Capitulum Undequinquagesimum

Ainsi, la petite Apolline grandit à la résidence familiale, égayant de ses rires les vieilles pierres de la maison. Qui pouvait prétendre se lasser de sa bonne humeur communicative, qui ne feindrait de ne pas la voir alors qu'elle se cachait au détour d'un corridor pour en surgir à grands cris afin d'effrayer les domestiques ou sa famille ? Tout le monde lui pardonnait ses moments de folie, non seulement à cause de son jeune âge, mais également parce qu'elle avait reçu une excellente éducation : indépendamment de la condition ou du statut, elle se montrait toujours courtoise et respectueuse, déclamant les formules de politesse de sa petite voix fluette, mais avec un aplomb hors du commun, à tel point que quiconque eût douté l'avoir surprise en train de courir dans le couloir quelques instants plus tôt.

Certains de ses camarades de jeu étaient les enfants des propres camarades de son père, fils et filles de domestiques restés au service de la famille une fois adultes et la jeune demoiselle entretenait avec eux, ainsi que lui le faisait, des relations d'amitié où, le temps d'un jeu, les rapports hiérarchiques s'effaçaient. Par ailleurs, la jeune enfant n'eut pas la chance de connaître ses grands-parents maternels, et quant aux parents du baron, bien qu'ils eussent finalement accepté l'union de leur héritier avec une étrangère, n'en étaient pas pour autant enthousiastes. Par conséquent, les rapports qu'ils entretenaient avec leur descendante étaient empreints d'une certaine froideur. Fort heureusement, le Père Maxence rendait fréquemment visite à Elster et dès leur première rencontre, il se prit d'affection pour la fillette. Celui-ci lui apportait le lien aïeulique qui lui manquait et en retour, sa joie de vivre mettait un peu plus de soleil dans son existence.

La jeune chevalière se montra douée pour les études, non seulement dans le discours de l'ecclésiastique dont l'objectivité pouvait être discutée dès qu'il s'agissait de la fille de sa protégée, mais également de ses autres précepteurs, qui comptaient parmi les plus éminents. Encouragée par ses parents, elle reçut un des meilleurs enseignements qui fussent et développa dès son plus jeune âge une grande érudition et un esprit critique digne des plus grands. Sans compter les arts pour lesquels, tel que son prénom semblait vouloir le suggérer, elle manifesta d'étonnantes prédispositions. Dans sa chambre, son bureau était couvert de croquis, et elle sortait souvent dans la nature en quête de nouveaux modèles. Il était rare de la voir sans une feuille et un crayon à la main. Le reste du temps, il était fréquent de la trouver également fourrée dans la bibliothèque, à lire quelque ouvrage en quête de connaissance ou d'illustration à reproduire. Elle comptait également avec son père, parmi le premier public de sa mère, quand il s'agissait de lui apporter un avis éclairé, mais bienveillant sur ses productions poétiques. En effet, la jeune écrivaine craignait, en demandant à quelqu'un d'autre, que les remarques ne fussent soit trop sévères et exagérément porteuses de blâmes motivés par la jalousie ou le désir de la décourager, soit trop élogieuses, occultant dans le même temps les points négatifs et les conseils dont elle avait besoin.

En plus de cela, elle excella dans l'apprentissage de la basse de violon, instrument un peu grand pour elle, mais dont elle appréciait le timbre. Elle s'essaya également à la flûte traversière, pour laquelle elle n'était pas mauvaise, mais s'en détourna rapidement pour approfondir sa technique et ses connaissances violonistiques auprès de son professeur Marc-Antoine Deschamps, membre des Violons Ordinaires de la Maison du Roy et ami de son père. Pendant longtemps, et malgré les impressionnants progrès qu'elle faisait, elle ne joua qu'en famille : sa mère et elle à la basse continue, sa tante Theodora au dessus, et son père à la taille. Parfois, celui-ci troquait son instrument pour un plus petit de quinte, afin de laisser le Père Maxence jouer la haute-contre. Le prêtre plus d'une fois avait tenté de protester en arguant que son jeu n'était pas aussi virtuose que le leur, mais leurs protestations à tous avaient eu raison de sa résistance, et il dut admettre après-coup que jouer avec eux était fort aconché. L'ensemble manquait de puissance, comparé à la Petite Bande du Sire Lully, mais produisait cependant un son suffisamment agréable pour que chacune de leurs répétitions fût un véritable spectacle. La jeune fille en était si enthousiaste qu'elle leur avait même demandé de poser pendant qu'elle les croquait : ceux-ci s'étaient exécutés de bon cœur, ravis d'encourager sa passion et de contribuer de concert à un si beau projet, mais bien que le temps nécessaire fût bien moindre à celui pour peindre un tableau, l'ensemble des membres du groupe se souvinrent encore longtemps de leur dos douloureux et du nombre de crampes qu'ils avaient risquées.

Une fois qu'elle lui eut appris à chevaucher — c'est-à-dire, non seulement apprendre à tenir sur un poney sans défaillir, mais également tout ce qu'il fallait savoir pour devenir une cavalière accomplie —, sa mère l'emmena passer une journée à la cabane sous la protection inutile, mais hélas nécessaire de quelques domestiques. Loin d'en être effrayée ou dégoûtée, réaction que l'on eût pu attendre d'une jeune aristocrate, l'enfant s'habitua fort bien à l'environnement nouveau, prenant plaisir à explorer l'espace de la petite clairière, à jouer à essayer d'attraper les poissons dans la rivière, et découvrant également, le temps de quelques heures, les plaisirs d'une vie au grand air où elle pouvait enfin faire usage de son corps comme elle le souhaitait, loin des contraintes liées à sa condition. De par le caractère quelque peu impromptu de cette sortie, elle ne possédait pas dans sa garde-robe d'habits destinés à de telles expéditions, et aussi peu désireux de voir ses beaux vêtements déchirés et couverts de boue, son père lui avait prêté pour l'occasion un pantalon, une chemise, ainsi qu'une paire de bottes qui, depuis la fin de ses primes années, reposaient sous une épaisse couche de poussière. Ces éléments de vêture se révélèrent néanmoins bien utiles à la jeune demoiselle, surtout quand Elster lui montra comment couper du bois, tirer de l'eau à la rivière, ou comment préparer les légumes avant de les cuisiner. Hélas, le potager depuis longtemps abandonné était tombé en friche, mais quelques fleurs y avaient élu domicile, apportant une touche colorée et odorante à l'arrière de la cabane. Pour ne pas succomber de faim, elles avaient apporté quelques vivres qui, alliées aux appétissantes plantes colorées trouvées aux alentours, constituèrent la base d'un excellent repas, dont elles distribuèrent une portion aux pauvres domestiques restés dehors. Ce nonobstant, la propriétaire de la cabane, en tentant d'étouffer son soupçon de culpabilité, se laissa traverser par la pensée selon laquelle c'étaient eux qui avaient insisté pour les accompagner et qu'elle n'en était en aucun cas responsable.

Une fois ce festin avalé, toutes deux allèrent marcher dans les bois, et fort heureusement, aucun des domestiques ne les avait suivies. En effet, ils auraient été effarés d'apprendre, ou pire, de voir de leurs propres yeux ce qu'elle projetait de faire avec sa fille et celle-ci, afin qu'ils restassent sagement à l'écart, alla jusqu'à les inviter à prendre le thé dans la cabane. Par surcroît, pour les rassurer, elle leur avait promis de faire attention à elle : une fois sûre d'être débarrassée de témoins bien intentionnés, mais gênants, la jeune Apolline apprit à reconnaître les traces laissées par les animaux, les chants d'oiseaux ainsi que les différentes feuilles d'arbres, à optimiser sa manière de courir en modulant ses efforts afin de parcourir une grande distance en peu de temps, à se camoufler dans un environnement naturel, à suivre une piste, et s'initia même au lancer de couteau, ce que l'ancienne voleuse n'avait pourtant jamais osé enseigner à son époux. Ainsi, au cœur de la forêt et loin de tout danger, elle lui apprit à tenir un couteau par la lame sans se blesser, à jauger la distance, la vitesse de rotation, puis à projeter son bras de la bonne manière : l'entraînement faisait cruellement défaut à la chevalière, mais celle-ci parvint à obtenir des résultats plus que corrects pour une néophyte. En effet, elle atteignait la cible une fois sur quatre. Sur la totalité de la journée, exception faite de ce dernier exercice, la fille et disciple d'Elster se montra à sa grande surprise, mais non moins grande fierté, particulièrement douée.

Afin de reposer quelque peu leur corps endolori, mère et filles s'autorisèrent une halte, se laissant littéralement tomber dans l'herbe, et la lassitude l'emportant, s'assoupirent. Elster fut la première à se réveiller : sentant sur son visage la chaleur des rayons du soleil, elle émergea lentement d'une douce inconscience. Les yeux clos, elle se laissa bercer par la brise qui venait porter à ses narines des effluves suaves et floraux. L'herbe dans son dos formait un tapis des plus moelleux et des plus accueillants. Au-dessus d'elle, le chant des oiseaux, argentin, se mêlait au murmure du petit ruisseau qui coulait non loin de là : elle se plut à imaginer ce qu'ils pouvaient se dire. En prenant une profonde inspiration, elle sentit, après quelques secondes, la lavande, la menthe poivrée, et la citronnelle se frayer un chemin jusque sur son palais : un sourire se dessina sur son visage, comme pour mieux s'en imprégner. Elle se sentait bien, là, dans ce monde inconnu qui pourtant lui semblait si familier, si rassurant. Comme luttant contre une irrépressible envie de se rendormir, elle ouvrit un œil, puis l'autre, et son regard se posa sur le vieux cerisier au-dessus d'elle qui, comme pour la saluer, avait revêtu son plus bel habit rose. Pourtant, malgré cette scène idyllique, elle dut se rendre à l'évidence : le paysage olfactif s'était modifié depuis son arrivée.

Quelques heures plus tard, après un détour par la rivière, difficilement évitable, au vu de l'odeur qui émanait de leurs personnes, telle qu'on eût presque pu la voir, voire la toucher, les deux aventurières d'un jour, le même sourire d'une oreille à l'autre peint sur le visage, s'en retournèrent à la demeure familiale, suivies par les domestiques soulagés qu'il ne soit rien arrivé de fâcheux ni à Madame ni à Mademoiselle. Le séjour dans la rivière ne les empêcha pas de prendre un bain, une fois arrivées. Bien que l'immense majorité de leurs contemporains eussent développé une crainte vis-à-vis de l'eau, allant même jusqu'à ne se désaltérer que de vin ou de liqueur, ainsi qu'Elster aimait à l'insinuer, on comptait entre les murs de la maison de nombreuses baignoires, de grandes cuvettes en métal, suffisamment larges et profondes pour qu'on pût s'y plonger une fois remplie d'eau chaude. Face à ses interrogations devant une coutume peu commune — il fallait avouer que les personnes qui avaient l'usage d'une baignoire pouvaient, à sa connaissance, se dénombrer sur les doigts d'une main —, Elster avait narré à sa fille comment, à la stupéfaction générale, elle avait introduit l'habitude de se laver, bataillant pour faire accepter cette habitude qui à présent semblait si naturelle à tous, à tel point qu'on se demandait comment on avait pu vivre toutes ces années sans se laver. 

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