Yuya ouvrit les yeux et la lumière trop blanche l'assaillit aussitôt. Il se roula en boule malgré sa patte cassée qui traînait avec sa queue qu'il n'arrivait plus à bouger. De grosses touffes de poil lui avaient été arrachées lors du combat et il était couverte de sang. Il couina en sentant la douleur revenir dans sa patte et colla sa tête au béton en serrant les dents.

- Ca va aller, Yuya, je te réparerai tout ça dès que j'aurai de nouveau accès à mes pouvoirs, murmura une voix à proximité.

Lentement, il tourna la tête et vit son maître allongée à côté de lui. Mastani était en train d'éponger le sang de son visage avec sa veste. Elle avait les yeux gonflés et le teint pâle. Ses gestes étaient étrangement lourds et lents, mais elle gardait dans son attitude quelques chose de noble et de rebelle qui rassura le renard. Si elle avait été battue, c'était à cause de l'alcool et de l'interdiction d'utiliser la magie, se dit-il.

Elle se mit assise et avança jusqu'aux toilettes au bout de la pièce à quatre pattes pour aller vomir dedans, comme pour contredire les espoirs de son disciple.

Yuya allait détourner le regard, refusant de voir son maître dans un tel état de déshonneur, lorsqu'il remarqua ce qu'elle portait au cou. C'était un collier de verre aux éclats bleutés. Un inhibiteur de pouvoirs.

Yuya regarda la pièce dans laquelle ils se trouvaient. Ils étaient dans une cellule de quelques mètres avec deux planches en bois servant de lit, un lavabo et un WC. Une baie vitrée les séparait d'un couloir faiblement éclairé par des lampes bleues. Une prison.

Il eut envie de se révolter, de briser cette vitre et de crier son dégoût envers les hommes qui les avaient enfermé alors qu'ils avaient défendu des femmes sans défense. Mais que pouvaient faire ses petites pattes griffues face au béton et au plastique de la vitre ?

- Ne t'en fais pas, Yuya, on va s'en sortir. Ne bouge pas trop de façon humaine, ils pensent que tu n'es qu'un animal de compagnie.

Il se tourna vers Mastani qui s'était assise à côté des toilettes.

- Tu n'as rien raté. Un ambassadeur du Karakhitar est venu pour me menacer de mort, dire que j'avais violé au moins une dizaine de lois et que dans son pays, je serais pendue. Il pensait que tu n'étais qu'un renard de compagnie. Ça veut dire que ses soldats n'étaient pas encore assez rétablis pour lui expliquer toute l'histoire haha. Il n'avait aucune idée de ce qui s'est réellement passé, c'est plutôt réjouissant, non ?

Le renard s'approcha d'elle en boitant et s'assit contre ses jambes. Le Karakhitar... Ce pays semblait si lointain. Comment pouvait-il les atteindre jusqu'ici, au centre du Dongnan ? Que risquaient-ils ici à Yunhai ?

- L'ambassadeur aimerait bien jouer de ses liens diplomatiques pour nous faire exécuter, pour tentative d'assassinat envers des émissaires étrangers. Mais l'Hirondelle Bleue a apprécié notre... geste. On a le soutien de la Triade de Yunhai. Et la Triade... c'est la ville.

Elle toussa et reprit son souffle difficilement. Yuya blottit sa tête contre elle.

- Tu t'es bien battu, Yuya. Je crois que... qu'on s'est bien trouvé, toi et moi. Tu as compris sans comprendre. Tu as... touché du doigt ce qui ne peut être expliqué par des mots et des théories dans la Magie. Le ressentit, le monde des sens qui déplaît tant aux sorciers académiques... Mais bon, dommage que tu ais utilisé un sort. On va être banni de l'hôtel pour usage de magie et pour transport d'animal sauvage, ricana-t-elle avant de cracher dans la cuvette un mélange de sang et de vomi.

Il baissa la tête. Il avait du mal à saisir le sens de ses paroles, mais peut-être était-ce ainsi que devaient être les maîtres ? Il y avait réellement quelque chose d'inexplicable dans sa magie. Pourquoi maîtrisait-il une métamorphose de niveau six alors qu'il n'était qu'en deuxième année ?

Il regarda Mastani s'essuyer la bouche. Tout ça pour ne pas être bannis d'un hôtel ? Est-ce que ça avait encore une importance ? S'il n'y avait pas eu ce croupier étrange pour la déconcentrer, ils ne seraient certainement pas en prison. Ils s'en seraient sorti.

- Le croupier ? Tu as vu le sorcier-fantôme ? Il était habillé en croupier ?

Comment avait-elle pu ne pas le voir ! Il dégageait une magie si étrange.

- Ce devait être une magie de dissimulation très puissante, il voulait se cacher de moi, pas des autres... Pourtant, je l'ai perçu.

Il faudrait en parler à quelqu'un, tout comme il faudrait expliquer ce qu'ils ont vu à l'école de sorcellerie, pensa Yuya.

- Une chose à la fois, gamin. Tu crois qu'ils vont écouter deux sorciers en cellule de dégrisement qui leur parlent d'une attaque d'école ? Te fais pas de soucis. A l'heure qu'il est, ils doivent déjà tout savoir. Ça m'étonnerait pas qu'ils soient dans le coup, au fond. Les Loups de Midgard ont toujours été forts pour travailler avec la mafia et la police. S'ils sont toujours en lien avec la mafia du Dongnan, le fils de leur ex-chef, Zhang Hui, alors on est dans la merde. Il ne vaut mieux pas qu'on apprenne mon vrai nom ici...

Mais... pourquoi ?

- Tu as encore du mal à réfléchir ? C'est moi qui suis responsable de la mort de son père, Feng Hui, à l'époque où il dirigeait les Loups de Midgard. Ça m'étonnerait pas que Zhang veuille toujours se venger. Et même si Yunhai n'est pas son terrain de chasse, il a beaucoup d'amis ici.

Mais alors, pourquoi fréquenter un établissement proche des Triades ?

- Ah, Yuya, ne sous-estime jamais le pouvoir tentateur du saké bon marché...

Que de risques inutiles... Qu'allait-il se passer à présent ? On allait leur laisser choisir entre la pendaison par l'ambassadeur d'une nation d'Eurasie, ou l'assassinat en cellule par les Triades ?

- On va sortir de ce trou, Yuya. Si les Loups de Midgard agissent au grand jour et brûlent des institutions d'Etat comme des écoles, Zhang Hui doit avoir autre chose à faire que de s'occuper de deux ivrognes. Tant qu'on apprend pas mon nom...

Yuya émit un grognement. Elle avait fait tellement de vague à l'hôtel, entre sa démonstration de tatouages à l'entrée et la bagarre, qu'il était fort probable que tous les gosses dans la rue ne se mettent à la pointer du doigt en criant son nom.

Elle éclata de rire en écoutant cette pensée et caressa délicatement le pelage terne et collant de l'animal. Elle ferma les yeux, épuisée.

A cet instant, des bruits de pas résonnèrent dans le couloir. Mastani leva la tête et Yuya se réfugia contre elle en roulant en boule.

Un policier arriva devant leur cellule et s'arrêta. C'était un homme d'une quarantaine d'années, le visage long et marqué par une sorte de mélancolie naturelle qui s'exprimait sous des traits longs et tombants.

Il avait les traits des hommes qu'on voyait dans la plupart des anciennes photos, ceux des anciens habitants de l'Europe et qui avaient dominé le monde pendant des siècles avant la Fracture. Sa peau était pâle et ses yeux bleus renvoyaient à peine quelques éclats, comme s'ils étaient déjà lessivés par le monde. Yuya prit le temps de l'étudier. Malgré sa vision de renard, il lui semblait le percevoir particulièrement bien. Son regard suintait de pragmatisme et de logique, laissant présager qu'il ne maîtrisait pas la magie. Il ne croyait visiblement en rien.

Il portait un trench gris délavé au-dessus d'un trois-pièces usé. Ses cheveux étaient plaqués en arrière sur son crâne et formaient une sorte de vague ridicule sur son front. Yuya se mit à grogner en le voyant s'approcher de la baie vitrée, les observant comme des animaux en cage.

- 大家好 (dajia hao, bonjour tout le monde), dit soudainement l'homme d'une voix grinçante, j'espère que je vous réveille pas, vous m'avez l'air particulièrement frais et dispo ce matin.

Il parlait un mélange de langues anciennes et modernes, le dialecte typique d'une autre ville du Dongnan, Chang'an.

- Fais-nous sortir, le flic, grogna Mastani en se redressant contre le mur.

Nullement impressionné, il s'assit à même le sol devant eux, sans faire attention à son trench qui baignait dans une flaque d'eau. Il passa une main dans ses cheveux en soupirant et regarda les cigarettes dans la poche de son manteau. Il ne pouvait pas fumer à l'intérieur et refoula son envie de tabac en portant un cure-dent à ses lèvres.

- C'est ce que j'aimerais bien faire mais j'ai un ambassadeur enturbanné qui veut m'en empêcher. Et je ne suis pas "le flic". Je suis Keith Hudson, investigateur spécial en mission pour le Dongnan. 高興認識你們 (gaoxing renshi nimen, un plaisir de vous rencontrer)

Mastani sourit froidement et se pencha en avant pour le regarder dans les yeux.

- Eh bien, Keith Hudson, investigateur spécial du Dongnan, qu'est-ce que tu nous veux ?

- J'ai besoin de vous pour une enquête concernant les Loups de Midgard.

Elle tiqua pendant un quart de seconde avant de reprendre son air sévère, mais ce fut suffisant pour que l'investigateur esquisse un sourire. Il savait qu'il avait leur attention.

- Qu'est-ce qui te fait croire qu'on peut aider ?

- Je ne sais pas, dit-il en partant en arrière et en levant la tête au plafond, hormis le fait que tu sois la sorcière à l'origine du démantèlement de la première génération des Loups, et que tu te retrouves comme par hasard en compagnie du seul étudiant de l'école qui a été brûlée dont on ait pas retrouvé le corps... 神差鬼使，對不對 (shenchai guishi, dui bu dui, curieuse coincidence, n'est-ce pas) ?

Mastani apprécia ce tutoiement sans politesse. Elle hocha la tête en souriant malgré sa lèvre tuméfiée.

Yuya émit un couinement strident en entendant parler de son école. Alors personne d'autre ne s'en était sorti ? Malgré sa condition de renard, il sentit des sentiments bien humains l'envahir. La profondeur du regret, du ressentiment, la haine et l'envie de vengeance qui naissait en lui. La caresse de Mastani l'apaisa un instant. Elle prit un air ennuyé et retroussa les manches de son yukata imbibé de sang.

- Qu'est-ce qui te dit que nous sommes bien ces personnes ?

- Vous êtes ces personnes. Ou alors Hong s'est trompé de décolleté, ce qui ne lui arrive jamais.

Mastani ne trouva rien à répondre immédiatement. Ce pervers de Hong... Elle baissa la tête et avala sa salive difficilement.

- Je peux aussi vous aider à éviter Zhang Hui, si c'est ce qui vous fait peur, ajouta le détective Hudson.

- Un ambassadeur et le big boss de la mafia de tout le Dongnan ? Et comment tu comptes réaliser cet exploit ?

- Ma mission dépasse l'intérêt d'une enquête pour coup et blessures sur des représentants d'un autre Etat, et si elle nécessite de stopper les Triades, mes supérieurs sont prêts à agir aussi, dit-il en levant les yeux vers la caméra qu'il pointa du doigt. Si je vous donne les badges de-

- Des badges d'immunité diplomatique ? l'interrompit Mastani. Je connais. On a tous les droits temps qu'il est collé à notre poitrine et dès qu'on l'enlève, on redevient des coupables.

- Nous ne sommes pas une dictature eurasienne, ici. Mais c'est comme tu veux, déclara Hudson en levant les mains en l'air. C'est ton choix. Si la corde est solide, la pendaison c'est pas si mal...

Il fit mine de se lever et épousseta son trench plein d'eau. Mastani le regarda faire en caressant le renard. Sa main se faisait de plus en plus contractée contre la fourrure et Yuya se mit à couiner de douleur. Elle s'arrêta.

- Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse, au juste ?

- Eh bien... Comme au bon vieux temps, sorcière Mastani. Traquer et exterminer les Loups. 怎麽樣呢？(zenmeyang ne, qu'en penses-tu)

Elle baissa la tête vers Yuya et il la fixa de ses petits yeux fauves. Il sentit du regret dans le regard de la sorcière, et de la peine. Elle avait dû sacrifier tellement pour le faire une première fois, alors qu'elle avait à peu près son âge, et elle devait le refaire à nouveau...

- C'est ça que tu ne voulais pas devenir, Yuya ? Un mercenaire, dit-elle, comme c'est cynique. Pour toi, comme pour moi...

Le jeune homme posa une patte sur le bras tatoué de la sorcière. Il n'avait pas peur, avec elle. Et il n'avait plus rien à regretter. Quoi qu'il arrive, il resterait son disciple et il la suivrait. Il l'avait juré. Et il ne supporterait pas de continuer à avancer sans savoir ce qui était arrivé à son école.

- Très bien. Oui, faisons ça. Allons chasser le Loup.

Photo: 3D Design de Miller (The Expanse) par Ida Dunstrand