35 北游記(上) Chronique du voyage vers le nord (Partie Supérieure)
Yuya sortit des Archives en trombe. Trois jours pour traverser toute l'archipel. Elle se moquait de lui ?! Il s'était déjà imaginé passant une soirée agréable au onsen, dans les bains.
Il avait même commencé à avoir des frissons d'angoisse en imaginant son maître ivre qui essayait de regarder par-delà les séparations en bambou pour se rincer l'œil du côté des hommes.
Et maintenant, il allait devoir trouver un moyen de monter dans un train sans ticket et de faire sept cent kilomètres de téléphériques entre tous les îlots pour rejoindre l'ancienne Hokkaido. Mais comment avait-elle pu prendre un train à Kitajima pour arriver là-bas ?
Leur conversation avait été trop courte pour qu'il y comprenne quoi que ce soit, mais la simple mention du bossman avait suffi pour qu'il devine que le voyage de son maître n'avait pas été d'une nature ordinaire...
Il couru jusqu'à la gare où il trouva une foule de voyageurs qui semblaient tous attendre là depuis des heures. Des officiers d'Outremer en tenue bleue faisaient patienter les gens en leur demandant aimablement de s'asseoir et d'attendre, alors qu'eux-même guettaient en direction de la ligne Nord avec une ombre d'inquiétude dans le regard.
Yuya comprit immédiatement. Le train de l'après-midi avait disparu, il n'avait jamais atteint la station suivante, et on n'osait pas laisser de nouveaux trains circuler sur la ligne. Certains parlaient déjà d'une ligne fantôme, acceptant le surnaturel de cet événement avec fatalisme.
Il y avait aussi deux Contrôleurs du Dongnan envoyés directement par le Sōtoku. Cela n'effraya pas Yuya plus que ça. Il avait vu l'Etat à l'oeuvre à Kunlun, et qu'allaient-ils faire de plus ici pour stopper des sorciers incontrôlables ? Ils allaient faire taire les médias et dissuader les curieux, rien de plus, comme d'habitude.
— Il paraît qu'ils vont remettre un couvre-feu... Comme il y a une dizaine d'années... murmura quelqu'un à côté de lui.
— Et faire revenir l'armée, pour lutter contre "des émeutes potentielles", ajouta quelqu'un d'autre.
— Dès qu'on se fait attaquer, ça y est, ce sont encore ces" indisciplinés de sauvages d'Outremer" qui cherchent à retenter une insurrection, pesta un vieillard rachitique.
— Ma cousine était dans ce train, murmura une femme assise sur sa valise. Vous croyez qu'ils nous diront quelque chose ? qu'ils nous expliqueront un jour où sont passés nos proches ?
— C'était pareil il y dix ans, pendant l'Insurrection... J'ai perdu un frère dans les affrontements, et qui sait ce qu'il est devenu. Peut-être qu'il est toujours en vie, quelque part, dans un camp de travail, une prison...
— Taisez-vous, il... il ne s'est rien passé à l'Insurrection. Vous n'allez pas parler de ça devant des agents du Sōtoku. On a assez de problèmes...
Yuya sentit son cœur se pincer en les entendant parler. L'Insurrection avait été une dernière, ultime et tragique tentative d'indépendance pour l'Outremer, qui s'était soldée par le sang et la répression, la fin des libertés de tous les habitants de l'Archipel.
A l'époque, il n'était qu'un enfant, mais il se souvenait clairement d'avoir perdu un oncle à ce moment là, et que sa mère avait pleuré des jours entiers...
Les gens semblaient accepter assez philosophiquement le fait que des centaines de personnes aient disparu. Le jeune étudiant reconnu bien là l'acceptation du surnaturel toute naturelle en Outremer. Ce qui les énervait, c'était qu'on ne leur parle pas, qu'on les traite comme une plèbe ignorante qui n'avait pas besoin d'explications.
Une idée naquit soudainement dans son esprit. Il quitta la gare et remonta les ruelles pluvieuses de la ville en direction du port.
Les voyageurs avaient dû se ruer sur toutes les embarcations possibles pour rentrer chez eux avant la nuit, et il n'avait pas de quoi payer une traversée, que ce soit pour n'importe quelle destination. Sa seule chance d'arriver à l'étape suivante pour lui était de ne pas voyager sous la même forme.
Au détour d'une ruelle, il se déshabilla entièrement et enroula ses vêtements et son éclat de miroir ensemble pour en faire un petit paquet qu'il retint par la corde de son jinbei. Il se transforma alors en renard et s'aidant de son museau pointu, il mit son petit paquetage sur son dos, le ficelant entre ses pattes avant et ses omoplates, et reprit sa route, trottinant calmement.
Il évita une meute de chiens errants qui se battaient pour des sandales qu'il lui sembla reconnaître, et arriva finalement au port. Sa fourrure rousse était visible de tous, les gens se retournaient sur son passage, et pourtant personne n'essayait de l'arrêter ou de l'approcher.
Peu importe ce que le Dongnan avait imposé à l'Outremer en termes de religion, les gens avaient conservé leur respect de la Nature et de ses envoyés. Un renard portant sur son dos son baluchon ne pouvait qu'être un Esprit. Et les gens le respectaient, même si certains religieux leur faisaient la chasse.
Il sauta sur une petite barque qui allait entrer au port et se mit à grogner au pêcheur qui la conduisait pour qu'il reparte. L'homme terrifié s'inclina profondément face à l'animal sacré et fit demi-tour, en direction du nord.
Il arriva dans un petit port de pêche où les marins, étonnés de voir revenir leur collègue transportant un renard, se mirent à parler d'un Esprit en quête d'une personne. Si un renard voyageait si ouvertement, ce ne pouvait qu'être parce que quelque chose était en train de se produire.
Yuya ne s'arrêta pas dans ce port. Il le traversa au galop pour monter sur un autre bateau qui allait plus au nord, dans la baie de 黒い歯 Kuroiha.
Les gens sur le bateau, des marins qui partaient à Kuroiha rejoindre les équipages de chasse aux monstres, dont beaucoup de jeunes novices aux bagues de cèdre, gardèrent leurs distances avec le renard durant tout le trajet.
Mais aucun n'hésita à lui laisser la seule place à l'abri de la pluie et des vagues du bateau, sous la tente du capitaine, pourvu qu'il ne grogne pas sur eux.
Les glapissements de renards attiraient la malchance, c'était un fait connu de tous, et qui prenait toute son importance lorsque l'on s'apprêtait à laisser son destin entre les mains de l'océan. Les marins étaient superstitieux, c'était une réalité sur toutes les mers.
Lorsqu'ils arrivèrent à Kuroiha, Yuya découvrit le port où il aurait dû faire ses premières années d'apprentissage, dans les hangars à bateaux et les conserveries de poisson, s'il n'avait pas été doué de magie.
Il voyait des dizaines d'apprentis aux tenues noires et aux cheveux courts qui s'empressaient dans tous les sens, allant de droite à gauche, préparant les harpons de leurs maîtres, cherchant plus de graisse de baleine pour les commandes en partance pour le Karakhitar...
En les voyant travailler en pleine nuit, le visage couvert de suif, de graisse et de sang de poisson, il ne regrettait rien du chemin qu'il avait pris. Il était là, droit sur ses minuscules pattes noires, les oreilles dressées, son petit sac entre les omoplates, le museau humant l'odeur de poisson frais, et tout le monde se tournait vers lui avec admiration.
Les grands marins aux cheveux longs et couverts de tatouages reculaient devant lui, émerveillés de voir un Esprit terrestre fouler le sol de l'Outremer.
Un homme plus âgé que les autres, vêtu d'un jinbei bleu cobalt aux motifs géométriques s'inclina profondément devant lui.
—Seigneur Renard, on raconte que vous êtes en voyage dans notre monde terrestre depuis le port de Kitajima où un démon a emporté avec lui tout un train de voyageurs. Permettez que le vieux Jirobe vous amène là où vous le souhaitez.
Était-ce ce que les gens se disaient entre eux de lui ? Yuya eut l'impression d'être emporté dans quelque chose de bien plus grand et incompréhensible que son simple voyage pour rejoindre Mastani... Mieux valait profiter de cette situation pour l'instant.
Le renard ferma les yeux tranquillement, pour acquiescer, et le vieil homme se mit à le guider en avançant à petits pas, à la manière des domestiques dans les grands temples. Yuya exultait. On le prenait réellement pour un Esprit ! Comme les gens d'Outremer étaient superstitieux et ignorants, se dit-il. Ne savaient-ils pas que n'importe quel sorcier de niveau six était capable de se métamorphoser en animal !
Le vieux Jirobe le mena jusqu'à son embarcation, un petit bateau à voile équipé de grandes lampes jaunes. Un chasseur de serpents marins. Ils ne chassaient que de nuit, et il s'apprêtait à partir en mer lorsqu'il avait vu le renard.
Alors qu'ils s'apprêtaient à partir, une foule de curieux s'était amassée sur le ponton pour voir le marin et son étrange passager quitter le port.
—Eh, vous en faites pas pour moi, plaisanta le vieillard en chassant les spectateur de la main, qu'est-ce qui se passe pour qu'aujourd'hui tout le monde ait envie de voir Jirobe partir en mer. A cette heure-ci vous êtes sous vos couettes d'habitude ! C'est trop de sollicitude, vraiment !
Les gens ne répondirent pas. Ils regardaient l'Esprit disparaître peu à peu dans le brouillard nocturne, à peine éclairé par les grandes lampes de papier jaune.
Lorsque le bateau fut lancé en pleine mer, le vieil homme qui tenait fermement sa barre s'adressa au renard.
—Où souhaitez vous aller alors ? Plus au nord ? Taihojima ? Washinosu ?
Yuya hocha la tête au deuxième nom et le vieil homme acquiesça en riant.
— 鷲ノ巣 , Washinosu, "le nid de l'aigle"... Le "Seigneur Renard" veut prendre son envol ? Très bien, très bien. Je vous y emmène.
Yuya nota son ton sarcastique, il se mit à grogner, craignant pour sa couverture.
—Vous savez, les gens d'ici sont peut-être ignorants et ne savent pas que vous êtes un sorcier, et ça vous fait peut-être rire, mais ils ont un bon fond et ils ont passé trop de temps proche de la Nature pour ne pas reconnaître un de ses envoyés. Vous n'êtes peut-être pas un Esprit, mais vous "voyagez" avec eux.
Étonné, Yuya se redressa sur ses pattes avant et se mit à brasser de l'air de sa queue touffue.
—Vous avez de la chance de ne pas être tombé sur un moine exorciste, il aurait immédiatement essayé de vous sceller... Vous montrer au grand jour, tout de même... C'est prendre un risque inconsidéré, pour vous... et pour tous ceux de votre espèce.
Mais de qui parlait-il ? Que pouvaient bien lui faire les moines exorcistes ? Il était un sorcier, pas un Esprit.
—Vous êtes là pour retrouver le train disparu de Kitajima, n'est-ce pas ? Le vieux Jirobe est peut-être vieux, mais il a passé sa vie à chasser le serpent marin. Il connait le poison des démons et leurs farces morbides. Si un chaman réapparaît en Outremer...
Le pêcheur ne put contrôler un frisson d'excitation en employant ce mot. "Chaman" ? Yuya n'était pas chaman, il était sorcier, un sorcier ayant appris la magie dans une école officielle du Dongnan, il ne pratiquait pas de magie interdite !
—... c'est pour faire ce que ces traîtres de moines ne sont pas capables de faire. Nous protéger du véritable mal. Alors vous n'êtes peut-être pas un Esprit, mais en vous baladant sous cette forme entre les ports, vous montrez que les chamans et la magie de la Nature existent encore en Outremer.
Et donc ? Qu'allait-il faire de lui à présent.
—... c'est pourquoi je me dois de vous amener à votre prochaine étape, Maître Renard. Vous êtes en train de raviver la flamme vacillante des rêves d'un vieillard. Nous n'osons plus espérer un Outremer libre, mais nous avons encore tous le rêve fou de voir apparaître un jour des Seigneurs Esprits parmi nous, pour nous guider et nous rassurer.
Yuya étudia le vieil homme au corps bronzé par ses années passées sous le soleil. Était-il tombé sur un indépendantiste fou ? L'homme tourna la tête vers lui, comme s'il l'avait entendu penser.
— Oui, je vous entend à présent, Maître Renard. Et je sens votre nature humaine sous cette apparence. Que vous êtes jeune en vérité... Enfin, regardez-moi, à mon âge, je ne suis capable de rien si ce n'est d'écouter les animaux parler. C'est un talent utile quand on est chasseur de serpents, mais si vous saviez ce qu'ils pensent... Parfois j'aimerais mieux être éleveur de poissons rouges, ha ha...
"A votre âge, j'aurais peut-être pu faire quelque chose de mon don pour la magie, mais c'était une chose interdite en Outremer à l'époque. La législation n'a évolué que très récemment, pour pallier au manque de sorciers au Dongnan. C'est certainement la raison pour laquelle un jeune d'Outremer comme vous a pu développer ses talents sans passer par les étapes ridicules des écoles de magie.
"Le sang des chevaucheurs d'Esprits doit couler dans vos veines. Eh eh, ce Dongnan ne peux pas retenir la queue du serpent et la tête en même temps. Il voulait empêcher le chamanisme en Outremer et maintenant qu'il veut utiliser nos jeunes comme armes, c'est la magie chamanique qui renaît à travers eux !"
Le vieil homme s'essuya les yeux d'émotion.
— Si mon épouse voyait ça... Elle n'a jamais cessé de croire à l'ancienne religion, vous savez... Vous ne vous rendez peut-être pas compte de ce que vous êtes en train de faire en voyageant ainsi... Mais vous allez faire renaître l'espoir en Outremer.
Yuya baissa la tête, se sentant soudainement honteux. Jamais il ne s'était posé ces questions sur la religion. Et jamais il n'avait réalisé à quelle point elle était importante dans la lutte contre l'oppression du Dongnan.
A aucun moment il n'avait envisagé la portée de sa métamorphose dans l'esprit des gens d'ici... Comment avait-il pu être si égoïste et arrogant en cherchant seulement à profiter de son pouvoir pour en tirer des avantages ? Sa métamorphose n'était pas un sort, c'était un don, et un symbole.
Et lui qui s'était cru talentueux pour avoir rejoint une école sur le continent... Il avait toujours cru que la possibilité d'intégrer une école de magie était inaccessible pour tous les autres avant lui parce qu'ils n'avaient pas eu de quoi payer et qu'ils n'avaient pas travailler assez dur. Tout cela n'était donc qu'une histoire de détente législative pour renforcer l'effectif militaire de l'Etat...
Il se mit à bouillonner de rage. Le Dongnan, sous ses airs de pays moderne qui offrait des possibilités aux jeunes ambitieux, se servait de lui comme d'un objet à ajouter à son arsenal... Et il fallait encore remercier l'Etat pour sa générosité envers les jeunes...
Le vieil homme bloqua la barre et sortit une longue perche en bois terminée par une pique de fer.
— Le monde n'est jamais ce qu'il paraît, Maître Renard, et ce qui vous semble nager paisiblement sous vos yeux, cela il faut vous en méfier plus que de ce qui est loin au fond de l'eau.
D'un coup de pique, le pêcheur remonta ce que Yuya avait pris pour le simple reflet de la lampe dans les vagues. C'était un serpent à la tête plate et au corps blafard.
— Ne laissez pas sa tête approcher de vous, leur venin est mortel.
Jirobe coupa la tête du serpent d'un coup de pique mais son corps continua de s'agiter quelques instants, sous le regard vide du vieil homme.
— Je vais vous en préparer un morceau pour le reste de votre voyage. Nous serons à Washinosu à l'aube. En attendant, reposez-vous Maître Renard.
Yuya ne se fit pas prier. Il s'allongea entre deux caisses au fond du bateau et dormi jusqu'à ce qu'il soit réveillé le lendemain par un son étrange et sifflant.
Lorsqu'il leva les yeux, il vit une énorme forme rectangulaire passer à vingt mètres au-dessus de lui, au milieu de la brume et des mouettes qui volaient autour. Le téléphérique de Washinosu.
Arrivé au port de l'île, le renard fit ses adieux au vieux Jirobe, qui lui offrit une boîte en bois à mettre dans son ballotin, contenant un peu de riz froid et de serpent grillé. Il lui rappela de se monter au peuple, mais d'éviter les moines autant que possible.
Ils se quittèrent en s'inclinant respectueusement l'un face à l'autre, et Yuya continua son périple vers le nord, depuis la station du Nid de l'Aigle, Washinosu.
Premier épisode du voyage de Yuya !
Avez-vous remarqué le terme de "partie supérieure", 上, pour cette partie ? En vérité il s'agit de la séparation normale des parties dans les écrits anciens, surtout les récits de voyages, en Chine et au Japon.
Comme les ouvrages étaient empilés, on parlait de la partie supérieure pour parler du tome 1, de la partie centrale pour le tome 2 et de la partie inférieure pour le tome 3, sans qu'il y ait d'idée péjorative ou un nombre de caractères restreint pour chaque partie.
Vous verrez donc trois parties pour le voyage de Yuya, 上 shang, 中 zhong, et下 xia.
J'espère que vous avez aimé cette partie et que les enjeux de la religion en Outremer vous apparaissent plus clairement !
Et c'est pas trop mignon l'idée d'un renard qui se balade avec un sac ? J'ai un ami dessinateur sur le coup, vous aurez un visuel d'ici peu !
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