10 藍燕 L'Hirondelle Bleue
Ils arrivèrent devant une entrée de cave au-dessus de laquelle était écrit 藍燕 (lanyan), L'Hirondelle Bleue. Des hommes en tenue d'ouvriers attendaient à l'extérieur.
—C'est un beau nom pour un bar, fit remarquer Yuya en descendant de la moto.
—C'est le nom de la mère maquerelle, répondit Mastani nonchalamment, ne lui dis pas qu'elle a un beau nom une fois à l'intérieur. Elle te ferait couper un orteil pour moins que ça.
Il fit une grimace de dégoût et suivit la sorcière en se collant à son ombre, pour éviter d'avoir à regarder ceux qui attendaient à l'entrée. Mastani ôta sa veste de yukata, révélant ses bras secs mais musclés, ses tatouages étranges et son tee-shirt « Motörhead ». Elle passa devant le vigile en le saluant et il eut un mouvement de recul en la voyant. Elle était visiblement célèbre. Yuya se demanda si c'était une bonne ou une mauvaise nouvelle.
—Disons que je connais le patron, sortit Mastani pour répondre à la question silencieuse.
—Est-ce que vous pouvez arrêter de lire dans mes pensées ?
—J'aimerais bien, mais j'ai beau t'avoir retransformé, tu as toujours des pensées de renards. C'est trop facile à lire...
Yuya soupira et se mit à marcher plus près de la sorcière. Ils passèrent une antichambre où on vérifia s'ils n'étaient pas armés, puis ils entrèrent dans un long couloir en bois. Ils y croisèrent un groupe de trois mafieux aux bras couverts de tatouages. Ils avaient les mains dans les manches de leurs yukatas et riaient entre eux dans un dialecte que le jeune homme ne connaissait pas.
Ils s'arrêtèrent pour dévisager Mastani lorsqu'elle passa devant eux, mais elle ne les lorgna même pas. Une fois qu'ils furent passés, Yuya sentit leur regard sur eux alors qu'ils se retournaient pour continuer d'observer la sorcière. Avait-elle des dettes avec tout le monde ? Ou bien, était-il encore trop jeune pour réaliser à quel point elle était séduisante ?
—Yuya, si tu ne veux pas que j'intervienne dans ton fil de pensées, tâches de te poser des questions moins stupides.
Il rougit et accéléra le pas. Ils avancèrent dans un couloir de bois aux cloisons en papier de riz opaque, des 障子 , shoji. On pouvait entendre les tuiles de mahjong claquer contre les tables et les dés rouler dans les chopes entre les différents salons.
Ils passèrent devant une salle dont la porte coulissante était restée ouverte. Mastani s'en approcha et s'appuya dans le cadran pour regarder le spectacle qui s'offrait à ses yeux. Derrière elle, Yuya dût se baisser pour voir ce qui se passait.
Des hommes de tous les âges, tous à moitié nus dans la chaleur étouffante de la salle, étaient assis en tailleur autour de tables où des croupiers remuaient des gobelets contenant de petits dés. Il régnait une odeur insupportable de transpiration, de crasse et de relents de bière déjà digérée.
— Pourquoi est-ce qu'on s'arrête ici, demanda Yuya avec inquiétude, on ne va pas boire avec ces gens ?
— J'ai senti une énergie bizarre...
— "Bizarre" ? C'est à dire ?
— Quelque chose que je ne connais pas.
La sorcière ne dit plus rien, continuant son observation des hommes. Ils semblaient tous tellement obnubilés par leurs jeux qu'aucun ne se retourna vers elle. Elle se concentra sur chacun d'entre eux pour tenter d'étudier leur nature magique. Yuya l'observa faire et regarda à son tour dans la salle.
Il sentit soudainement une force étrange, qui venait d'apparaître à l'instant même, une énergie semblable à un coup de vent, plus proche de la sensation d'avoir croisé un fantôme que du véritable contact avec une forme de magie humaine. C'était volatile comme de la fumée. Il tomba soudainement sur un visage qui le fixait dans la salle.
C'était l'un des croupiers.
Il assit face à une table d'hommes alanguis sur leurs jeux. Il gardait la tête baissée mais ses yeux noirs étaient fixés sur Yuya. Il portait ses cheveux longs remontés sur son crâne à la manière des marins d'Outremer. Lentement, il caressait sa moustache noire en faisant remonter ses doigts fins sur ses joues osseuses.
— Maître, vous avez vu celui-là ? demanda-t-il sans oser détourner vers le regard.
— De quoi tu parles, Yuya, viens, je n'ai rien trouvé.
Il se tourna vers la sorcière et la trouva déjà de l'autre côté du couloir. Quoi ? Elle n'avait donc pas ressenti cette magie étrange ? Comment avait-elle pu manquer le croupier ? Et pourquoi ne lisait-elle pas son agitation dans ses pensées ? Elle ne le regardait plus...
Elle n'entendait plus ses pensées, réalisa-t-il soudainement, comme s'il était soudainement protégé par une nappe de plomb. Peut-être était-ce à cause de cette étrange magie qu'elle était perturbée.
Il se tourna à nouveau vers le croupier et découvrit avec étonnement qu'il ne s'agissait plus du tout du même homme. C'était un vieillard torse-nu à la peau luisante de transpiration. L'autre homme et sa magie avaient disparu.
Ne trouvant pas d'explication logique à cette apparition, il décida d'interpréter comme une vision qu'il avait dû avoir à cause de l'odeur et des effluves alcoolisées. Après tout, il n'avait jamais bu de sa vie. Peut-être était-ce cela l'effet de l'alcool contre lequel ses professeurs l'avaient gardé. Il accéléra son pas pour rejoindre la sorcière.
Ils arrivèrent devant une salle d'où on entendait plus de bruits. Un groupe d'hommes braillait des chants de marins dans une langue étrange.
— Des Karakhitans, constata Mastani en écoutant leur langue.
Une femme habillée d'une simple robe de chambre de satin rose leur indiqua l'escalier « où ils seraient plus tranquilles ». Ils montèrent à l'étage et s'installèrent dans une petite pièce couverte de tatamis au milieu de laquelle se trouvait une table basse.
—On va vous apporter à boire d'ici une minute, déclara la serveuse d'une petite voix.
En leur ouvrant la porte, elle offrit à Yuya son regard le plus tendre, en inclinant légèrement la tête et en souriant sans révéler ses dents. Il garda les yeux rivés vers le sol et s'assit timidement.
—Je... je n'ai pas l'habitude de fréquenter ce genre d'endroits...
Les chants résonnèrent plus fortement dans la salle en bas.
—Si tu m'avais dit le contraire, je t'aurais pris pour un dévergondé. Une maison de plaisir à ton âge, dit-elle en riant.
— Mais alors, vous, qu'est-ce que vous-
Alors qu'il allait parler, la serveuse revint avec une bouteille en céramique blanche couverte d'une serviette chaude et deux minuscules verres.
—Avez-vous besoin d'autre chose ?
—C'est bon, dégage, dit soudainement Mastani avec une rudesse qui surprit Yuya.
La serveuse toujours souriante inclina la tête pour remercier la sorcière et sortit en claquant la porte.
—Pourquoi avez-vous été si impolie avec la serveuse ?
—Parce que si je ne l'avais pas été, elle serait restée derrière la porte à nous écouter. Tu entends les types en bas ? Elle préfère rester à l'étage à nous servir plutôt qu'avoir à s'occuper d'eux. Les Karakhitans sont connus pour aimer l'alcool et leurs esclaves. C'est pour ça qu'elle aimerait rester ici à s'occuper d'un gentil petit couple. Bon, passons aux choses sérieuses, dit-elle en versant le saké chaud dans les deux verres. Lève ton verre.
Yuya s'exécuta nerveusement, oubliant le brouhaha en bas. Y allait-il y avoir un contrat, un lien magique qu'ils allaient devoir créer ? Mastani sourit en entendant sa question et leva son verre d'une main tandis qu'elle sortait un petit couteau de la poche de son pantalon. Elle se coupa la pulpe du pouce et laissa une goutte de sang tomber dans le verre de Yuya, puis elle lui présenta son couteau, l'invitant à faire de même avec son verre à elle.
Il s'inclina cérémonieusement et fit de même.
—A présent, Je m'engage à t'enseigner tout ce que je sais de ce monde et à faire de toi mon disciple. Je te protégerai, je me chargerai de ton éducation et de tes besoins. Yuya Tanada, es-tu prêt à me suivre où que j'aille pour suivre mon enseignement ? Es-tu prêt à obéir à mes ordres, à écouter les leçons que je t'enseignerai et t'investir sincèrement, corps et âme, dans ton apprentissage ? Tu ne devras pas faiblir ni douter, et tu devras t'attendre à des jours difficiles.
Yuya sentit son cœur battre la chamade. Il retenait une larme d'émotion au coin de son œil.
—Je suis prêt, je souhaite devenir votre disciple et je suis prêt à vous suivre où que vous alliez. Je supporterai toutes les épreuves, j'obéirai à vos ordres et j'écouterai vos leçons pour progresser.
—Alors buvons !
Ils vidèrent tous les deux leur verre et le jeune homme s'efforça d'avaler malgré l'alcool qui lui brûlait la gorge. Le goût était atroce. C'était la première fois qu'il buvait autre chose que du faux-cidre d'alcool. Mais il était heureux. Il était maintenant le disciple d'une grande sorcière.
Mastani reposa violemment son verre sur la table et rit de bon cœur en voyant la grimace que faisait son disciple.
—Maître, je crois que je n'ai jamais entendu parler de serment de sorcier fait dans l'alcool.
—Ah non ? Moi non plus.
Yuya écarquilla les yeux en se penchant en avant. Sa réaction presque théâtrale était due à l'alcool qu'il sentait lui monter aux joues.
—Quoi ? Nous... nous n'avons pas réellement prêté serment ?
—Bien sûr que si, mais je n'ai aucune idée de ce à quoi ressemble un serment entre sorciers, j'ai inventé ça au-fur-et-à mesure, c'est tout. Tu t'attendais à quoi ? Des petits papillons dorés qui jaillissent des verres pour célébrer notre union et une chorale ?
Elle les resservit tous les deux.
—Vous n'avez pas appris la magie avec un maître ?
—Moi ? Oh, non, sûrement pas. Ces vieilles relations patriarcales de domination et de passation de pouvoirs, ça ne m'a jamais vraiment émue. C'est à cause de ces apprentissages que les connaissances sur la Magie n'évoluent plus. On s'enterre dans le savoir de personnes qui ont déjà vécu.
Il la fixa déconcerté. Elle venait de vider un troisième verre. Les chants dans la salle du bas firent place à des rires gras.
—Mais... Et moi ?
Elle but à nouveau.
—Toi, petit, tu vas apprendre des trucs qu'on n'enseigne pas à l'école, dit-elle en vidant son verre.
Il déglutit difficilement, en se demandant dans quoi il s'était embarqué.
Mastani allait se servir une cinquième fois lorsqu'elle entendit des hurlements féminins résonner depuis la salle du dessous.
Elle lança un regard étrange à Yuya et but une rasade directement à la bouteille avant de se lever brusquement. Il resta assit, la fixant avec inquiétude. Les cris n'arrêtaient plus. Ce n'était pas ceux de personnes en plein ébat. Les chants des hommes avaient cessé.
—Yuya, tu es prêt pour ta première leçon ? dit Mastani en gardant l'oreille tendue.
—Mais vous avez dit plus tôt que la première leçon c'était que-
— Prépare-toi à te battre, le coupa-t-elle brusquement.
Situation cocasse, n'est-il point ? A votre avis, qu'est-il en train de se passer ? A quel genre d'enseignement est-ce que Yuya va avoir droit ? Qu'est-ce qui les attend ?
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Photo: alors, c'est pas pour me vanter et partager mes photos de vacances, mais c'est un restaurant lié à la Marine à Taipei que j'ai "visité" discrètement. L'ambiance feutrée et très très privée du 藍燕.
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