23 老人與大海 Le vieil homme et l'océan

Sans faire attention au cri, Mastani regarda la porte puis se tourna vers Yuya. Elle n'allait pas lui demander de venir. Elle savait qu'il était terrifié. Elle finit sa bière debout et avant qu'elle n'ait pu s'éloigner, le marin à la barbe grise lui attrapa le bras.

— Vous savez ce qu'il y a dehors, mademoiselle. 

— Je le sais. Mais il faut que je m'en rende compte par moi-même, dit-elle avec un sourire étrange.  

Yuya se leva brusquement. 

— Je viens avec vous, maître ! 

Les marins autour se mirent à rire en le voyant s'égosiller. 

— Petit, tu ne vas pas sortir maintenant. Ta... "maîtresse" fait ce qu'elle veut, mais toi il vaut mieux que tu restes là au sec. 

— Ce n'est pas ma "maîtresse". C'est mon maître sorcier. Je suis son disciple et j'ai juré de la suivre partout où elle irait. 

— Même aux chiottes ? lança un marin de l'autre côté de la salle.

Silence dans la taverne. L'homme s'esclaffa tout seul et s'étouffa dans son rire gras. 

— Ta gueule Scorback, t'es pas drôle, siffla quelqu'un de l'autre côté. 

Mastani hocha la tête, approuvant la décision de son disciple. 

— C'est bien Yuya, il ne faut pas hésiter à se battre, malgré la peur. On va pouvoir commencer ton entrainement. 

Les hommes, atterrés par la confiance de la sorcière se regardèrent avec des airs intrigués.

  — Attendez, je viens avec vous ! déclara soudainement le marin à la barbe grise. Comme ça je saurai qui j'embarque dans mon bateau. 

— Très bien, mais ne traînez pas trop derrière nous... dit-elle en attendant qu'il se présente.

— Torvald  Grønvold , dit fièrement le marin, premier harponneur et capitaine du Vindsang. 

— Mastani et Yuya Tanada,présenta simplement la sorcière, sans autre forme de politesse, avant d'ouvrir la porte. 

Un autre cri terrifiant retentit au loin et les hommes se crispèrent sur leur chaises, tandis que Mastani sortait, suivie des deux hommes. 

Le petit village de pêcheurs était baigné dans la brume et la pluie. Les lueurs des lampadaires magiques éclairaient à peine les ruelles en pente de la colline. 

— Quel temps de merde, grogna Mastani en se retournant vers Yuya. Tu es prêt ? On devrait pouvoir aller jusqu'à la maison d'Abigail sans problème, mais on croisera sûrement nos camarades poissons sur le retour.

Elle pointa du menton le ponton au bord de la mer qui semblait fourmiller de vie. Des créatures étranges s'animaient autour des bateaux, comme des cloportes frétillants sous le bois mort. Yuya n'en voyait que des formes indéfinies, mais elles étaient suffisamment révulsantes pour qu'il en ait des frissons. 

— Ils n'ont pas intérêt à toucher à mon Vindsang, fit Grønvold d'une voix faussement assurée.  

Mastani ne répondit pas, indifférente à leur angoisse croissante.

Elle monta quelques escaliers au milieu des baraques où se barricadaient les pêcheurs du village pendant la nuit, sans rencontrer âme qui vive sur son chemin. Elle passa sous un voile épais de filets de pêche et trouva une petite maison isolée. Il n'y avait pas de traces dans la boue autour, signe que personne n'y était venu depuis longtemps. 

— Comment connaissez-vous cet homme, maître ? demanda Yuya en regardant les fenêtres non isolées par lesquelles on ne voyait aucune lumière. 

— J'avais l'habitude d'obtenir des renseignements de sa part. C'était un contrebandier qui passait dans beaucoup de ports, et Heidao était sa planque lorsqu'il revenait de tournée. 

— Un contrebandier, grogna Grønvold.

— Quel noble métier, fit Mastani en hochant la tête d'un air satisfait, il y a des soifs qu'ils sont les seuls à pouvoir sustenter...

Ils approchèrent de la maison et la sorcière en ouvrit la porte prudemment. Elle n'était pas fermée. Grønvold sortit le fer d'un harpon à dents ciselées de son ciré et se tint derrière elle. 

Ils entrèrent sans un bruit et se retrouvèrent dans une petite pièce qui servait autant de cuisine, de salon que de chambre. L'eau de pluie gouttait partout dans la vieille bicoque et le vent s'engouffrait par une fenêtre brisée. 

Mastani s'approcha de la table de chevet et trouva une pile de papiers jaunis et mouillés. Abigail aimait utiliser les anciens supports d'écriture pour pouvoir brûler les preuves de ses transactions. Mais ce n'était pas un journal de comptes ou des commandes qui s'entassaient sur sa table. C'était des cartes. 

La sorcière fit jaillir une flamme verte de sa main, qui ne consumerait aucune matière à proximité, pour étudier les cartes.

— Yuya... Tu vois ces noms en langue d'Outremer ? De quelles côtes s'agit-il ?

Alors qu'il approchait pour lire, le plancher grinça lugubrement et Yuya sursauta. Son maître ne rit pas. Elle n'était pas rassurée non plus. Tout tremblant, le jeune homme saisit la carte et en examina les signes.

— C'est le récif aux baleines, et là, ce sont les îles des kamis bleus, dit-il en posant son doigt sur la carte. 

De petites croix s'écartaient des côtes, face à la baie de Heidao. Abigail cherchait quelque chose, et il avait visiblement écumé toute la mer pour le trouver. Sur une autre carte, il était marqué "épave du Péquod". 

— Le Péquod ? souffla Grønvold en se penchant sur la carte, c'était un baleinier qui a disparu il y a quelques mois. Comment a-t-il trouvé son épave ? Elle doit être au fin fond des océans !

Le "P" de Péquod était marqué à plusieurs endroits. Comment une épave pouvait-elle se déplacer ? 

En bas de la carte, un mot en dongnanien apparaissait différemment des autres, comme s'il avait été griffonné rapidement, par un esprit malade. 幽靈船, youling chuan. Vaisseau Fantôme.

Grønvold s'écarta de la carte, comme si elle-même était maudite, et cracha par terre en jurant. 

— Qu'est-ce que c'est que ça, une histoire de bateau fantôme ? 

— Abigail était visiblement à la recherche de ce Péquod, remarqua Mastani, mais pourquoi ?

— Parce que son frère était embarqué dessus, répondit soudainement Yuya. 

  — Abi avait un frère ? demanda Mastani en se tournant vers lui, intriguée.  

Il éclairait une photo de la flamme dans sa main. Deux hommes étaient assis l'un à côté de l'autre en ciré et bottes de mer, souriant chaleureusement, montrant fièrement leurs longues barbes blanches. L'un d'eux portait une veste sur laquelle le nom "Péquod" était cousu. Au dos était marqué "les deux frères réunis".

Cette photo était imprégnée d'une profonde nostalgie, pensa Yuya en sentant l'objet. Elle avait dû être regardé avec regret, tristesse et avait dû inspiré beaucoup de souvenirs anciens. A présent elle prenait une nouvelle couche de poussière et de sentiments, alors que la deuxième personne qui avait passé des années à la regarder avait elle aussi disparu...

  — Abigail a disparu en poursuivant un vaisseau fantôme, souffla tranquillement Mastani, comme si cette explication la satisfaisait amplement. C'est une belle mort pour lui...

— Je ne pensais pas qu'il puisse y avoir de bateaux fantômes si près des côtes habités... En général ils sont plus loin en haute mer... Mais cette carte prouve le contraire, expliqua Grønvold en l'étudiant. 

Mastani la reprit rapidement.

— Ces bateaux sont là où une fissure magique a permis leur développement. Les morts ne reviennent pas à la vie s'ils n'y sont pas poussés par une source de magie pervertie... S'il y en a une dans la baie, cela pourrait aussi expliquer la présence des hommes-poissons et des créatures dont vous avez parlé. 

— D'ailleurs... murmura Grønvold en se retournant vers la porte. 

Une odeur répugnante accompagna ses derniers mots. Elle se répandit dans toute la pièce et Mastani rangea immédiatement les cartes dans la poche intérieure de sa veste. Un sifflement étrange retentit, suivit de bruits semblables à des claquements de langue étranges. La flamme de la sorcière changea de couleur. Elle passa du vert au jaune vif. 

— Yuya, dit-elle rapidement. En guise de premier entrainement, j'aimerais que tu concentres ton énergie non pas sur une idée mais sur un objet autour de toi. Oublies toutes ces merdes de formules de péteux, fais-moi plaisir. Je vais commencer à densifier de la magie autour de nous pour faciliter son utilisation directe, mais il faut que tu restes concentré. Quand tu vas les voir... tu risques de te laisser déstabiliser.

L'étudiant lui lança un regard inquiet et éteint la flamme de sa main tremblante. 

— "Déstabiliser" ? Ce sont les Profonds, les créatures des bas-fonds de la mer, envoyés par les démons des océans pour anéantir la race humaine, commença Grønvold, notre seule issue possible c'est de fuir, de retrouver les autres et d'attendre que la nuit passe ! Vous ne vous rendez pas compte de ce que sont ces créatures ? Ils dévorent les sorciers comme les marins, sans-

Avant même qu'il ait pu finir sa phrase, Yuya fit voler la table de chevet par la porte. Elle heurta quelque chose de lourd et visqueux et se brisa en morceaux contre un mur. 

— Bien visé, disciple ! S'écria Mastani en riant, et maintenant, démontons-leur la gueule à ces harengs périmés !      

Yuya ne s'étais pas laissé déstabiliser par sa première vision des hommes-poissons. La créature qu'il avait aperçu dans la pénombre l'avait révulsé au plus haut point, l'incitant à frapper sans réfléchir, et la télékinésie dont lui avait parlé Mastani lui était venue naturellement.

— AHHHH, BORDEL !!!! explosa l'étudiant sans pouvoir retenir son dégoût et son excitation, MAIS ILS SONT VRAIMENT DÉGUEULASSES !!!!

— Vas-y Yuya, fais en de la purée !   

D'un seul coup, tous les bibelots de la pièce se mirent à voler et firent sauter la porte, venant s'écraser sur la créature qu'il avait déjà assommée d'un coup de table. 

L'étudiant bondit hors de la cabane, incapable de retenir sa fureur plus longtemps, et il se mit à faire voler la tôle du toit pour balayer la rue où les créatures avaient commencé à grimper. 

Mastani le suivant en riant à se faire mal au ventre, tandis que le marin qui les accompagnait était resté paralysé de stupéfaction face aux deux sorciers. 

— Restez à côté de nous, fit la sorcière en riant, vous ne voudriez pas qu'une de ces vilaines bestioles ne vous tire par le fond, tout de même ?

Elle regarda son élève qui soulevait tous les objets qu'il trouvait à sa porter, morceaux de barques, filets de pêche, bûches de bois, pour les lancer contres les monstres qui reculaient peu à peu sur la colline, poussant des sifflements terrifiants. Yuya avait réussi à changer sa peur en colère, et il s'en armait magnifiquement, pensa-t-elle avec une vague de nostalgie, repensant à ses premiers affrontements avec des créatures des profondeurs. 

C'était vrai qu'elles étaient particulièrement laides. Des formes humanoïdes, de grands yeux vides et aveugles, semblables à des miroirs, des dents aiguisées de carpes, de longues mains à la fois crochues et palmées, des crêtes de poisson en guise de chevelure et une peau écailleuse, couvertes d'une fine membrane collante et suintante qui leur permettait de ne pas se dessécher à la surface.    

Tiens, "dessécher", pensa soudainement la sorcière. 

Elle se mit à descendre rapidement les escaliers de la colline pour rejoindre son disciple dont les attaques télékinésiques perdaient en puissance à mesure qu'il s'éloignait de son maître. 

Les hommes-poissons étaient plus nombreux en bas, et ils commençaient à encercler dangereusement le jeune étudiant.

Il commençait à faiblir physiquement aussi, remarqua-t-elle.

— Yuya, il est temps de passer au deuxième entrainement. 

Le jeune garçon s'arrêta, essoufflé, ses cheveux noirs mi-longs volant en bataille sur son visage, alourdis par la pluie.

Les hommes-poissons se rapprochèrent et le marin qui était resté plus haut leur cria de fuir, mais la sorcière n'en fit rien. D'un coup de pied dans le sol, elle provoqua un glissement de terrain qui fit rouler la boue sous les pieds des créatures, leur faisant descendre la rue sur le dos en une marée informe, les vivants comme les morts, tels des poissons dans des filets qu'on vidait à l'arrière d'un chalutier. Yuya resta immobile, miraculeusement épargné, et regarda les monstres qui glissaient jusqu'au ponton. 

— Maître, j'étais en train de les avoir, pourquoi les avez-vous fait descendre ?

— J'ai une autre idée. Tu vois les sorts de boule de feu que tu apprends à produire en troisième année ?

— Maître, j'étais en deuxième année quand vous m'avez sauvé. 

— Ne fais pas l'innocent, Yuya, tu les as appris par cœur, ces sorts, n'est-ce pas ?

Il baissa la tête, gêné.

— Mon jeune disciple plein d'ambition et de rage, dit-elle en l'attrapant affectueusement par les épaules pour lui ébouriffer ses cheveux mouillés. 

Grønvold les regarda au loin dans leur échange chaleureux au milieu de l'enfer nocturne, au comble de l'effarement.  

— Qu'est-ce que vous voulez faire, maître ?

— Concentre-toi sur le soleil. Tu sais, la lumière est partout là où on veut bien la trouver, même au plus profond de la nuit, au plus profond des océans. Je vais t'aider pour ce coup, mais il faut que notre camarade le capitaine se joigne à nous s'il ne veut pas griller comme un steak. Eh, Grønvold, par-ici ! 

Le marin s'approcha, inquiet, faisant face aux deux sorciers fous, alors que les monstres commençaient à remonter la rue, redoublant d'ardeur et de sifflements infernaux.

— On va se débarrasser d'eux, Grønvold. Mais il va falloir vous accroupir et garder les yeux fermés. Ne les ouvrez sous aucun prétexte, c'est compris ? Toi aussi, Yuya, tu deviendrais aveugle en quelques secondes. 

— Qu'est-ce qu'on va faire, maître ? demanda-t-il en voyant les monstres qui n'étaient plus qu'à quelques mètres. 

— Rappelle toi, ta magie est un soleil. Tu dois visualiser un astre de feu. Donne-moi tes mains maintenant.

Il lui tendit ses mains sans comprendre, imaginant la sphère solaire comme elle lui avait demandé, jusqu'à ce qu'il sente soudainement la magie de Mastani s'accumuler dans ses mains comme un brasero. Elle le regarda dans les yeux et lui fit lever les bras, alors que le sol autour d'eux devenait brûlant. Yuya vit une lumière puissante commencer à apparaître sur ses mains.

— Ne regarde pas, Yuya. Et on se baisse, Grønvold.

Le marin s'exécuta et la magie lumineuse se mit à irradier autour d'elle avec la puissance d'une explosion atomique, comme dans l'Ancien Monde. Les rayons blancs étaient si puissants et chauds qu'ils projetèrent des ombres de créatures calcinées sur tous les murs alentours. 

Les monstres n'eurent même pas le temps de pousser un dernier soupire, ils disparurent dans les irradiations du soleil magique que Mastani maintenait dans les mains de Yuya. 

Il pouvait sentir son impressionnante puissance, il y participait, tout en sachant que c'était son maître qui avait le contrôle total du sort. C'était jouissif de sentir autant de force entre ses mains.    

Lorsque Mastani baissa les bras, la lumière disparut et les trois humains se retrouvèrent au milieu d'une rue déserte, couverte de cendres aux odeurs de sardines grillées.

  — Beau travail, Yuya. La prochaine fois, tu essayeras de reproduire ce sort seul. On les a tellement griller qu'il n'en reste plus que des cendres... Et on a épargné les bâtiments ! C'est pas beau la vie ? dit-elle en attrapant son disciple par les épaules pour le féliciter chaleureusement.

— Si, maître, répondit-il en riant, fier de lui. 

— J'espère qu'ils ont des alcools forts, il faut qu'on fête ça, déclara-t-elle en se dirigeant joyeusement vers la taverne.

— Maître, vous aviez dit que vous ne boiriez pas ici...

— Rhooo, quel disciple coincé tu fais !

Grønvold les regarda s'éloigner, choqué, stupéfait, totalement sidéré par la décontraction joviale des deux sorciers face aux démons des océans.     

Vous aimez le dark ambient de Cryo Chamber ? Je les recommande vraiment à tout ceux qui veulent écrire de l'horreur. Autre chose intéressante, même si c'est terrifiant, je trouve que l'usage des basses a quelque chose d'apaisant !  

Et pour votre plus grand bonheur, le plaisir délectable de vos yeux émerveillés, qui a déjà ravi Yuya dans ce chapitre, j'ai l'immense honneur de vous présenter la recréation en 3D des "Deep Ones" de la nouvelle Cauchemar à Innsmouth de H.D Lovecraft par Bryan Wynia, histoire de vous donner une idée de ce à quoi peut ressembler un homme-poisson dans la force de l'âge.

... miam miam...

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