Mastani se retourna vers le temple et regarda les sculptures bouddhistes sur ses colonnes. 

— On n'apprend pas la Magie, elle se révèle dans notre propre essence... Et il n'y a pas de bons ou de mauvais élèves. Seulement des gens qui acceptent leur magie et d'autres qui veulent toujours plus... murmura-t-elle d'une voix presque inaudible.

— Vous acceptez donc l'idée que l'essence de votre magie soit faite de monstres sortis des entrailles de la terre, maître ? 

Elle s'esclaffa en fixant le temple.  

— Tout ne se résume pas à ce que tu vois en surface, Yuya. Tu n'as pas... écouté le bossman ? dit-elle difficilement.

— Ma magie vient de la terre, oui. Mais ce n'est pas un corpus de sorts, une liste d'invocations,... c'est l'opportunité, c'est le destin. Je prends ce que je trouve, j'en fais quelque chose, et je me débrouille toujours pour me faire des amis. Ce ne sont des "monstres" que pour ceux qui en ont peur. Faut vraiment que tu te sortes de la tête ces conneries de philosophie manichéenne à la con...

Yuya haussa les sourcils, surpris par son vocabulaire.

— Il n'y a pas de bien et de mal dans la nature, continua t-elle, seulement des chemins qui se croisent et des destins qui s'opposent. Cet Esprit, il avait besoin que je le libère, et nous étions tous les deux dans le même camp, contre les moines. C'était un allié de circonstance, c'est tout... 

Elle se gratta l'épaule sous sa veste en faisant une grimace gênée et continua:

— Après, il a apprécié mon groove, j'ai aimé le sien, on s'est plutôt bien entendu en des termes cosmiques, deux âmes noires  et... bah on a tous les deux pensé à la même chose en même temps, la fusion. Et puis voilà... Enfin t'es un peu jeune pour ce genre de choses.

Yuya resta bouche bée. Il avait l'impression que ces explications ne faisaient que poser plus de questions, révéler plus de problèmes dans tout ce qu'il croyait savoir d'elle, son insouciance naturelle, son dédain pour les ordres académiques... Il repensa au serpent marin qu'il avait pris pour un reflet de lampe dans une vague. "Se méfier de ce qui nage en surface", comprit-il.

— Pourquoi... pourquoi ne m'avez-vous jamais rien dit de tout ça ?

Elle poussa un soupir, soulagée qu'il ne se concentre pas sur cette histoire de fusion. 

— Je pensais pouvoir m'en tirer sans avoir besoin d'utiliser de coups trop puissants, pas avant de me retrouver à nouveau face au bossman... Mais ces moines... 

Elle s'esclaffa et baissa la tête, souriant avec amertume.

— En plus c'est lui qui m'avait prévenu... Quelle ironie, putain...

— Mais alors, vous êtes hantée par un Esprit supérieur, maintenant ? Un Esprit de colère qui a tué des centaines de personnes !

— Hantée ? Non, Yuya, ce n'est pas une histoire de possession ou de libre-arbitre. Je ne pouvais pas contrôler ce que cet Esprit allait faire lorsqu'il a décidé de frapper la région. Le tatouage que je porte n'est qu'un réceptacle d'une infime quantité de son pouvoir réel.  Les créatures qui ont "fusionné" avec moi l'ont fait parce qu'ils ont accepté de me donner une version diminuée de leur force naturelle, comme... comme une ombre. Quelque chose qui reste d'eux sans que ce soit directement lié à leur puissance. Un peu comme le bossman utilise son propre nom comme une ombre qu'il peut lancer.

— Alors le bossman est un démon ou un Esprit ?

Elle réfléchit un instant en fronçant les sourcils et poussa un soupir d'agacement.  

— Je crois que malgré sa magie, il s'agit bel et bien d'un être humain... Ecoute, Yuya, je sais que tout ce que je t'explique là n'enlève rien au crime que j'ai commis en libérant l'Esprit de la monta-

— Attendez, la coupa Yuya.    

Il se retourna soudainement vers la plaine. Ses sens de renard étaient de plus en plus actifs après sa métamorphose. Il était encore capable d'entendre et de sentir à plusieurs kilomètres à la ronde. 

Il vit une silhouette apparaître au loin. Daigon. Il rentrait plus tôt. 

Il se retourna vers Mastani. 

L'étudiant soupira, le cœur lourd. Il lui restait donc une décision à prendre. Un choix terrible à faire. Il se tenait devant une meurtrière qui avait massacré des innocents et rendu une région entière inhabitable. 

Il regarda le visage triste de la sorcière couverte de tatouage et ses phalanges pâles qu'elle tenait serrées le long du corps, certainement emplie de honte et de dégoût pour elle-même. Il repensa à l'Esprit qu'elle avait libéré, au volcan, mais aussi à ce qu'elle lui avait dit sur les chamans.

Se décidant enfin, il prit la cape brune et la déposa sur les épaules de son maître. Elle releva soudainement la tête, surprise.

— S'il sent votre magie, il va donner l'alerte, expliqua-t-il rapidement. Profitons du fait qu'il pense que c'est l'oeuvre du bossman, allons chercher toutes les informations dont nous avons besoin et quittons Hokkaido. Définitivement. 

Il descendit les manches du jinbei de son maître sur ses poignets alors qu'elle le regardait sans bouger et il ficela la cape au niveau du cou de Mastani.

— Merci Yuya, dit-elle en le regardant dans les yeux. Je... je ne veux pas que tu te sentes obligé de me suivre si tu trouves que cela va à l'encontre de tes principes moraux. Tu es pour moi... La seule raison pour laquelle j'ai des regrets d'avoir fait ce que j'ai fait. Je veux que tu le saches. Je ne porte pas d'autre peine dans le cœur que celle que je peux t'infliger. 

Il hocha la tête en esquissant un sourire contrit.    

— Je sais très bien que vous n'en avez rien à foutre de ces gens. Vous êtes un peu égoïste, maître, il faut l'avouer. Mais vous vous souvenez quand j'ai juré d'être votre élève, dans cette maison-close de Yunhai ? Juste avant qu'on se mette à dos des Karakhitans, la gérante du bordel, et qu'on finisse par s'évader de prison ? Je crois qu'au moment où j'ai trinqué avec vous, j'ai su que vous n'alliez pas m'entraîner sur la voie de la sainteté. 

— Sans déc', siffla Mastani en esquissant un sourire.  

— J'ai su que je ne serai jamais Préfet d'un Département de Protection Magique d'une ville du Dongnan, que je ne retournerai jamais chez mes parents réclamer ma bague en os de baleine avec un beau diplôme. Et si vous voulez tout savoir, je crois qu'avant de choisir cette voix, j'en avais conçu le désir. A la chute de la première pierre du plafond de mon école, j'ai nourri l'espoir qu'une autre vie m'attendait. Et j'ai compris que c'était vous, cet espoir, quand vous m'avez laissé monter sur votre moto, une moto de l'Ancien Monde, ayant appartenu à un Seigneur des Villes Englouties... Franchement, vous croyez qu'après tout ça, je vais tout abandonner pour suivre des moines des montagnes, vivre une vie d'ascète à la recherche de perfection et d'équilibre ? 

Elle sourit.

— Que veux-tu alors, Yuya ? 

— Être votre disciple, poursuivre les Loups, suivre vos enseignements sur le monde de la Magie et de la Nature, soulever des montagnes, boire de l'alcool et manger de la viande ! Et s'il vous plaît, maître, ne me demandez plus pardon pour ce que vous faites ! dit-il d'une voix exaltée, de plus en plus forte, je suis fier de chacun de vos actes !

La sorcière s'esclaffa et un rire puissant remonta progressivement du fond de ses poumons. Elle leva la tête au ciel pour rire avec arrogance, alors que Yuya esquissait un sourire carnassier, sous des traits plus proches d'un renard que d'un homme.

— Ces Loups pathétiques n'ont aucune idée de ce qui les poursuit, déclara-t-elle en se tournant vers le moine qui apparaissait au loin. Leur chef essaie d'apaiser nos esprits échauffés, de calmer notre appétit pour le sang, mais il ne fait qu'exciter notre envie de chasse. D'autres veulent nous apaiser ? Nous n'en serons que plus féroces.  

https://youtu.be/2yBCw3lJ5mc

Photo: "Les Sources d'eau chaude de Myoko", par Toshi Yoshida, 1955

Eïya ! Surpris par ce revirement de la part de Yuya ? Tel maître tel disciple, et aucun n'a jamais prétendu être ce qu'il n'est pas 

Les revoilà donc ensemble, main dans la main, prêts à aller botter des fesses bras-dessus bras-dessous, comme compères renard et loup !

Avez-vous aimé ce chapitre ?

Avez-vous eu le temps, la patience de lire et d'écouter ce titre de Watain ?  C'est beau quand le Black Metal prend le temps de nous placer l'atmosphère d'un road trip, putain. 

Prenez le temps de vous poser avec ce groupe et de vous aiguiser les oreilles au rasoir, c'est pas fini avec eux.