Capitulum Vicesimum Secundum
Le dernier accord résonna dans la chapelle, en écho, comme si les pierres centenaires cherchaient à reprendre le chant dont elles étaient à présent imprégnées. À la vue des deux jeunes hommes qui se regardaient, heureux de ce moment partagé, Elster, assise au premier rang, les applaudit avec un sourire radieux. Lorsque huit coups sonnèrent, l'ambassadeur sursauta comme un Diable en boîte et un coup d'œil à sa compagne lui confirma ce qu'il savait pourtant : il aurait dû, depuis quinze minutes déjà être à l'entrevue avec l'empereur. Prenant rapidement congé du jeune chanteur qui resta planté comme un piquet au milieu de l'église, il se précipita au-dehors.
Prenant à peine le temps de rajuster sa tenue, il tâcha tant qu'il put de trouver son chemin à travers les dédales de couloirs, jusqu'à la grande porte devant laquelle l'attendait un Herr Schneider manifestement agacé, à en juger par la manière dont il faisait rouler l'extrémité de ses moustaches entre ses doigts. En les apercevant, il ne put totalement retenir l'impatience qui teinta le ton de sa voix, et après avoir ouvert les portes qui les séparaient de l'empereur, c'est un peu sèchement qu'il les annonça à son suzerain : « Ferdinand le Troisième, par la Grâce de Dieu Empereur élu du Saint Empire Romain Germanique, Auguste éternel, Roi d'Allemagne, Roi de Hongrie, de Bohème, de Dalmatie, de Croatie, de Slavonie, de Rama, de Serbie, de Galicie, de Lodomérie, de Coumanie et de Bulgarie, Archiduc d'Autriche, Duc de Bourgogne, du Brabant, de Styrie, de Carinthie, de Carniole, Margrave de Moravie, Duc du Luxembourg, de Haute et Basse Silésie, du Wurtemberg et de Teck, Prince de Souabe, Comte de Habsbourg, du Tyrol, de Kybourg et de Goritz, Marquis du Saint Empire Romain Germanique, de Burgau, de la Haute et de la Basse Lusace, Seigneur du Marquisat de Slavonie, de Pordenone, et de Salines,... récita-t-il d'une traite, faisant ainsi preuve d'un souffle hors du commun, que le jeune chanteur lui envia. Votre Majesté Impériale, son Excellence Friedrich von Amsel, Ambassadeur de Sa Majesté Louis le Quatorzième, par la grâce de Dieu Roi de France et de Navarre, et Elster von Straussberg, son épouse ».
Le monarque, un homme entre deux âges, les attendait, debout au milieu de la pièce somptueusement décorée. Malgré une vêture qui alliait une étonnante sobriété pour une personne de son rang et l'élégance qui lui était due, il se dégageait de lui une aura d'autorité, renforcée par son port incroyablement droit. Tout de noir vêtu, des hauts-de-chausses jusqu'au pourpoint, le col d'un bleu profond apparaissait sous une collerette aux bords en dentelle garnie de motifs floraux, présente également au bout de ses manches en cuir marron aux harmonieux entrelacs dorés. Des cheveux bruns remarquablement bien coiffés et cascadant sur ses épaules encadraient un visage au nez aquilin, au regard fier et perçant. Ses sourcils, très clairs, étaient presque imperceptibles. Ses mains, d'une extrême blancheur, contrastaient fortement avec le sombre de son habit. L'une d'elles reposait sur la garde ouvragée et couverte de feuilles d'or qui pendait à son côté gauche. Bien que splendide, l'épée n'avait rien d'une arme d'apparat et quiconque se targuait de résider entre l'Ostsee et l'Adriatique savait que les talents de duelliste de l'empereur n'étaient plus à prouver.
Les yeux rivés sur le souverain, les deux jeunes gens attendirent que ce dernier daignât leur adresser la parole ainsi que l'étiquette l'exigeait. Il eût été, en effet, fort discourtois d'être le premier à rompre le silence en sa présence, et le jeune ambassadeur ne voulait pas risquer un incident diplomatique. Ainsi, il prit son mal en patience, tâchant de ne pas penser aux murmures que l'on pouvait parfois ouïr au détour d'un couloir du château sur les pauvres émissaires qui, le dos endolori et pour une raison inconnue, avaient dû patienter immobiles pendant des heures. À leur grand soulagement, leur attente fut de courte durée. Comme au ralenti, le Kaiser pivota vers eux : les muscles en tension, ils s'apprêtèrent à avancer. Cependant, leur mouvement, à peine esquissé, fut immédiatement arrêté par un geste calme, mais éloquent de leur hôte qui, en quelques pas des plus feutrés, combla la distance qui les séparait. Il les jaugea du regard pendant d'interminables secondes au cours desquelles seuls les crépitements du feu dans la cheminée répondaient à leurs battements de cœur, puis ouvrit sa bouche bordée de carmin, donnant vie à son bouc et à ses moustaches impeccablement taillées. À la voix chaude et profonde qui franchit ses lèvres, loin de l'austérité et de la froideur qu'il avait imaginées, Friedrich reconnut qu'en plus de son don pour la composition — il avait eu, il y a quelques années, l'occasion de chanter quelques-uns de ses morceaux —, sa réputation d'excellent chanteur n'était pas usurpée.
« Ambassadeur von Amsel, nous espérons que vous pûtes vous reposer après ce long voyage depuis Versailles ». Le principal intéressé, paralysé, ne pipa mot, laissant son impérial interlocuteur poursuivre. « Bien que nous vous attendissions seul, votre épouse et vous-mêmes serez nos invités. Ce soir, vous mangerez à ma table : puissiez-vous vous sustenter et vous désaltérer autant que faire se peut, car nous devrons ensuite nous entretenir de sujets importants. Nous savons, dit-il en insistant sur le pronom « nous », que les relations entre la France et le Saint Empire doivent être consolidées, par surcroît après la signature des Traités de Westphalie. Nous ne pouvons pas nous permettre d'envisager un autre conflit, coûteux pour tous les partis, aussi bien en argent qu'en hommes, alors nous vous savons gré d'œuvrer avec nous à l'établissement d'une paix nouvelle et durable ». Après avoir marqué une pause, il s'assit et déclara : « À présent, mangeons », avant d'inviter d'un geste de la main ses invités à faire de même.
Une fois installés sur les confortables fauteuils brodés que des serviteurs avaient tirés derrière eux, d'autres valets en livrée prirent le relais pour le service, laissant à peine le temps aux jeunes gens de contempler le cadre somptueux dans lequel ils se trouvaient. Dans les plats en argent, véritables écrins étincelant sous la lumière des lustres en cristal, se succédaient sous leurs yeux des victuailles de toutes les tailles et de toutes les sortes : viandes et poissons en croûte ou en gelée, pâtés, légumes glacés et colorés assemblés ainsi qu'en un tableau, tout était magnifique et servi en quantités astronomiques.
Mais plus encore que la présentation de la table et des assiettes dressées au cordeau, l'odeur qui s'en dégageait, mélange suave de familier et d'inconnu, vinrent se frayer un chemin jusqu'aux narines de chacun. Ces effluves chargés de l'expérience et du savoir-faire de l'élite de la gastronomie allemande, des hommes et des femmes qui avaient consacré leur vie à la cuisine, en quête effrénée de nouvelles saveurs, mêlant sucs de toutes provenances pour se rapprocher chaque jour davantage de la perfection, eurent tôt fait de bouleverser les sens du jeune homme.
Absorbé par la contemplation de ce qui constituait un véritable banquet, il en oublia de répondre au garçon timoré qui, depuis quelques instants déjà, lui demandait d'une timide voix ce qu'il désirait manger. Confus, il s'empressa de lui désigner l'un et l'autre plat de légumes et de pommes de terre, dont le contenu fut immédiatement déposé dans son assiette. Du coin de l'œil, il nota qu'Elster avait fait de même, délaissant ainsi la viande et le poisson, fait que leur hôte, à dessein ou par mégarde, ne releva pas.
Tous mangèrent en silence, si ce n'étaient le tintement des couverts — qui, à leur grande surprise, n'étaient pas là comme simple ornement à côté de l'assiette, mais comme aide pour porter les aliments à la bouche sans se tâcher — contre les assiettes, le chant du vin versé dans les coupes, ou les bruits de mastication que les deux émissaires, soucieux de ménager l'impériale sensibilité, tentèrent d'ignorer. Les légumes, bien que simples garnitures, avaient été préparés avec le plus grand soin : chacun d'eux, cuit séparément pour conserver toutes ses saveurs, portait la trace de la lame du couteau, véritable burin devant une statue de marbre en devenir, qui avait servi à lui donner une forme agréable, pour le rendre aussi beau que bon. La sauce, onctueuse et lisse, apportait une touche d'acidité à la douceur végétale sans l'alourdir, et quel plus beau destin que de se fondre au cœur des pommes de terre légèrement écrasées au dos de la fourchette !
Après avoir ingurgité plus que ce qu'il était humainement possible de ne fût-ce qu'imaginer mettre dans sa bouche, alors que leur estomac depuis bien longtemps criait grâce, condamnant leurs propriétaires à une certaine bradypepsie, leurs assiettes furent débarrassées pour être remplacées par d'autres. Creuses et décorées d'un délicat liseré bleu, elles contenaient une étrange crème au délicat parfum d'agrumes. En y plongeant sa cuiller, puis en la portant à ses lèvres, il fut frappé par la froideur du dessert qui anesthésia momentanément ses papilles. Lorsque celles-ci se furent éveillées à nouveau, il parvint à identifier la fleur d'oranger qui, comme un onguent, enveloppa sa langue.
Une douce sensation de chaleur parcourut son corps, et des images de son enfance lui revinrent : il se revoyait en culottes courtes dans le jardin de la maison familiale, à s'enfuir en riant alors qu'une silhouette un peu floue, à peine plus petite que lui faisait face à un grand marronnier. Le jeune garçon qu'il était acheva sa course derrière un buisson, où son amie, pensait-il, ne pourrait jamais le trouver. Lorsqu'elle eut achevé de compter, elle se retourna et partit à sa recherche d'un pas décidé, jetant de fréquents regards à droite et à gauche dans l'espoir d'apercevoir un mouvement, en vain. Il écarta quelques branches pour avoir un aperçu de la situation et en la voyant s'éloigner, il pouffa. Il tenta d'étouffer son rire avec sa main, mais déconcentré, perdit l'équilibre et chut contre le buisson. Conscient qu'il risquait de dévoiler l'emplacement de sa cachette, il s'accroupit et se recroquevilla, se faisant le plus petit qu'il put, mais quelques secondes plus tard, une tête blonde coiffée d'une queue de cheval apparut derrière le mur végétal, protection à présent bien dérisoire contre les regards. Sa camarade de jeu le dominait de toute sa hauteur, les poings sur les hanches, savourant sa victoire. Elle fit quelques gestes avec les mains à son intention, auxquels il répondit sans hésiter avec des mouvements similaires. Puis elle s'assit par terre, sur le tapis de feuilles mortes, en face de lui, et les deux enfants poursuivirent leur muette conversation, riant dans une langue qu'ils étaient les seuls à comprendre. C'est le cœur plein de nostalgie que Friedrich émergea de ce souvenir qu'il pensait pourtant avoir effacé de sa mémoire. Tout lui revint en bloc : son visage, son nom, ses gestes, les heures passées à jouer avec celle qui fut son premier amour d'enfance.
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