59 FIDELITATIS Allégeance
Hudson leva les yeux, haletant, face à l'homme qui se tenait devant lui, en contre-jour. Il venait de voir un molosse nourri à la chair humaine se transformer en chiot inoffensif d'un simple geste de cet homme.
Aelius Titus du Kopet Dagh. Le Sauroctone, tueur de serpent, Seigneur de Guerre eurasien et grand vainqueur des Loups.
Le détective plissa les yeux alors que le soleil l'aveuglait. Il avait lu tous les documents classés "secret défense" que le Dongnan avait mis dix longues années à accumuler. Des comptes-rendus de missions dans les montagnes, des témoignages de populations déplacées récoltés et très peu de déclarations officielles venant directement du Seigneur de Guerre lui-même.
Et tous ces éléments coincidaient vers une seule certitude. Aelius était un homme comme on en avait pas vu depuis trois siècles. Un chef de guerre puissant, respecté, adepte de stratégie, qui savait parfaitement déployer toutes ses unités et utiliser le terrain pour éviter de mettre en danger ses hommes.
S'il pouvait paraître mégalomane au début, il apparaissait très clairement que ce comportement était nécessaire pour la coordination de ses troupes et obtenir leur confiance totale. Il avait créé une armée à partir de tout ce que le désert recrachait de ses dunes et de ses étendues arides.
Des mercenaires, des bandits, des combattants d'arènes, des caravaniers, des éleveurs, tous avaient leur chance de rejoindre les rangs de l'armée du Kopet Dagh s'ils étaient capable de se battre ou de faire preuve d'un don particulier.
Le seul impératif qui leur était imposé était l'obéissance totale aux ordres et l'abnégation de soi, pour l'honneur et pour le Kopet Dagh. Lorsque l'on portait la cuirasse de militaire, on acceptait d'en faire usage, avec son coeur juste derrière, sur n'importe quoi.
Il ne s'agissait pas de faire des soldats des moutons stupides. Ils devaient être capable d'établir des stratégies par eux-mêmes lorsqu'ils étaient en petites unités, mais ils devaient être prêts à tous les sacrifices.
Hudson humecta ses lèvres avec sa langue devenue rapeuse. Si seulement on lui avait laissé boire de l'eau...
Qu'allait-il faire ? S'il le prenait pour un espion, il allait l'interroger, puis le donner en pâture à ses chiens. S'il apprenait qu'il travaillait pour Zhang Hui, un mafieux, qui essayait de faire passer sa drogue par les montagnes du Kopet Dagh, fils d'un des anciens bossmen, il le ferait exécuter immédiatement...
Hudson sentit sa gorge se tordre de crainte. Les chiens aboyaient vers lui, prêts à le déchiqueter de leurs mâchoires puissantes.
— Très bien, commençons, siffla Aelius.
Hudson releva la tête vers lui, épuisé, aveuglé et tenta de voir le visage du quarantenaire. Il y avait trop de luminosité pour ses yeux.
— Quel est ton nom ? Et que fais-tu avec deux Dongnaniens dans les montagnes de Kunlun ?
— Je suis Keith Hudson, chargé...
Il hésita soudainement à donner son titre. Il n'avait pas été envoyé à Shangri-La dans les conditions les plus officielles, et ce n'était pas en tant qu'Investigateur Spécial du Dongnan qu'il était intervenu...
— ... chargé d'éradiquer les Loups de Midgard au Dongnan.
— Chargé par qui ?
Hudson avala sa salive difficilement. Il pensa soudainement à une chose. L'Imperator était le seul être humain capable de le protéger de la mafia du Dongnan.
— Zhang Hui, membre du Conseil d'Etat et-
— Je sais qui est Zhang Hui, répondit sèchement l'Imperator. Je crois que tu me mens... Que tu ne dis pas tout.
Il fit approcher les chiens et les molosses se mirent à gronder, faisant claquer leurs dents en tirant sur les chaines.
— Non, attendez, je suis... J'étais détective pour le Dongnan avant cette mission et...
— Un fonctionnaire alors ? fit Aelius en caressant son menton.
— Oui, oui c'est ça, s'empressa de répondre Hudson en essayant de reculer face aux chiens.
— J'ai vraiment du mal à te croire, détective... Pourquoi est-ce que le Dongnan emploierait un Européen pour traîner dans ses affaires secrètes ?
— Je... je suis Pisteur...
Hudson sentit le regard de l'Imperator se faire soudainement plus perçant, comme s'il se focalisait sur lui pour l'étudier entièrement. Les Pisteurs étaient rares dans ces contrées inhabitées.
— Et pourquoi t'avoir mis, toi, sur la piste des Loups ?
— Parce que c'est mon sujet de recherche depuis plusieurs mois. Même avant l'incident de l'université Kunlun, je... j'étais chargé d'enquêter sur eux et les précédents bossmen.
— Alors tu dois bien me connaître, comprit Aelius en l'observant d'un regard inquisiteur.
— Je... je ne connais que le peu de choses que le Dongnan connait, tenta de se défendre Hudson.
— Tu avances plus prudemment, soudainement, Détective. Alors que tu parlais si aisément auparavant... Tu viens enquêter sur moi ? Les chiens !
D'un seul coup, les chaines furent allongées d'un demi-mètre et Hudson se roula en boule en essayant de protéger son visage. Il sentit le souffle chaud des chiens qui étaient retenus juste à quelques centimètres de lui.
— Non ! Attendez ! Je... je ne savais pas que j'allais tomber sur vous, nous avons tenté de fuir une embuscade tenue par les Loups à Shangri-La. L'un deux s'était glissé dans nos rangs et a anéanti mon équipe d'intervention alors que nous essayons de piéger le bossman ! On a dû fuir en se jetant dans une rivière et les courants nous ont amené ici ! Je... Demandez leur ! Demandez aux autres ! On était trois !
— Vous n'êtes plus que deux.
— Un et demi, corrigea un soldat qui portait un brassard médical. Le grand Dongnanien n'a pas encore repris connaissance.
— Quoi ? Mais... Mais vous n'avez pas d'unité de sorciers médicaux ? Il a juste besoin de...
— Tu oses te moquer de l'armée de l'Imperator ? s'exclama l'un des généraux.
Sans plus attendre, l'Imperator lâcha entièrement son chien et le rottweiler se jeta sur le détective, plantant ses crocs dans son bras. Il le regarda hurler, se débattre sans réagir, puis il siffla le chien au moment où il allait s'attaquer à sa gorge. L'animal s'arrêta aussitôt et revint aux pieds d'Aelius, laissant Hudson s'écrouler dans le sable, gémissant de douleur.
— Eh bien maintenant tu auras le temps de juger par toi-même de l'efficacité de mon unité médicale.
— Vous... vous vous trompez d'ennemi, gémit Hudson, j'ai tué La Sirène à Shangri-La, on a mené une attaque pour essayer de les...
— TU as tué La Sirène ? s'esclaffa Aelius, et pourquoi devrais-je te croire ?
— J'avais dans mes poches des notes du bossman, qui donnaient sa prochaine destination...
— Et elles ont disparu, n'est-ce pas ? Quel malheureux hasard... fit l'un des généraux en levant les yeux au ciel.
Hudson ne répondit pas, serrant les dents de désespoir.
— C'est étrange qu'un "Sans Pouvoirs" comme toi ait été envoyé dans une mission pareille, tu ne trouves pas ? redemanda Aelius en se penchant au-dessus du prisonnier.
— C'est moi qui ait monté cette mission, j'ai travaillé pendant un mois pour la préparer et trouver la planque des Loups. On devait chercher des enfants disparus...
Le regard de l'Imperator s'anima soudainement. Il fit signe aux maîtres-chiens de reculer.
— Et... Vous avez trouvé les enfants ?
Il ne demanda pas lesquels ou pourquoi.
— Non, il n'y avait que des Loups qui nous attendaient, c'était une embuscade prévue par l'un des membres de l'équipe...
Le Seigneur de Guerre fixa le détective sans réagir, alors que les chiens s'impatientaient tout autour. C'était généralement le moment où ils les lâchaient tous sur leur cible, et ils n'attendaient plus que cela.
— Tu es encore fonctionnaire pour le Dongnan ?
— Oui, souffla le détective en se tordant de douleur.
L'Imperator se retourna vers ses hommes d'un mouvement brusque qui les laissa tous étonnés:
— Remontez-le dans mes quartiers. Et faites venir l'unité des transmissions. Il est temps d'entrer en contact avec le Dongnan. Ces lâches vont devoir faire face à leur propre incompétence. Lieutenant Occilian, amenez aussi les enfants.
— Combien, Imperator ?
— Assez pour former une unité d'auxiliaires.
Hudson releva la tête, stupéfait. Les enfants ? Les enfants perdus des montagnes ? Avant qu'il ait pu demander quoi que ce soit, il fut soulevé par deux hommes et transporté dans un dédale de tentes jusqu'à une plateforme naturellement plus élevée où se tenait une immense tente octogonale.
Il fut assit sur un tapis épais, devant un grand bureau mobile.
Il n'eut même pas le temps de regarder autour de lui, que déjà une dizaine d'officiers et de généraux se pressaient dans la pièce et s'installaient de part et d'autre de lui.
Tous faisaient face à l'entrée de la tente, attendant que deux hommes apportent de grandes caméras holographiques qu'ils installèrent sur des trépieds.
L'épaule du détective fut bandée et on l'habilla d'un manteau de cuir pour dissimuler son bandage et ses vêtements déchirés par le chien. Il se laissa faire sans réagir, trop étourdi par tout ce qui était en train de se passer autour de lui.
Si seulement Dawan était avec lui... Il avait l'impression étrange de n'être qu'un misérable agneau impuissant dans une antre de lions...
Li Jin, Moira, les autres... Comment cette mission avait-elle pu terminer de la sorte...
Le dénommé lieutenant Occilian entra à son tour en amenant derrière lui sept jeunes enfants aux airs étrangement calmes, vêtus de toges courtes d'apprentis. Ils n'avaient pas l'air effrayés au milieu de tous ces soldats. Au contraire, ils semblaient même nourrir de l'admiration pour eux.
En les voyant, Hudson poussa un cri de stupeur. C'était les enfants qu'il avait passé un mois à chercher. Il avait vu leurs visages sur les avis de recherche, et pouvait même dire à quels villages ils appartenaient !
— Les enfants ! Comment les avez-vous retrouvés ? s'écria-t-il en sentant un immense soulagement l'envahir.
— Nous les avons sortis d'un repère plus au sud dans les montagnes. Ceux-là viennent du Dongnan, mais beaucoup d'enfants de villages d'Eurasie avaient été kidnappés, eux aussi, et l'Imperator a été missionné pour les secourir des Loups, expliqua le lieutenant en leur donnant à chacun une épée d'entrainement et un bouclier.
— Qu'allez-vous faire d'eux maintenant ?
— Ils n'ont pas été secourus par leurs Etats respectifs qui ont préféré laisser cela à d'autres. Nous pour les Etats d'Eurasie, et des mafieux pour le Dongnan. Alors ces Etats ne sont plus dignes de ces citoyens. Ils sont à présent des enfants du Kopet Dagh, et en tant que tel, ils seront entraînés pour la carrière militaire avant de gagner leur citoyenneté en combattant.
— Mais ces enfants ont encore des parents... protesta Hudson faiblement, n'osant plus se rebeller directement.
— Leurs parents n'ont pas su les protéger. Aujourd'hui, leur Imperator est leur père à tous et leur Nation est leur mère. Nous ne pouvons pas risquer qu'ils tombent à nouveau aux mains des Loups de Midgard à cause de la négligence et de la passivité de leurs Etats d'origine.
— Il faut savoir récupérer les aiglons tombés du nid pour en faire des chasseurs de rapaces, ajouta un général avec satisfaction.
L'Imperator entra à cet instant et tous se turent. Les deux officiers de transmissions se levèrent simultanément.
— Le contact avec le Dongnan est établi. Nous avons réussi à joindre le Conseil en les prévenant que nous avions un prisonnier.
— Ce serpent de Zhang Hui sera présent ?
— Oui, Imperator. Ils veulent s'entretenir en groupe restreint.
— ... Pour contrôler l'information et ne pas que cela s'ébruite, grogna l'un des généraux vêtu d'une peau de loup sur les épaulières de sa cuirasse.
Bien évidemment, un Etat qui passait son temps à cacher les attaques des Loups à ses propres citoyens n'allait pas s'entretenir avec une puissance ennemie devant tous ses propres politiciens. Un ou deux gouverneurs allaient apparaître à l'écran, faire des propositions commerciales à l'Imperator et essayer de négocier ce qui ne leur appartenait pas... Hudson eut soudainement une idée. Il écouta les avis qui divergeaient, les généraux qui se disputaient pour savoir s'il était bon d'établir le contact malgré tout. La discussion entre les gradés était naturellement animée, et les seuls à ne pas y prendre part étaient les officiers de transmission, les enfants, Hudson et l'Imperator qui étudiait la scène de son regard pénétrant. Ses pupilles rencontrèrent celles du détective et il esquisa un léger sourire. Que voulait-il dire ? Que tout cela l'ennuyait ? Qu'il avait déjà pris une décision ?
Hudson pris la plus grande inspiration que ses poumons détruits par la cigarette, la pollution de Yunhai et le stress le permettaient. Il était temps qu'il parle, qu'il abatte ses cartes...
— Si vous voulez faire passer un message à tout le Dongnan, il faut pirater le réseau de communication d'urgence, intervint-il soudainement.
Tous les soldats présents dans la tente se retournèrent vers lui.
— Que dis-tu ? fit l'Imperator en le fixant.
— J'ai travaillé au Commissariat Central de Yunhai, je sais comment ils font pour passer des messages d'alerte communs à toutes les télécommunications de toutes les villes et tous les réseaux. Des annonces qui bloquent toutes les télévisions pour empêcher tout autre enregistrement d'être émis. C'est comme ça qu'ils ont empêché que des images réelles de l'université Kunlun ne soient dévoilées après l'attaque des Loups. Pendant des jours toutes les télévisions transmettaient les mêmes images sur tous les canaux...
Hudson baissa la tête en expirant son maigre souffle. Voilà, c'était fait. Des informations d'Etat.
De la trahison.
Mais est-ce que le Dongnan méritait encore qu'on préserve ses secrets ? Qu'on les enterre encore un peu plus profondément et qu'on le laisse creuser sa propre tombe en refusant toutes les mains tendues ?
Il ne connaissait presque rien de cet Imperator et de ses hommes, mais ils lui semblaient valoir bien mieux que sa petite escouade de Dongnaniens...
— C'est traçable ? demanda le Seigneur de Guerre.
— Non, les codes viennent du Commissariat Central et ne sont délivrés que par les autorités supérieures du Dongnan. Ils auront l'impression que ça vient de l'intérieur.
— Tu as ces codes ?
— Je les avais avant leur mise à jour, mais je connais leur fréquence et le système sur lequel ils sont conçus... Laissez-moi le transpondeur et je trouverai les nouveaux.
— Il va dévoiler notre position si on le laisse y toucher, protesta un officier.
L'Imperator s'assit à son bureau en posant ses coudes sur la table et croisa ses doigts. Il observa le détective de son regard inquiétant puis releva la tête vers les deux officiers des transmissions.
— Laissez-le faire.
— Imperator... protesta le lieutenant Occilian.
— S'il a été envoyé ici par Zhang Hui, personne ne s'inquiétera de sa disparition, et le Dongnan ne viendra pas le chercher. S'il dévoile notre position, il n'aura pas le temps de dire que nous avons les enfants avant qu'on lui coupe la tête, et cette information ne représentera donc rien pour le Dongnan. Il n'a donc aucun intérêt à le faire. Et si tout ce qu'il dit est vrai... alors il a tout intérêt à nous laisser prévenir son Etat.
— Imperator, vous dites toujours que la confiance est-
— ... une arme à deux tranchants. Je sais. Mais les hommes valent mieux face à leurs ennemis qu'avec leurs alliés. Et si cet homme dit vrai, alors nous avons un ennemi commun. N'est-ce pas.
— C'est vrai... Imperator, répondit Hudson en baissant la tête humblement.
— Et maintenant... dis-m'en plus à propos de ces notes dans lesquelles tu as trouvé la prochaine destination du bossman, demanda Aelius en se penchant sur la table.
— Pour cela... Il va falloir que je vous parle d'une sorcière que vous connaissez...
Fin de ce chapitre en plein immersion dans l'ordre militaire du Kopet Dagh ! Ca vous a plu ?
Que pensez-vous de cet Imperator ?
Quels sont ses rapports avec Mastani à votre avis ?
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