Capitulum Undetricesimum
Juin 1651
Dans la chapelle royale du Château de Versailles, les allées grouillaient de monde : les gentilshommes avaient revêtu des chemises faites avec la soie la plus fine, et des pourpoints brodés de fil d'or. Bien malheureusement, les chapeaux confectionnés par d'éminents modélistes ne pouvaient, dans un édifice religieux, pas couvrir le chef de leur propriétaire et ces derniers devaient alors rivaliser à la taille de leur moustache. Les dames, après s'être lustré l'écluse du cerveau et les trônes de la pudeur des heures durant auprès du conseiller des grâces, s'étaient parées de leurs plus beaux atours, portant de volumineuses perruques poudrées ainsi que des meringues couvertes de sucre glace et s'élevant jusqu'au plafond, des robes hors de prix de toutes les couleurs dessinées par les plus grands couturiers de la Cour, arborant dentelles et rubans, et exhibant des décolletés vertigineux qu'elles feignaient de couvrir d'un éventail, dans un désir de surpasser en outrance et en odeur — dont le plus fort des encens ne parviendrait pourtant pas, même après plusieurs années, à venir à bout — toutes les autres. Les conversations, toutes aussi futiles les unes que les autres, étaient aussi éloignées de quelque atticisme que ce fût que ne pouvait l'être un destrier d'un maître aliboron. L'agitation, bien singulière dans un tel cadre, s'expliquait par les circonstances exceptionnelles. En effet, ce jour était le jour des noces du plus jeune ambassadeur que le Royaume connût depuis longtemps. Les bancs avaient été garnis pour l'occasion de couronnes de fleurs que de jeunes enfants, profitant de l'absence de leurs parents, s'amusaient à dépouiller. Les conversations ne portaient plus que sur l'identité de sa fiancée, totalement inconnue des cercles mondains et toutes se demandaient où il avait bien pu rencontrer une telle demoiselle.
Au moment où les premières notes retentirent, jouées par les grandes orgues placées en hauteur derrière les invités, tous se turent et se levèrent comme un seul homme, raides comme des piquets. Les quelques murmures qui persistèrent s'étranglèrent dans les gorges quand celle que tous attendaient s'avança dans l'allée, ponctuant ses pas du son de ses talons sur le sol dallé. Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu'ils la virent marcher au bras non pas d'un aristocrate, mais d'un homme âgé, et qui en plus de cela était vêtu d'une soutane. L'étrange couple, sans se soucier des regards curieux ou désapprobateurs, poursuivit son chemin jusqu'à l'autel où les attendaient le prêtre chargé d'officier et le jeune diplomate, portant pour l'occasion sa tenue de scène, les yeux pleins d'étoiles alors qu'il contemplait sa bien-aimée s'avancer au bras de son mentor.
Celle-ci, vêtue de la traditionnelle robe blanche brodée de motifs floraux, à peine dissimulée par le voile qu'elle portait, était magnifique, la plus belle femme qui lui eût été donné de voir. Ses cheveux d'airain, savamment noués en un chignon des plus raffinés, laissaient son délicat visage resplendir sous la lumière teintée par les vitraux, et mettaient en valeur son regard noisette aux délicieux reflets ambrés. Ses lèvres fines, dont les coins relevés dessinaient un sourire étincelant, étaient couvertes de rose, comme des pétales de la fleur qui, d'une même voix, appelaient aux baisers.
Chacun de ses pas, dans des escarpins aux couleurs des nuages, les rapprochait un peu plus : Friedrich brûlait de la rejoindre, et bien que le désir fût insoutenable, il se devait d'attendre, maudissant chaque seconde qui les séparait, ô combien trop longue, mais qui lui laissait pourtant goûter au bonheur de la contempler, véritable statue grecque, belle comme jamais elle ne l'avait été.
Enfin, le Père Maxence gravit les degrés qui menaient à l'autel aux côtés de sa protégée, qu'il aimait comme sa propre fille, voire davantage, et une fois parvenus en haut, son regard était celui d'un homme comblé. Il regarda tour à tour les deux jeunes gens avec une bienveillance et une affection visibles, heureux d'être présent à leur union. Friedrich le remercia d'un signe de tête dont l'anodine apparence cachait une gratitude authentique et sincère, avant de se placer aux côtés de sa promise, face à l'imposante table de marbre et au Dieu dont ils demandaient la bénédiction. L'ecclésiastique, quant à lui, alla s'asseoir à la place qui lui avait été spécialement réservée au premier rang. À sa droite, le Chevalier et la Comtesse von Amsel, manifestement ravis d'être présents, n'avaient pas jugé nécessaire d'afficher ne fût-ce qu'un sourire de façade, au contraire de leur fille Theodora, soutien inconditionnel de son frère cadet et heureuse comme s'il s'agissait de son propre mariage. Celle-ci avait choisi une robe d'un très beau jaune pastel, couleur solaire qui exprimait fort bien les sentiments qui l'animaient, et qui jurait presque en comparaison avec la sobriété de la vêture de ses parents.
Le prêtre, rompu à l'exercice pourtant ardu de célébrer une messe de mariage, déploya tant d'enthousiasme dans la scansion de ses prières et chanta avec une telle ferveur, repris par l'assemblée, que le jeune baron se surprit à en apprécier l'écoute, malgré une piété toute relative. Cependant, la présence de la jeune femme à ses côtés y était sans doute pour beaucoup. Au moment d'échanger les vœux, ils se jurèrent fidélité et amour éternels devant le Dieu du même nom, puis échangèrent les alliances : Friedrich, légèrement tremblant comme craignant de casser une poupée de porcelaine, saisit la main douce d'Elster dans la sienne, plongé dans son regard, puis fit glisser le petit anneau en argent serti d'un saphir sur son index en énonçant « Au nom du Père », sur le majeur : « Du Fils » et enfin sur toute la longueur de l'annulaire : « Et du Saint-Esprit ». Avec la même délicatesse, celle-ci fit de même : le temps s'était arrêté, le monde avait cessé de tourner et s'estompait peu à peu, au profit des deux amants pour qui seul comptait l'objet de leur tendresse. Dans ce moment de flottement, rythmé par leurs battements de cœur, ils se regardèrent, immobiles, en silence. Ce fut Elster qui le brisa, lorsqu'elle s'avança, prenant délicatement le visage de son époux entre ses doigts, et avec une infinie tendresse, approcha ses lèvres des siennes. Ce baiser, pur, chaste, amoureux, était le premier de leur nouvelle vie. Lorsque les battements de mains de l'assemblée — accompagnée par un surprenant, mais enthousiaste et très sonore « wouhouuuuu » — parvinrent à leurs oreilles, les jeunes mariés furent brusquement ramenés à la réalité : ils se redressèrent, se prirent par la main, et sourirent à l'assistance.
Avec un clin d'œil complice, le chanteur offrit son bras à la désormais Baronne von Amsel, et tous deux se dirigèrent vers les portes de la chapelle, grand ouvertes sur le parc où les attendaient déjà pléthore de courtisans, au premier rang desquels se pressait un petit groupe de jeunes adolescentes qui n'attendaient qu'une chose : le bouquet de la mariée. Celui-ci, jeté d'un geste ample, mais léger, décrivit une élégante courbe dans les airs, et à la surprise et à la déception générales, c'est Theodora qui s'en saisit. Toutefois, elle ne le garda pas longtemps en main, l'offrant à une petite demoiselle à l'allure discrète, restée en retrait, et dont le visage s'illumina en comprenant qu'elle avait été choisie.
La journée se poursuivit par une fête dans le jardin de la propriété familiale, où se devaient d'être présent, au grand dam des jeunes époux, non pas les personnes qu'ils avaient choisies, mais celles qu'il convenait d'inviter, selon des règles sociales très précises et auxquelles ni l'un ni l'autre ne comprenaient quoi que ce fût. Ainsi, bien que quelques-uns de leurs amis fussent présents, ils durent affronter des hordes de courtisans inconnus, ou qu'ils n'avaient qu'entre aperçus lors d'un autre événement mondain, avec le même sourire et avec un tempérament également joyeux afin qu'aucun ne se sentît oublié. Lors de cet après-midi, ils tentèrent de penser au moment où ils pourraient enfin être ensemble, allant même jusqu'à invoquer — en vain, et sans réellement y croire — le Seigneur pour que le temps passe plus vite. Tous ne cherchaient qu'à briller aux yeux de leurs semblables, se saisissant de tous les prétextes pour se mettre en avant et rien, pas même le jeu des musiciens qui, sur leur estrade, déployaient des efforts surhumains pour divertir des personnes qui ne les écoutaient pas, ou les plats succulents qui couvraient les tables disposées entre les arbres, ne put leur faire oublier, fût-ce une seconde, la vacuité de leur discours et de leurs idées. Les regards désespérés qu'ils échangèrent par intermittence eurent au moins l'avantage de leur rappeler qu'ils n'étaient pas tous seuls dans l'épreuve, et fort heureusement, ils purent compter sur le secours de Theodora et du Père Maxence qui, prétextant s'entretenir avec eux, leur apportèrent, au milieu de la foule, un répit tant inespéré que bienvenu. Du coin de l'œil, Elster en aperçut quelques-uns qui, réticents à se mêler aux groupes, jetaient leur dévolu sur tout ce qu'ils parvenaient à se mettre sous la dent, ou au fond de leur gosier : presque amusée, la jeune femme pensa qu'elle n'aurait pas à leur faire la conversation.
À la tombée du soir, les convives, épuisés d'avoir trop parlé d'eux-mêmes, prirent progressivement le chemin du retour, l'atmosphère parut se détendre un petit peu. Des bougies furent installées sur les tables, et les musiciens décidèrent de jouer des morceaux au tempo plus doux. De petits groupes se formèrent, au sein desquels les conversations se firent plus ouvertes. Certains eurent même l'idée de commencer une partie de cartes. Des lanternes, posées sur les tables, apportaient la lumière nécessaire tandis que d'autres, accrochées dans les arbres, formaient comme une guirlande colorée suspendue.
Lorsque les derniers invités, les rares qui avaient été véritablement choisis, partirent et prirent congé en formulant de chaleureux remerciements et de derniers vœux pour l'avenir, les deux tourtereaux, fourbus et soulagés, purent enfin mettre de côté les conventions sociales, et tourner leurs préoccupations vers leurs véritables besoins. Les domestiques, compréhensifs et soucieux de satisfaire leurs jeunes maîtres, pendant que d'autres s'affairaient à débarrasser le jardin, les guidèrent jusqu'à leur nouvelle chambre à coucher, apprêtée pour l'occasion.
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