62 百鬼夜行 Hyakki Yakō


Y avait-il des jours ? des nuits ? des heures qui pouvaient défiler ? Peut-être que des siècles s'étaient déjà écoulés sur Terre, pensa Yuya en s'arrêtant brusquement. 

Il avait l'impression d'avoir marché pendant des semaines. Les nuages violets avaient disparu à l'horizon, et il n'y avait toujours rien de vertical pour briser ce monde de lignes horizontales qui s'étalait devant lui. 

Il n'avait plus envie de lutter, de chercher une issue, quelqu'un, quelque chose...

Il se laissa tomber au sol et se roula sur lui-même en fermant les yeux. Ici, il n'y avait que son esprit qui pouvait agir... Alors que faire ? 

Il eut envie de pleurer, d'abandonner, et de se transformer en un rocher inerte pour ne plus exister. Plus jamais... 

Puis il pensa à son maître. Est-ce qu'il lui manquerait ? Est-ce qu'elle le regretterait ? L'idée de lui faire de la peine le força à se relever. Non, il n'en était pas arrivé à ce point de désarroi où il pouvait oublier de prendre en considération toutes les autres vies autour de lui. 

Pourquoi avait-il vu une Mastani et un Munetoshi plus jeunes dans le tunnel qui l'avait mené là ? Une distorsion temporelle qui servait de passage entre les deux mondes ? Mais pourquoi est-ce que le bossman avait pu voir son maître alors que celle-ci n'avait pas eu conscience de lui ? 

Et comment est-ce que ces deux-là étaient sortis du Monde des Esprits ?

Il eut soudainement envie d'oublier tout ce qu'il voyait autour de lui, ce monde trop vaste. Il avait envie de garder le nez rivé sur la terre noire... 

Il pensa à l'Esprit du Renard et se transforma d'un seul coup. La sensation d'être un minuscule animal dans cette plaine sans fin avait quelque chose de rassurant. Sa vision était bien moins bonne, et son odorat ne lui servait plus à rien dans ce monde de magie. 

Il voyait moins, et pourtant il sentait plus de choses. En partageant le corps d'un Esprit, il se sentait plus réceptif aux fleuves bleus de ce monde. 

Il sentit l'énergie de la terre qui l'appelait et se mit à creuser de ses petites pattes dans le sol. Dirigé par un besoin instinctif de se couvrir du sol, il se mit à creuser de toutes ses forces, faisant glisser la terre sous son ventre alors qu'il enfonçait sa tête toujours plus profondément. 

Il passa sa tête, puis ses épaules, et continua de creuser jusqu'à ce qu'il soit sous terre jusqu'à la croupe. 

C'est alors qu'il entendit des bruits venant d'en dessous. Il tendit ses deux grandes oreilles pleines de terre et colla son museau au fond du trou. Il y avait... il y avait de la vie en-dessous de lui ! 

Il se mit à creuser frénétiquement, poussé par son désir de trouver n'importe quoi de vivant sur cette terre de désolation. Au bout d'un moment, ses pattes noircies se mirent à creuser dans le vide. Il vit une lumière verdâtre à travers un petit trou. 

Il passa sa tête dedans et se tortilla dans tous les sens pour faire entrer tout son corps dans l'interstice. Il rampa dans un boyau éclairé par une faible lumière venue de l'autre côté.  

C'est alors qu'il vit le bout de ce minuscule tunnel. Il venait de sortir entre les racines d'un arbre dont le tronc était irrigué d'une magie verte. Il se trouvait dans une immense forêt. 

Les branches les plus hautes étaient colorées par de grands fruits lumineux au milieu de l'obscurité, qui donnaient l'impression de se trouver sous un ciel étoilé. Cette simple impression de voûte céleste lumineuse rassura Yuya. 

Il trottina en sautant par-dessus les énormes racines et fut soudainement attiré par le son étrange d'une cloche et d'instruments de musique anciens. Des flûtes de cérémonie et des cloches de bronze qu'on frottait en rythme. Il vit des ombres dansantes qui passaient entre les arbres et se précipita vers elles.  

Il monta contre un tronc et se retrouva face à un spectacle étrange. C'était une sorte de procession, une parade d'animaux qui se tenaient sur deux pattes, vêtus d'habits traditionnels d'Outremer, de kimonos multicolores et de larges chapeaux de soie. 

Yuya frissonna. Cette fête lui rappelait une vieille légende qu'on lui racontait pendant son enfance pour lui faire peur. 

C'était la Hyakki yakō 百鬼夜行, la "marche nocturne des cent démons" qui était sensée apporter la mort aux humains qui tombaient dessus en forêt les soirs d'été. Mais il était lui aussi un renard à cet instant, et il n'était pas sur Terre. Logiquement, il ne craignait rien, tenta-t-il de se rassurer. 

Il s'approcha de la procession, avançant à découvert devant les lanternes et se redressa sur ses pattes arrières pour faire comme les autres. Les animaux passèrent devant lui sans le remarquer. Il repéra deux renards dans le cortège et se remit à quatre pattes pour trottiner jusqu'à eux. 

Il y avait un mâle au kimono bleu roi qui avançait fièrement, une main posée sur son katana, l'autre retenant une pipe à opium entre ses dents pointues. En s'approchant, Yuya remarqua que leur corps tenait plus de l'humain que de l'animal, contrairement à lui, puisqu'ils avaient de véritables mains avec des doigts capable de saisir les objets. 

A côté du mâle se tenait une jeune femelle à la fourrure fardée de poudre de riz. Elle portait un long kimono bleu et des boucles d'oreille en jade pendaient à ses oreilles tombantes. 

Dès qu'ils virent Yuya s'approcher, ils reculèrent et le mâle fit mine de vouloir sortir son katana de son fourreau.

— Recule, vermine ! Ce cortège est réservé aux Esprits Supérieurs ! grogna le renard. 

— Je ne suis ni un Esprit Supérieur ni un Esprit Inférieur, s'expliqua Yuya, je... disons que je représente les renards sur Terre. 

Le mâle haussa les sourcils, stupéfait. Sa compagne s'approcha du sorcier et huma sa fourrure avant de pousser un petit cri de surprise. Ils se tournèrent l'un vers l'autre et d'un commun accord, ils quittèrent tous les deux le cortège en prenant Yuya par le bras pour l'amener plus loin dans les bois. 

— Tu es Yuya Taneda ? demanda la femelle sans quitter son bras. 

— Oui, c'est moi. 

— Comme c'est heureux ! Je suis 青火 Seika, se présenta le mâle, et voici 飛火 Tobihi mon épouse. Nous sommes très fiers d'avoir enfin un nouvel héritier Taneda pour interférer en notre faveur dans l'Autre Monde. 

 — Un héritier ?

  — Oui, lorsque le premier membre du clan Taneda a franchi le Voile, il y a trois siècles, il a rencontré notre ancêtre à tous, l'Esprit Renard originel, et ils se sont juré loyauté entre les deux mondes, expliqua Tobihi en sortant de sa manche un petit éventail de soie rose avec lequel elle se mit à brasser l'air joyeusement.

— Nous sommes du même clan, ajouta Seika en donnant une tape amicale sur l'épaule de Yuya. 

— Nous ne pensions pas que vous viendriez tôt dans votre formation. Les Taneda ne franchissaient le Voile que vers l'âge de quarante ans, du temps des chamans. Vous êtes vraiment très jeune, dit soudainement Tobihi en examinant la fourrure noircie et le collier de Yamabushi du sorcier. 

— Oui, venez donc chez nous, nous boirons en souvenir des beaux jours de notre clan ! ajouta Seika en le prenant par le bras et en remettant sa pipe entre ses dents. 

— Excusez mon époux, il ne sait pas ménager ses hôtes, intervint Tobihi avec un sourire humble, vous devez être épuisé et avoir envie de vous reposer avant tout.

Le jeune sorcier sourit gaiement. Il avait l'impression étrange de retrouver un oncle et une tante éloignés avec leur politesse chaleureuse. Ils parlaient un très vieux dialecte d'Outremer que le jeune homme n'avait entendu que de la bouche des plus vieux membres de son village.

— Mais on ne peut pas le laisser comme ça sans fêter nos retrouvailles ! Ça fait plus de cinquante ans qu'on a pas eu de Taneda ici ! s'écria Seika. Il faut qu'on le dise à tout le monde ! Vous imaginez comme le clan Hiroshi va nous jalouser ? Cette bande d'inugami bruyants ! Ça fait vingt ans qu'ils n'ont plus de chamans sur Terre et ils se sont toujours moqué de nous pour avoir été les premiers à perdre notre lien avec l'autre côté !

Yuya sentit cette phrase lui transpercer le cœur. Ignoraient-ils que le Dongnan avait fait la chasse aux chamans partout sur ses terres ? C'était étrange d'apprendre ainsi le passé de sa propre famille, pensa-t-il. Les Taneda étaient donc les premiers a avoir tut leurs nature ancestrale ? Voilà qui expliquait pourquoi il n'avait jamais eu vent de chamanisme dans sa famille...

Comment les kitsune du monde des Esprits ne pouvait-ils pas en avoir eu vent ? La politique terrestre ne devait pas beaucoup intéresser les Esprits, et pourtant, elle était directement liée à leur liens avec la Terre...       

— Je vous remercie de votre hospitalité, malheureusement, comme vous l'avez remarqué, je ne suis pas supposé être ici, et je dois repartir dans mon monde le plus rapidement possible. Le soucis c'est que... 

— ... Vous ne savez pas comment faire ? comprit Tobihi en affichant un sourire plein de compassion.

Elle ressemblait étrangement à une version renarde de la déesse de la compassion, Kannon, pensa Yuya.

— Il a besoin de l'aide d'un autre Voyageur pour retraverser la première fois... Il y a deux cents ans, on aurait simplement eu à en appeler un pour que vous puissiez rejoindre votre monde, à l'époque il y en avait partout... Combien en reste-t-il maintenant ? 

— Il n'y en a plus qu'un qui traverse régulièrement, répondit Tobihi après un moment de réflexion. Désolée, jeune héritier, mais nous ne vous compterons parmi eux que lorsque vous aurez été capable de venir et de repartir d'ici par vos propre moyens. En attendant, vous ne pouvez être considéré que comme "Passager" du Voile. 

— Ça ne me dérange pas pour l'instant, je n'ai pas le temps de m'y entraîner, bien que j'aimerais beaucoup passer plus de temps en votre compagnie, répondit poliment Yuya. Connaissez-vous Mastani ? Je l'ai vue en arrivant ici, je ne sais pas si elle est-

— La Reine du Royaume Terrestre ? demanda Seika en émettant un grognement dédaigneux. 

Yuya se souvint avoir déjà entendu ce terme... C'est ainsi que le bossman avait appelé son maître. 

Ici aussi elle n'était pas appréciée ? Qu'est-ce qu'elle avait bien pu faire cette fois-ci pour se mettre à dos des gens même dans l'Autre Monde ? 

Il poussa un soupir exaspéré.

— Ne le prenez pas mal, c'est peut-être votre amie, mais pour nous les Esprits d'animaux, les Voyageurs qui se lient avec des Esprits démoniaques n'ont pas laissé de très bon souvenirs ici... 

— Nous avons eu beaucoup de guerres avec des clans de Voyageurs qui se liaient aux forces terrestres... expliqua Seika, et nous avons perdu beaucoup de bons guerriers.

Il tapota son katana comme s'il flattait l'encolure d'un cheval. Son arme avait dû pourfendre nombre de démon. 

Yuya s'imagina rapidement le renard samuraï au milieu du champ de bataille, toutes griffes dehors, empoignant le manche de son katana face à une armée de monstres. Lequel de ses ancêtres de l'île aux Poissons Volants avait combattu à leurs côtés ? 

Comme il aurait aimé grandir avec ce genre d'histoires de chamans, pensa-t-il tristement. Peut-être était-ce le genre de légendes qui avaient bercé l'enfance du dernier chaman du clan Rokkaku...

Elles étaient à présent toutes disparues, constata-t-il tristement, et il ne restait plus que quelques Yamabushi pour maintenir certaines traditions... Il se demanda soudainement si Mastani aussi était liée à un type d'Esprit particulier, un clan familial bien spécifique comme les renards... 

Des démons de l'alcool ? Des motards des ténèbres ? 

Il soupira à nouveau. Pauvre maître... 

— Concrètement nous n'avons pas beaucoup de matière à nous plaindre d'elle, renchérit Tobihi qui voyait bien que ces révélations attristaient Yuya. Il faut lui accorder qu'en tant que "Reine", elle a calmé beaucoup d'Esprits mauvais. En leur donnant une mission sur Terre, elle les occupe et le temps qu'ils passent là-bas, c'est du temps où ils ne sont pas ici à répandre la terreur et à nous faire la guerre.      

— Pfff, ça reste une plaie, grogna Seika en croisant les bras. 

— En tout cas, il n'est pas en notre pouvoir de l'appeler, conclut la femelle avec un sourire contrit. 

Elle s'inclina et s'écarta un instant pour cueillir une fleur de magie dans les herbes avant de la tendre à Yuya. 

— Nous allons appeler l'autre Voyageur, ne vous inquiétez pas. Il saura vous ramener sur Terre sans encombre.

Elle lâcha la fleur et cette dernière se mit à flotter en l'air, brillant d'un éclat argenté. Yuya comprit rapidement qu'il s'agitait d'une incantation pour appeler le Voyageur. Son sang ne fit qu'un tour. Le seul autre Voyageur encore en vie qu'il avait croisé dans le tunnel n'était autre que... le bossman !

Non. Il ne voulait pas qu'il le trouve, qu'il le rencontre dans ce Monde. Il ne pourrait pas se défendre face à un homme qui savait déjà se mouvoir ici et qui maîtrisait des Esprits puissants.

— Non, Tobihi, s'il vous plaît, non ! Ce... cet homme est mon ennemi ! cria-t-il avant de se remettre à quatre pattes pour courir. 

— Mais que-

Il n'entendit pas la suite, il se mit à galoper de toutes ses forces, bondissant au-dessus des racines à toute vitesse pour mettre le plus de distance entre lui et ce que les renards étaient en train d'appeler.       

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