41 水靈 Esprit de l'eau
Mastani marcha le long de la falaise et arriva à endroit entre deux énormes rochers, légèrement plus haut, qui donnait l'impression d'un plongeoir pour partir vers l'océan.
La sorcière s'assit là, entre les flaques d'eau salée dans la pierre, et fixa cette mer étrange et brumeuse, d'où, vingt ans auparavant, les moines et les soldats avaient vu surgir des fantômes et des monstres.
Elle trouva l'endroit magnifique. Inondé d'une aura puissante, de la force primitive de la mer. Ce n'était pas l'étendue asphyxiante et malfaisante de Heidao.
C'était une mer blanche, peuplée de grandes créatures, superbes et supérieures. Les hommes qui avaient le culot de dire que cet endroit était maudit, hanté, devaient être infestés des vers de la perversion.
Elle prit une grande inspiration, concentra son esprit sur ce qu'elle allait faire, le vidant de toutes les pensées annexes qui risquaient de le parasiter, et parla d'une voix assurée et forte:
— Rokkaku Munetoshi.
Le vent se leva sur la mer et chassa la brume en quelques instants. La sorcière attendit, mais rien ne vint. Personne n'apparut. Elle resta seule sur la falaise avec les cris des mouettes, le roulement des vagues sur la pierre et le vent glacé venu de l'océan.
Il ne vint pas...
Mastani s'esclaffa, vexée, et regarda à nouveau la robe. Mais quelle idée lui était passée par la tête ? Toute cette histoire d'enfance et de massacre l'avait attendrie...
Qu'est-ce qu'elle allait faire de ce morceau de tissu ? De cette putain de robe à la con ?
Qu'est-ce qu'elle s'était imaginée ? Qu'elle allait l'offrir en cadeau à l'homme qu'elle devait tuer ?
Elle prit une grande inspiration. Non. Elle avait déjà fait ça. Elle avait déjà dû tuer des amis. Il était hors de question qu'elle recommence. D'un geste brusque, elle jeta l'étoffe par-dessus la falaise. Le vêtement fut porté par la brise et tomba dans les vagues où il disparut rapidement.
Et s'il y tenait vraiment ? C'était l'héritage d'un mort, quel droit avait-elle sur un objet portant certainement autant de sens pour quelqu'un ? Elle se mit à regretter de l'avoir jeté.
C'est en regardant le tissu blanc s'évanouir peu à peu dans les abysses que Mastani vit alors quelque chose d'autre au fond de l'eau. Elle s'approcha du bord et contempla la mer dans son ensemble. Il y avait toute une zone face à l'île, bien plus sombre, qui annonçait un trou d'eau beaucoup plus profonde.
La sorcière fit jaillir de sa main une orbe électrique d'un rouge éclatant. Elle lança son éclair entre les vagues, comme elle l'avait fait sur le Vindsang, et l'éclat rouge illumina le fond de l'eau pendant une seconde. Elle vit des formes immenses gigantesques dans les profondeurs, des tentacules, des pinces, des queues de cétacés, et des mâts de bateaux qui semblaient tous attendre sous les flots.
C'était donc cela, le bossman avait ouvert une fissure entre ce monde et celui de la Magie. C'était de là qu'étaient venus les créatures qu'il avait appelé, vingt ans plus tôt !
Elle s'assit et posa ses deux mains sur la falaise pour sentir la puissance de la fissure. Elle était totalement contenue, comme si on l'avait scellée, elle aussi. L'oeuvre des moines ? Non, refermer les fissures magiques était le rêve de tout exorciste, mais ils en étaient incapables.
Mastani s'approcha du bord et sentit une force étrange l'attirer vers les profondeurs, comme si quelque chose l'y invitait. Quelque chose de puissant et de sombre, dont les murmures semblables à des chants se mêlaient au cri du vent dans les oreilles de la sorcière.
Une main invisible la tira vers l'eau. Les chants se firent plus intenses et elle peinait de plus en plus à lutter.
Son cœur se mit à battre au rythme des chants et elle se jeta d'elle-même en arrière, son dos heurtant le sol, pour s'empêcher de glisser vers le vide. Les chants devinrent des cris résonnant dans sa tête, emprisonnant totalement sa pensée. L'eau. Sauter. Le rejoindre. Les profondeurs. Lui. Le dieu noir.
Mastani se mit à respirer difficilement et la main invisible se resserra sur elle comme l'étreinte d'un serpent. Elle sentit ses tatouages devenir brûlants.
Comme s'ils se préparaient à lutter face à l'arrivée d'un nouvel ennemi sur sa peau.
Le dragon du mont Watasabe se déroula de toute sa longueur et partit à l'assaut de la gorge de la sorcière pour libérer ses oreilles qui étaient victimes de l'envoûtement. Le dragon monta le long de sa joue droite, sous sa peau, et passa dans son œil.
Mastani ferma son œil gauche et sentit l'Esprit prendre le contrôle du droit. Le spectacle qu'elle vit à travers lui était totalement différent. Avec la vision du dragon, le monde semblait teinté de couleurs plus sombres et de reflets rouge sang.
La fissure apparaissait plus nettement, d'un vert luminescent qui contrastait avec ce monde carmin. La faille magique n'était pas seulement sous l'eau, elle lui apparaissait à présent comme un fil étroit montant au-dessus de la mer. Dans le passage en face d'elle se tenait une forme humaine.
Ses yeux d'un bleu brillant étaient semblables à ceux des chasseurs de kraken. Sa peau blanche, presque bleue, ressemblait à celle des noyés. Ses longs cheveux noirs semblaient flotter autour de lui comme s'il était en train de nager dans les profondeurs
Il portait une tenue d'empereur noire et tenait une épée à sept étoiles de la main droite. De l'autre main, il tenait un morceau de tissu blanc et bleu. La robe des Rokkaku.
Mastani se releva, et fixa l'homme de son œil plein de colère. C'était lui, le dieu noir qu'avait vu Hudson, l'Esprit qui était enfermé dans la fissure. Il venait d'essayer de lui imposer une fusion. De violer son âme pour lui imposer la servitude.
Quel genre de dieu s'abaisserait à contraindre une fusion, se dit-elle en frémissant de dégoût.
Elle sentit les loups courir partout sur sa peau pour empêcher l'envoûtement de reprendre possession de son esprit, dévorant toutes les magies étrangères qu'ils sentaient sur le corps de leur hôte. Mais ils avaient du mal à lutter.
Le dieu noir tendait sa main tenant la robe, son visage inexpressif fixé sur la sorcière.
Mastani sentit que son corps se retrouvait à nouveau tiré vers le bord de la falaise. Elle s'accrocha à une roche pour ne plus se laisser entraîner et de grosses vagues commencèrent à monter sur les pierres, rendant les rebords de plus en plus glissants. Quelle puissance, malgré son enfermement, il arrivait à déchaîner l'océan.
— Lâche-moi, Esprits des eaux, je ne veux pas de toi !
Elle donna un coup de pied dans la direction de la fissure et envoya une onde magique qui déséquilibra la forme humaine.
La sorcière fut libérée un instant de son entrave.
Elle en profita pour se redresser et frappa du sol la roche autour d'elle qui se brisa. Elle se retrouva sur un bloc de pierre qui menaçait de tomber et sauta en arrière pour toucher la terre ferme.
L'Esprit tendit à nouveau la main vers elle, montrant la robe.
Mastani comprit soudainement ce qu'il voulait. Il était encore dans la fissure et ne pouvant en sortir, il cherchait à l'attirer à lui.
Il devait penser que la personne qui avait fait tomber la robe était son propriétaire d'origine.
Le dieu noir sentait l'empreinte de l'énergie des Rokkaku à travers le tissu et il allait à sa rencontre, poussé par un désir primitif, comme un chien flairant l'odeur de son maître disparu.
La sorcière plissa les yeux en ce concentrant sur l'Esprit.
S'il recherchait autant le contact d'un Rokkaku, c'était qu'il n'y était plus lié, qu'il ne pouvait plus profiter de la liberté et de la force d'un hôte humain pour agir.
Munetoshi n'était donc plus lié à cet Esprit. Il s'en était servi, puis il l'avait enfermé de l'autre côté de la fissure.
Aucun d'eux ne pouvait plus se retrouver directement avec l'autre, puisque le dieu noir était emprisonné en Outremer, tandis que Munetoshi en avait été banni. Peut-être était-ce réellement ce qu'avaient cherché à faire les moines... Séparer ces deux-là.
L'Esprit voulait être libéré, pour pouvoir revenir au bossman.
— Si tu crois que je vais t'aider à donner plus de pouvoirs à ton maître, tu rêves, déclara Mastani. Je ne joue pas à ce genre de jeu avec les Esprits des eaux.
Cette puissance de la Nature réduite à l'état de chien errant et aveugle lui faisait pitié, mais elle n'avait aucune affinité avec les créatures marines. Elle n'arrivait pas à les comprendre et à lier des liens avec elles.
Elle tendit les bras au dessus d'elle et fit voler les rochers qu'elle avait détachées de la falaise. Une centaine de cailloux s'élevèrent dans les airs. Elle fit de grands gestes circulaires pour les faire redescendre progressivement en tournant autour d'elle, leur faisant prendre de la vitesse dans leurs rotations. Puis d'un seul coup, elle les envoya sur l'Esprit.
Les rochers traversèrent sa forme sans le toucher, et Mastani pesta. Saloperie de fantômes. Mais c'était logique. Il était dans la fissure. Cette forme ne devait être qu'une ombre, une projection de son véritable être. Mais comment pouvait-il donc l'attirer malgré son enfermement ?
Peut-être était-ce la raison pour laquelle le bossman ouvrait des portails vers sa dimension, derrière la fissure. Il devait vouloir le rendre assez fort pour qu'il puisse en sortir lui-même.
La sorcière n'osa imaginer le nombre d'offrandes que le bossman avait dû faire pour que le dieu enfermé soit capable d'attirer des gens vers lui et de chercher à fusionner... Vu la puissance qu'il dégageait malgré son entrave, nul doute qu'il avait déjà été abondamment nourri, et que l'heure de sa libération était proche...
L'Esprit baissa la main, comme s'il avait compris qu'elle n'était finalement pas la personne qu'il attendait. Il se tourna vers l'océan, comme s'il sentait quelque chose se produire en mer.
Les paupières de Mastani s'alourdirent sous le poids de la vision du dragon. Elle eut l'impression que l'Esprit de la montagne, excité par la présence d'une autre grande puissance de la Nature, cherchait à sortir et à se battre. Sans faire attention à son réceptacle humain.
La sorcière avait l'impression qu'on lui brûlait le globe oculaire avec des tisons ardents. C'était trop douloureux.
Elle laissa l'Esprit du mont Watasabe quitter le fond de son œil et repartir sur sa nuque.
Sa vision fut brouillée par la dissociation avec le dragon. Même son œil gauche était bloqué. Elle ferma les yeux et passa sa main dessus.
C'est alors qu'un bruit semblable au tonnerre ébranla brusquement le sol.
— Putain c'est pas bientôt fini les attaques !
Elle recula en essayant de rouvrir les yeux. Elle ne voyait encore rien. Pourvu que ce ne soit pas l'Esprit qui décide finalement de la prendre par surprise. User du dragon pour le repérer était bien trop difficile pour qu'elle puisse le refaire avant un moment.
Elle recula et trébucha contre une roche. Son dos et sa tête heurtèrent le sol lourdement.
— Merde, grogna-t-elle en roulant sur le ventre, encore aveuglée.
A cet instant, elle sentit une présence sur la falaise et se redressa d'un bond, essayant d'ouvrir les yeux. Elle ne vit qu'une forme floue qui se tenait sur le promontoire rocheux, portant toujours dans sa main une étoffe blanche et bleue. Comment l'Esprit avait-il pu sortir de la fissure ?
Il s'avança vers elle.
Dessin imprimé du début de chapitre: Utagawa Hiroshige
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