'allié de son ennemi ne changeait rien au respect qu'il devait aux Esprits Supérieurs.
Il se releva après trois génuflexions et passa dans la salle arrière, la cour qui comprenait souvent un petit jardin avec un bassin dans les temples traditionnels. Dans celui-ci, il y avait effectivement un bassin, avec un petit îlot au centre où se reposait une grue à tête rouge.
Un petit autel avait été placé au fond. Dessus, seule une plaque gravée signalait la présence d'une divinité. 玄天上帝 Le Dieu du Ciel Noir.
— Que fais-tu ici, Yuya Taneda ? demanda soudainement une voix sortie de la plaque.
Était-ce le dieu qui lui parlait ou un coup du bossman ? Il faillit répondre que c'était les suites de coups du destin causés par un Esprit du Hasard qui l'avaient amené ici, mais il réalisa soudainement quelque chose qui l'empêcha de parler immédiatement. Le "hasard" qui l'avait porté là n'avait rien d'innocent, de purement aléatoire et d'injuste.
Ce hasard dont se vantait Ian, l'Esprit de Mastani, apparut soudainement d'une toute autre nature. Il n'existait pas réellement de bonne ou de mauvaise chance, comprit Yuya.
Ces "coups du destin" n'étaient en réalité que des coups de fouets donnés aux chevaux qui le menaient vers sa destinée. Ce n'était que du carburant pour le pousser à rencontrer violemment ce qui l'attendait.
— Je suis ici pour vous rencontrer, déclara-t-il simplement.
— En es-tu sûr ?
— Maintenant oui.
— "Maintenant"... C'est tout ce qui importe.
— Je viens vous demander pourquoi vous voulez briser le Voile. Quel intérêt y trouvez-vous ?
— Malgré le Voile et la Fracture, l'équilibre entre les deux Mondes n'est plus. Les Hommes ont voulu supplanter les Esprits en supprimant tous leurs contacts avec eux. Il est temps qu'ils appartiennent tous au même monde pour que les Hommes apprennent à nouveau à vivre avec les autres.
— Il y avait les chamans pour ça. Je sais qu'ils ont été détruits parce qu'ils faisaient peur aux Hommes, mais ils peuvent revenir. Leur sang coule toujours dans les veines des jeunes générations.
— Oui, les chamans existent toujours. Ils doivent guider les hommes vers l'humilité et la soumission aux Esprits.
— Pourquoi est-ce que c'est vous... et pas un autre dieu, qui se charge de cela ?
— Parce que l'eau et les ténèbres sont la substance de ce monde. Tandis que le vôtre est fait de terre et de lumière.
— Le carbone et les astres... comprit Yuya. Je sais ce que vous voulez faire de la Terre. Mais en tant que dieu, n'avez vous pas de pitié pour toutes les âmes humaines qui vont disparaître ? Les habitants de notre monde ne sont pas faits pour le vôtre.
La plaque de bois ne répondit rien. Au lieu de cela, un rire bien réel s'éleva dans la temple, et une ombre se glissa dans la cour derrière Yuya. Il se retourna vivement et tomba nez-à-nez avec le bossman. Ses cheveux avaient poussé depuis qu'il l'avait vu à l'université Kunlun. Il avait toujours le même air étrangement calme et profond qui perturbait le jeune étudiant.
Il se retransforma immédiatement en humain, se sentant plus apte au combat sous cette forme.
— Tu demandes à un dieu s'il est capable de pitié ? Tu n'as pas idée de ce qu'est la "pitié" des dieux...
Yuya recula alors qu'il s'approchait. Il portait une tenue de tissu noir et rouge avec une cuirasse qui couvrait son torse et une lourde ceinture ornée de plaques de bronze terne. Une tenue de Karakhitan du désert, pensa immédiatement l'étudiant.
—Je n'imaginais pas que tu entrerais dans ce monde aussi tôt, poursuivit Munetoshi, cela prend normalement des années aux chamans...
— Je vous ai vu dans le tunnel qui m'a mené ici. Vous et Mastani aussi vous étiez jeunes les premières fois où vous êtes venus, répondit Yuya sur la défensive.
— C'est vrai. Ce monde nous a attiré bien avant notre maturité, parce qu'il ne pouvait pas attendre.
— C'est pour ça que vous cherchez tellement mon maître ? N'est-ce pas ? Vous avez vécu la même chose... ou quelque chose de similaire, et vous vouliez rencontrer quelqu'un qui sache exactement ce que ça faisait que de se sentir aussi proche des Hommes que des Esprits ? comprit Yuya tout en parlant.
— Quelqu'un qui comprenne ce que le monde des Esprits a à apporter aux Hommes.
— Mais vous avez déjà converti des centaines de personnes à cette cause. Pourquoi vous avez besoin de son assentiment ?
— Tu n'es pas encore resté assez longtemps dans ce monde pour le comprendre, mais ton maître est la Reine du Royaume Terrestre. Elle est liée à tous les Esprits des profondeurs, les créatures qui sont particulièrement liées à la Terre. Ça doit te paraître contradictoire. Mais les Deux Mondes ont toujours été en écho l'un avec l'autre. Et si les Hommes ont toujours parlé et craint les monstres issus de la terre, du feu et des Enfers, c'est qu'ils sont plus liés à la Terre et qu'ils aiment y apparaître, tandis que d'autres créatures appartenant à d'autres royaumes se contentent tout à fait du monde des Esprits.
La magie de Mastani est plus forte sur Terre qu'ici. C'est elle qui peut ouvrir les portails les plus grands, et c'est elle qui réduira le Voile au néant. C'est ce qu'elle devra faire, par allégeance pour les Esprits auxquels elle s'est liée.
— Vous voulez que Mastani fasse quelque chose par obligation pour des Esprits ? Les seules obligations qu'elle se donne sont pour les Hommes.
— Je sais... C'est bien là le problème. La Reine du Royaume Terrestre est trop attachée à la Terre...
— Et vous tenez trop au Monde des Esprits ! Vous n'avez plus aucune considération pour les Hommes !
— Oui, c'est vrai. Mais regarde autour de toi, Yuya. Homme, le Ciel et la Terre ne font qu'un disaient les anciens qui sont venus en ces lieux. Dieu, Esprit, Humain, toutes les mutations sont possibles à ceux prêts à embrasser la Voie, disaient les ermites des montagnes. Tous les Hommes pourront choisir, comme les anciens maîtres taoïstes, et devenir immortels.
— Que... quoi ?
— Les hommes et les femmes qui ne sont pas sensibles à la Magie peuvent le devenir s'ils se rendent dans des endroits comme celui-ci, Yuya. Ils seront illuminés par la Magie et pourront vivre parmi les Esprits, en harmonie. Il n'y aura plus besoin de sorciers pour défendre les faibles, et nous ferons tous face aux Esprits démoniaques qui convoitent les âmes...
Yuya resta interdit. Etait-ce vrai ? Etait-ce possible ? Etait-ce vraiment ce qui attendait les millions de personnes Sans Pouvoirs ?
— Le Dieu Noir que vous nourrissez est pourtant le premier à convoiter des âmes !
— Je te l'ai dit, j'ai besoin de la Reine du Royaume Terrestre pour ouvrir les plus grands portails entre les Mondes. J'ai besoin de son pouvoir pour agir, et je peine à le maintenir sur Terre sans lui offrir d'énergie. Si la Magie était libérée, il n'y aurait plus besoin d'offrir d'énergie aux Esprits pour les faire venir de l'Autre Côté.
— Vous l'avez toujours su... Même plus jeune, quand je vous ai vu dans le tunnel, vous convoitiez déjà les pouvoirs de Mastani.
Il esquissa un sourire triste et se redressa.
— La première fois que je l'ai vu dans le passage, l'Entre-Monde, j'étais persuadé d'être seul, le Dernier Voyageur. Je m'étais fait à l'idée de la solitude et je peinais à me convaincre moi-même que j'arriverais à quelque chose un jour... Je voguais de plus en plus vers les Esprits que je préférais aux Hommes, je m'étais même dit que je pourrais simplement ne plus jamais revenir...
Et puis je l'ai vu, comme toi tu as vu cette image d'elle, ce résidu de son passage, inaccessible et déterminée, qui fonçait dans l'Entre-Monde avec fureur, comme si avant même d'y avoir mi les pieds, elle savait déjà quels seraient ses ennemis dans le Monde des Esprits.
Pour moi... c'était merveilleux... Je n'étais plus le Dernier Voyageur.
— Vous n'avez jamais cherché à la rencontrer avant Kunlun, ça prouve bien que vous attendiez d'avoir besoin d'elle...
— Je crois bien qu'elle n'aurait jamais fait attention à moi autrement, avoua le bossman en se grattan péniblement la tête. Et je n'aurais pas été assez fort. Il me fallait plus de... relations.
Il remonta ses manches, laissant apparaître des tatouages vivants qui courraient sur ses avant-bras.
— C'est le même type de magie que celle de Mastani...
— Avant de la voir une première fois dans ce monde, je ne savais pas encore comment me lier à des Esprits... Ce n'était pas quelque chose qu'on enseignait dans mon clan. Le dialogue des chamans n'est pas du tout le même lien que celui qui m'unit à ces Esprits, dit-il en désignant ces tatouages.
— C'est pour ça que le Dieu Noir est coincé entre deux mondes ? C'est un "raté" de débutant ?
— Tu ne me demandes pas pourquoi je te révèle tout ça ?
— Vous voulez que je le dise à Mastani, c'est ça ? Que sous couvert d'informations tactiques, je lui révèle depuis combien de temps vous pensez à elle ? déclara Yuya d'un ton teinté d'une arrogance dans laquelle il ne se reconnaissait pas.
Il parlait comme son maître.
Étonné, le bossman le dévisagea.
— Ehrm, non, je... Pas du tout, reprit-il en revenant à son air calme mais quelque peu nerveux, maintenant que tu es passé dans le Monde des Esprits, je vais t'intégrer à...
Touché. Yuya plissa des yeux. Si le temps passé en compagnie de Mastani lui avait appris une chose, c'était à voir au-delà des mots et à faire mouche là où il le fallait.
— Ça vous dérange que je sois venu hein ? Vous auriez préféré qu'il n'y ait que vous et Mastani, les Deux Derniers Voyageurs...
— Quoi ? Mais-
Yuya sourit malicieusement.
— Les deux derniers voyageurs qui doivent repeupler le monde en faisant des petits Voyageurs... reprit-t-il rapidement pour empêcher le bossman de s'expliquer.
Munetoshi leva les yeux au ciel.
— Tu souilles cette enceinte sacrée de tes pensées obscènes...
— Et vous de votre jalousie. Vous êtes jaloux, hein ?
— Ahh, vous les renards...
— Si vous arrêtiez de jouer le mystérieux étranger et que vous alliez la voir directement, peut-être qu'on pourrait régler ça une bonne fois pour toute. Au moins vous seriez fixé, ça serait plutôt simple ! Si elle avait envie de jouer l'ouvreuse de portail magique pour vous, vous seriez en vie à la fin de la journée et sinon-
— Elle t'a bien éduqué, l'interrompit Munetoshi en souriant, tu es aussi insupportable qu'elle. Mais je ne peux pas me résoudre à te faire du mal, si elle tient à toi.
— Ah ouais ? Eh bien vos chasseurs de calamars n'ont pas hésité ! s'écria Yuya en oubliant sa retenue habituelle.
— Ton arrière grand oncle a toujours cherché à retrouver d'autres Taneda... Lui aussi, il a hâte que ta famille retrouve sa gloire du temps des chamans...
— Vous savez quelque chose sur ma famille du temps de-
— Je vais te laisser rejoindre ton maître.
Cette fois-ci, c'était au tour du bossman d'interrompre malignement une révélation, pour se venger de l'impudence de l'étudiant.
— Non, attendez, vous-
Avant qu'il ait pu finir, Munetoshi posa son index sur le front de Yuya et il se retrouva projeté dans les airs comme si son corps n'était pas plus lourd qu'une plume. Il quitta les montagnes, les nuages, il se retrouva sous la grande coupe bleue irisée de volutes violets, montant toujours plus haut, et fut aspiré par une force qui le ramena dans le tunnel blanc de l'Entre-Monde. Il fut transporté dans l'autre sens, avec des ombres suivant de longues lignes infinies qui portaient vers un puits de lumière.
C'est alors qu'il sentit quelque chose le saisir par les épaules et le tirer vers ce qui lui semblait être le haut. Mastani.
— Alors Yuya, c'était comme le Monde des Esprits ? Me refais plus jamais ça, putain !
https://youtu.be/FYg4gbD5sxg
Merci d'avoir écouté le poème chanté de 春秋 "Spring and Autumn" qui porte lui aussi le nom de ce chapitre. Il parle d'un homme seul qui doute du monde dans lequel il vit et marche seul entre montagnes et mers, accablé de tristesse et de solitude. La façon de chanter est très ancienne et les accords se veulent semblant à une ballade antique.
Je suis vraiment heureuse de vous partager cette chanson parce que c'est l'une des premières que j'ai traduite moi-même et qu'elle m'a vraiment porté dans les études chinoises.
Le poème déclamé par Tobihi est le 送友人 de 李白, un poème d'un poète de la Dynastie Tang, le poème d'origine est:
青山横北郭,白水绕东城。
此地一为别,孤蓬万里征。
浮云游子意,落日故人情。
挥手从兹去,萧萧班马鸣
A l'époque les voyages étaient très longs et dangereux en Chine, on accompagnait les amis qui allaient partir jusqu'aux abords des villes, dans des petits kiosques prévus à cet effet, et on faisait ses adieux souvent en buvant et en mangeant en extérieur une dernière fois.
C'est ce genre de relation respectueuse et amicale qu'on trouve entre Yuya et ses Esprits, et c'est ce que je voulais transmettre. Et puis... Heureuse de vous en apprendre un peu sur la culture chinoise médiévale ;)
Avec chapitre et le précédent, on atteint ici le cœur du Monde des Esprits. J'espère que vous n'êtes pas trop déboussolés et que ça reste compréhensible même sans trop connaître l'imaginaire chinois.
Photo: Parc National du Taroko, Taiwan, été 2017
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